Le Livre écorné de ma vie

Chez Lucius Shepard, l’existence comporte une multitude d’angles morts, souvent inattendus, où se niche tout un paysage intérieur, dont les manifestations affleurent jusqu’au moment où un événement les fait surgir à la lumière de la conscience. Elle bascule alors d’un niveau symbolique, source inépuisable de non-dits et de malentendus, pour s’incarner et renverser les routines et certitudes. L’indicible révèle ainsi sa virtualité, déchargeant son potentiel pour le meilleur ou le pire.

Inscrit au sommaire d’une anthologie sur les univers parallèles avant de rejoindre le recueil Five Autobiographies and a Fiction, Le Livre écorné de ma vie s’impose sans coup férir comme l’un des meilleurs textes de Lucius Shepard paru dans la collection « Une Heure-Lumière ». Traduit d’une plume avisée par Jean-Daniel Brèque, non sans quelques contorsions cérébrales selon ses dires, le texte nous invite à échanger notre regard avec celui de Thomas Cradle, un bien sale type, imbu de lui-même et narcissique jusqu’au bout de ses chaussettes Burberry. Qu’il soit de surcroît écrivain à succès n’arrange rien à l’affaire, bien entendu. Cradle reste en effet un éternel insatisfait, obsédé par l’avis porté sur son œuvre, mais surtout en quête d’une reconnaissance critique qui, même si elle paie moins bien, n’en demeure pas moins gratifiante pour l’ego.

Un jour où il s’adonnait à son passe-temps favori, surveiller la liste de ses ouvrages vendus sur le grand méchant A, il se trouve confronté à un roman inconnu signé de son propre nom, qui plus est publié par son propre éditeur. Homonyme ou canular ? La question le taraude et le pousse à agir. L’enquête l’amène sur la trace de ce Cradle 2, bouleversant ses routines, à la recherche de celui qu’il aurait pu être, voire même de celui qu’il aurait dû être s’il n’avait eu la faiblesse de céder aux sirènes du confort de la rente.

Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé cette novella venimeuse dont le dénouement confine à une apocalypse personnelle pour son narrateur. Sous couvert d’une autofiction imaginaire, Lucius Shepard s’y livre à une destruction en règle du métier d’écrivain à succès, ne lésinant pas non plus avec l’acide pour brosser un portrait sans concession d’une certaine engeance occidentale, attirée par l’exotisme à peu de frais et le goût douteux de la transgression. Sans respect pour la géographie réelle des lieux, Cradle descend ainsi le Mékong, du Cambodge au Vietnam, de l’amont vers l’aval, jusqu’aux portes de la forêt de thé, au cœur du delta du fleuve, où se tapit une révélation finale flirtant avec une métaphysique teintée d’ironie. Il nous emmène aussi dans un monde de plus en plus incertain, aux frontières fluctuantes, teinté de fantastique et de bassesse, un monde sordide qui le voit se dépouiller de son éducation policée, pour dévoiler le noyau obscur de sa personnalité profonde. Un spectacle guère reluisant lui laissant espérer une rédemption, peut-être… Mais, les choses ne pas si simples et limpides, comme le laisse entendre Lucius Shepard.

Plongée au cœur des ténèbres d’un individu finalement très commun, Le Livre écorné de ma vie n’usurpe pas le qualificatif de récit violent et cynique. On en ressort secoué et impressionné par la vilenie de désirs humains portés à l’incandescence par une plume ne rechignant pas à en décrire les méandres saumâtres.

Le Livre écorné de ma vie (Dog-Eared Paperback of My Life, 2009) – Lucius Shepard – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2021 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

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