Galeux

Criminel, mécanicien, auto-stoppeur, villageois et bien d’autres choses. Dans sa tête de pré-adolescent, il incarne tous les rôles d’une histoire se réduisant à une succession de déménagements en catastrophe. Il n’a pas de nom, juste un oncle et une tante, et il relate dans un carnet le récit de son existence précaire, ballotté d’une caravane délabrée à une autre, de l’Arkansas à la Floride. Longtemps, il a vécu avec Grandpa, un vieillard fantasque persuadé d’être un loup-garou. Sa tante Libby et son oncle Darren n’ont jamais vraiment démenti les affabulations de l’ancêtre. Bien au contraire, à l’âge de raison, il s’est rendu compte assez vite qu’elles composaient l’ordinaire d’une famille dysfonctionnelle, sans cesse sur la route pour échapper aux conséquences de sa condition particulière. Pour lui, l’avenir reste incertain, même s’il ressent dans sa chair l’attraction de l’atavisme familial. Puisqu’il est difficile de renier son sang, autant s’en accommoder.

À l’instar de Toby Barlow, de Tristan Egolf ou de Glen Duncan, Stephen Graham Jones revisite le thème de la lycanthropie en l’implantant au cœur de l’Amérique profonde, celle des losers et des rednecks. Issu lui-même d’une culture en proie à la déshérence, l’auteur amérindien dépoussière le loup-garou de ses aspects les plus caricaturaux, voire démodés, impulsant au mythe un peu de modernité et de tendresse juvénile. Tel Candide, le narrateur de Galeux nous parle ainsi de sa famille et de l’inhumanité d’un pays dans lequel il faut littéralement se battre pour survivre. Il nous raconte quelques uns des épisodes qui ont contribué à forger sa personnalité, se faisant au passage le porte-parole de son oncle Darren, un doux dingue fonctionnant à l’instinct, de sa tante Libby, la figure forte et tutélaire du clan, et de son grand-père. Bref, de sa famille élargie au sens générique et génétique du terme. À ses côtés, on taille la route, d’un petit boulot à un autre, côtoyant la misère culturelle du milieu white trash, tout en s’amusant du récit des frasques de Darren, très inventif lorsqu’il s’agit de se retrouver dans la mouise. À la fois léger et grave, drolatique et triste, Galeux nous dépeint un lumpenprolétatriat attachant et féroce, un milieu où l’envie de vivre prime sur toute autre considération. Et si, Stephen Graham Jones façonne en apparence un récit décousu, composé de tranches de vie aux jointures rugueuses, le déroulé haché du très jeune narrateur résonne comme un écho fidèle de son existence cabossée, sans cesse en proie au doute et à l’embarras. La violence horrifique de la transformation et la faim inextinguible de la bête restent en conséquence dans le hors-champ, l’auteur préférant porter son regard sur l’anecdote et sur la marginalité de cette famille, finalement pas si différente du commun des mortels. Jamais complaisant, il fait montre d’une tendresse et d’une sincérité qui tendent à gommer l’âpreté de leur condition défavorisée, sans pour autant en nier la réalité sinistre.

Galeux apparaît donc comme un formidable roman sur l’adolescence et sur la liberté dans un pays où les marges souffrent à l’ombre d’un American way of life illusoire. En dépoussiérant le mythe du loup-garou, Stephen Graham Jones fait aussi œuvre de critique social, révélant des trésors d’humanité, de solidarité et de drôlerie qui font du bien à lire.

Galeux – Stephen Graham Jones – Éditions La Volte, mai 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Mathilde Montier)

C’est la lutte finale… des achats de Noël

Fin d’année oblige, et liste de cours… cadeaux à compléter, sacrifions au traditionnel exercice des recommandations amicales. Noël ! Noël ! Une tradition aussi solide que la trêve des confiseurs. Et, ce ne sont pas les marchands de canons qui me contrediront.

Donc, pour les étourdis, les derviches des têtes de gondole, les procrastinateurs invétérés, les petits bras à l’esprit étriqué en quête du Saint Graal de l’étrenne, les aventuriers du goodie introuvable, bref pour tous ceux qui traînent les pieds face à la perspective de faire plaisir au petit Ryan, mais ne lésinent pas lorsqu’il s’agit de lui faire une vacherie emballée avec soin, voici les recommandations avisées du blog yossarian. Visez-moi la sélection, hein ?

Commençons par l’inattendu. Les agents de Dreamland est un court texte déroutant et malin. De quoi surprendre l’éventuel curieux qui se laisserait prendre dans les rets de Caitlín R. Kiernan.

Une sélection sans Gnomon serait une faute de goût impardonnable tant le roman de Nick Harkaway met à rude épreuve la zone de confort du lecteur. Mais, pour qui sait persévérer, les promesses sont amplement tenues.

Vivonne réactive avec poésie les gènes de l’utopie. Roman porté par un souffle vital et un amour de la langue incontestable, il réconcilie le quidam avec la recette du bonheur, à la condition de lâcher prise, de se fondre dans la Douceur et la beauté des émotions qu’elle suscite. Jusqu’à la dissolution. Incontestablement, voici le grand œuvre de Jérôme Leroy.

Un peu d’images qui ne bougent pas maintenant, avec le dernier opus de « Les contes de la Pieuvre », roman feuilleton dessiné par Gess. Que dire ? Célestin et le Coeur de Vendrezanne poursuit et renouvelle avec bonheur cette geste superhéroïque bien de chez nous. Voici une alternative classieuse aux comics.

On pensait l’avoir perdu de vue, mais il a la peau dure. Voici de retour de Sean Duffy, flic désabusé mais tenace. Et, ne craignons pas d’affirmer qu’il nous manquait. Regard sans concession sur l’Irlande du Nord et les troubles qui ont ensanglanté sa terre si froide, Ne me cherche pas demain réanime l’enthousiasme allumé sur ce blog par Adrian McKinty.

Réédition salutaire du collectif Luther Blissett avant que celui-ci n’opte pour le pseudonyme Wu Ming, Q est un passionnant roman d’aventures, politique dans la meilleure acception du terme, mettant en lumière une période charnière de l’histoire européenne. Illustration de l’affrontement éternel du pot de fer et du pot de terre, il fait écho aux luttes passées et futures qui agitent toujours les consciences. Espérons que cette réédition rencontre le succès et permette la traduction des autres romans du Wu Ming. (on est déjà exaucé avec la publication en février 2022 de Proletkult).

Le Greg Egan nouveau est finalement du Greg Egan ancien. On ne s’en plaindra pas tant A dos de Crocodile titille le sense of wonder. L’auteur propose en effet ici une immersion aux dimensions cosmiques dans un futur bigger than life. Alors, ne soyons pas trop difficile.

Comment dit-on déjà ? Oldies but goldies. Au Carrefour des étoiles n’usurpe pas sa réputation de classique de la SF et Clifford D. Simak celle de chantre de l’Amérique provinciale et tranquille. Remercions encore Pierre-Paul Durastanti pour son travail et remémorons-nous cette collision paisible entre les mondes.

On approche de la fin. Une année sans Tardi n’est pas une bonne année. Avec Elise et les nouveaux partisans, il joint son talent aux mots de Dominique Grange, restituant une période révolue, paraissant incroyable aux yeux du contemporain de l’année 2021, un présent où la fraternité et l’égalité sont considérées comme les variables d’ajustement d’un discours réactionnaire. Remercions les de nous rafraîchir la mémoire et de nous rappeler dans quel camp se trouve la vie.

Terminons enfin avec la bonne surprise de l’année 2021, deux novellas parues de manière confidentielle sous le parrainage des Moutons électriques. Monstrueuse Féerie et Angélus des ogres flirtent avec la poésie en prose, tentant de mettre des mots sur les maux provoqués par la folie. Mais, on est toujours le fou de quelqu’un d’autre dans un monde en perte de repères.

BONUS TRACK : J’ai tué le soleil de Winshluss. Idéal pour débuter la nouvelle année sous des auspices festives.

L’univers-ombre

Court roman paru en 1979 dans une version différente dans l’éphémère collection « L’utopie tout de suite » (tout un programme) des éditions Encre, L’univers-ombre fait ici l’objet d’une énième réédition. L’occasion de (re)découvrir un titre mineur de Michel Jeury, même si la promenade promise par la quatrième de couverture se révèle fertile en idées et images fort stimulantes.

Le lecteur est ainsi plongé sans préambule au cœur d’une contrée inconnue, à la fois semblable et différente de notre monde. D’emblée, les lieux sont présentées comme une terre parallèle, Terrego, un reflet de notre propre univers, communiquant avec lui par l’intermédiaire de mystérieux déserts blancs. De son passé, Rob a tout oublié ou presque. Il se souvient juste de son nom et sait qu’il est écrivain. Il se rappelle aussi qu’il est ici en réponse à la volonté de Syris, son amante, elle-même issue de Terrego. Mais, la belle est absente et il lui faut entreprendre un long voyage afin de la retrouver, sous la menace constante de l’Empire de Sar et de ses sbires. Autant dire un sacré tour de force dans un monde inconnu dont on découvre en sa compagnie la géographie, la politique et l’histoire.

Utopie anarchiste, pacifique et écologique où on utilise exclusivement les énergies douces, Terrego a tout pour séduire l’idéaliste féru de liberté et d’égalité. On n’y trouve en effet point de police, d’armée, d’argent ou de gouvernement. Les rapports sociaux fonctionnent dans le cadre d’une autogestion et d’un mutualisme assumé par des corporations appelées « coutumes ». Nulle personnalisation du pouvoir, nulle autorité, si ce n’est celle du collectif. L’autodiscipline prévaut jusque dans le règlement des conflits, notamment grâce à la rue de Justice où les prévenus s’auto-accusent publiquement, bénéficiant tout de même d’un avocat bénévole pour assurer leur défense, et requiert eux-mêmes leur propre peine. Quant aux échanges, ils s’exercent sous la forme d’activités assimilables à celles pratiquées dans les S.E.L. Mais, cette utopie est en péril, menacée par l’éveil d’un empire conquérant ne suscitant que bien peu de résistance, le concept même de guerre échappant à la compréhension de la plupart des habitants de Terrego.

Michel Jeury dévoile ainsi par petites touches cette utopie tranquille au fil des pérégrinations de Rob. Il mêle l’aventure à la réflexion, plaçant ses personnages dans une situation de dilemme qui interpelle également le lecteur dans ses propres certitudes. Il déroule les trouvailles politiques et sociales, laissant présager qu’un autre monde est possible. À la condition de renoncer à l’instinct de domination, à la peur, la violence et la guerre. Toutes choses contre lesquelles l’esprit humain semble bien désarmé et démuni, comme Rob en fait l’amère expérience au cours d’un périple qui le voit se révéler à lui-même.

Si l’on peut juger le dénouement un tantinet précipité, voire carrément frustrant, force est de constater que L’univers-ombre recèle quelques belles pages utopiques qui, loin de se cantonner à quelques visions naïves, recèlent une vraie réflexion sur la notion d’idéal et ses limites.

L’univers-ombre – Michel Jeury – Réédition Les Moutons électriques, collection « Hélios », mai 2021

Les Rois sauvages

Publié via la plateforme d’auto-édition Librinova, Les Rois sauvages ne bénéficie pas de l’aura médiatique de Pierre Péan, même s’il est fait allusion au journaliste dans le livre de David Warnery. Le roman aborde pourtant le même sujet, celui de la Françafrique, mêlant au propos politique les préoccupations plus ésotériques des crimes rituels.

Optant pour la forme de l’enquête, parfois de manière un tantinet trop didactique, l’auteur fait le choix de nous dévoiler les zones d’ombre de l’histoire récente du Gabon, prenant pour point de départ la disparition d’un enfant blanc en 1967. Si le procédé n’est pas nouveau, tout lecteur de roman noir retrouvera ses marques aisément, il est suffisamment maîtrisé ici pour susciter l’accablement, voire une forme de désespoir face à un monde irrémédiablement corrompu, en dépit de tous les discours progressistes laissant planer l’éventualité d’une alternative plus morale.

Au-delà de l’aspect fictif, Les Rois sauvages relève pour une bonne part du vécu, David Warnery ayant d’évidence retranscrit son expérience personnelle du Gabon dans les années 1980. Cela se ressent au travers des descriptions de Libreville, de la connaissance précise de la géographie des lieux, des atmosphères et des équilibres ethniques de ce petit bout d’Afrique. Mais, il s’agit ici du point de vue d’un Européen, un horsain, dont le regard reste biaisé par sa condition de privilégié, ses préjugés et une certaine forme de cynisme, en dépit de tout l’amour qu’il peut éprouver par ailleurs pour le pays et ses habitants. Les virées festives accomplies entre coopérants ou expatriés, ces tournées des « Grands ducs » où l’on s’enivre de régab entre copains et copines, terminant la soirée par un bain dans l’estuaire du fleuve komo, au bord d’une plage de sable fin, apparaissent ainsi comme une manière de s’aveugler face à la persistance de l’iniquité. On profite ainsi de la vie, de sa situation privilégiée de Blanc, conscient de côtoyer l’extrême misère au quotidien, l’injustice intrinsèque d’une dictature et la mise en coupe réglée des ressources du pays par les compagnies pétrolières étrangères, accomplie avec la complicité d’un gouvernement corrompu, la bénédiction des grandes puissances et l’appui du mentor français.

Prenant comme fil directeur l’enquête menée par Philippe, ce jeune coopérant français un tantinet idéaliste, David Wanery s’efforce de nous faire ressentir tout le poids de l’histoire post-coloniale sur le présent du Gabon, dénouant les fils d’une intrigue aussi complexe que les multiples ingérences et déprédations dont le pays reste toujours la cible, pour le plus grand malheur de sa population. Il aborde également la question des relations franco-gabonaises, autrement dit la Françafrique, mises en place à l’époque gaullienne et poursuivies jusqu’à nos jours, y compris à l’époque de Mitterrand. Une période pendant laquelle les élections ne sont qu’un simulacre, le choix du gouvernement étant déjà établi avec la collaboration de l’État français. Pas sûr que ce système soit complètement révolu. Il explore enfin les multiples hypothèses d’une enquête faisant émerger au grand jour les rivalités tribales, les exactions des réseaux mafieux et des barbouzes téléguidés par les diverses officines œuvrant dans les coulisses du pouvoir. Une longue liste de méfaits parmi lesquels figurent aussi les crimes rituels, une pratique barbare ayant suscité récemment une forte émotion populaire.

Les Rois sauvages est donc un roman noir, dans la meilleure acception du terme, dont bien des auteurs installés devraient s’inspirer. Grand merci à Eric Maneval pour avoir attiré mon attention sur ce premier roman de David Warnery.

Les Rois sauvages – David Warnery – Éditions Librinova, 2019

Le Jeu de la dame

Précédé par le succès de son adaptation sur la plateforme Netflix, Le Jeu de la dame (horrible traduction de The Queen’s Gambit) n’est pas le genre de roman qui aurait attiré mon attention en temps ordinaire, même si le nom de Walter Tevis n’est pas inconnu de l’amateur de Science fiction que je suis. Les échecs ne figurant pas parmi mes centres d’intérêt, je n’étais guère enclin à lire une histoire sur ce sujet. Mais, l’interprétation d’Anya Taylor-Joy et la tension virevoltante de la mini-série ont concouru à stimuler ma curiosité. D’une manière assez étonnante, à quelques détails près, l’adaptation respecte les grandes lignes de l’intrigue, l’écriture de Walter Tevis faisant merveille pour restituer le sentiment d’urgence et la passion obsessionnelle de Beth Harmon pour les échecs, de l’orphelinat où elle découvre le jeu grâce au factotum de l’établissement, à l’auditorium de Moscou où elle est l’objet de l’adulation de la foule. Bref, Le Jeu de la dame affiche toutes les qualités d’un page-turner redoutable et efficace, le suspense prenant place sur un échiquier.

« Les plus forts sont ceux qui n’ont pas peur d’être seuls, ceux qui savent prendre soin d’eux. »

Au cas où quelques étourdis ne la connaîtrait pas, quid de l’histoire ? The Queen’s Gambit nous raconte l’ascension fulgurante d’Elizabeth Harmon, une jeune orpheline américaine, jusqu’aux plus hautes sphères du milieu du jeu d’échec. De tournois régionaux en compétitions internationales, on suit ainsi la progression d’un esprit phénoménal, doté d’une faculté d’analyse, de mémorisation et d’une intuition quasi-surhumaine. Dans un milieu très masculin et exclusivement blanc, elle se taille une place de premier plan, accomplissant des prouesses, et on l’accompagne dans sa découverte des arcanes de ce jeu de stratégie.

La grande force de The Queen’s Gambit se fonde dans le personnage de Beth, jeune femme résolue à devenir la meilleure parmi ses pairs, quitte à s’affranchir des codes et à brûler par la même occasion sa propre vie. Elle éprouve en effet pour les échecs une fascination puissante qui détermine sa conduite et dicte ses choix de vie. Jusqu’à frôler l’auto-destruction lorsqu’elle se confronte à la défaite, cherchant dans les tranquillisants ou l’alcool la sérénité lui faisant temporairement défaut. Caractère opiniâtre, non exempt de faiblesses et de doutes, singulièrement dépourvue d’empathie, parfois sensible à la colère, mais décidée à mener sa vie selon ses propres choix, Beth Harmon transforme le jeu des échecs en outil d’émancipation, devenant malgré elle un symbole dans la société américaine des années 1950-1960. Et si les combats politiques, sociaux ou sociétaux de l’époque se cantonnent à l’arrière-plan, c’est pour mieux magnifier cet exercice faussement solitaire que représentent les échecs, ce jeu où les barrières sociales s’effacent, laissant place à l’intelligence brute et l’abnégation. Au risque parfois de se perdre…

Avec The Queen’s Gambit, Walter Tevis réussit un joli tour de force. Captiver son lectorat avec un sujet a priori réservé aux initiés, tout en livrant le portrait sensible d’une jeune prodige des échecs.

Le Jeu de la dame (The Queen’s Gambit, 1983) – Walter Tevis – Éditions Gallmeister, collection « Totem », 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Mailhos)

L’Hôtel de verre

2008. Bernard Madoff tombe avec ses complices, après des années de vie payées à crédit. Son crime ? Avoir escroqué de riches particuliers, des banques étrangères, des fonds d’investissement, des institutions financières et des fondations, tous attirés par le niveau de performance exceptionnel garanti par le génial financier. Mais les placements n’existaient que sur le papier, la rémunération des plus anciens investisseurs étant assurée par les fonds des entrants grâce à un frauduleux montage pyramidal inspiré du système de Ponzi. L’Hôtel de verre retranscrit son histoire de manière décalée, le criminel en col blanc de Wall Street devenant ainsi Jonathan Alkaitis dont le destin fournit la trame d’un récit malin et addictif.

« C’est là que j’ai réalisé que l’argent est un pays en soi. »

Avec L’Hôtel de verre, Emily ST. John Mandel tisse un récit hanté par des doppelgängers marqués par la culpabilité. Des apparitions évanescentes, voire des présences fantomatiques évoquant à la fois les potentialités non réalisées mais aussi les trajectoires interrompues brutalement. À l’image du jardin où les sentiers bifurquent cher à Borges, les personnages de l’autrice se remémorent leurs choix passés avec le sentiment d’avoir volé leur vie à autrui. Elle met en mots un patchwork de destins brisés ou frappés du sceau de l’usurpation, déconstruisant la chronologie des événements pour nous en faire ressentir toute l’étrangeté et l’aveuglement intrinsèque.

On évolue ainsi dans un monde parallèle, celui de l’argent roi, de la jet-set, toujours à un saut d’avion d’un hôtel au luxe indécent, d’un cocktail en bonne compagnie ou de l’inauguration d’une exposition d’art contemporain. Un univers feutré où, à défaut de zones d’ombre, on vit en pleine lumière pour le plus grand bonheur de la presse people. Un univers factice où seules importent les apparences, les mondanités d’une société policée, respectueuse de l’étiquette d’un microcosme mondialisé. Un univers de l’illusion, où même devant l’évidence des faits, on préfère s’attacher au succès de l’argent magique, le vrai, pas celui d’un prétendu assistanat sans cesse pointé du doigt. Celui des flambeurs, des spéculateurs pliant la réalité à leur désir, des voleurs en col blanc vivant au jour le jour dans une bulle, hors sol, au dépend d’autrui.

Sur un mode hypnotique, de courts chapitres incisifs découpés en parties tranchantes, l’autrice dessine l’apogée et la chute d’un financier, entrelaçant son destin à celui de la disparition d’une jeune femme, elle-même hantée par la mort de sa mère durant son adolescence. Les questions fusent pendant que le destin des uns et des autres se déroule, inexorable, et l’on finit par succomber au vénéneux tropisme des actes manqués, des non-dits et des jeux de miroir d’un monde que l’on ne fait finalement que traverser.

« Écoutez, nous connaissons tous ici la nature de notre activité. »

Chassé croisé entre le royaume de l’argent et celui des déclassés que l’on préfère occulter, comédie humaine sur fond de culpabilité, de capitalisme financier et de mondialisation triomphante, L’Hôtel de verre est surtout un roman brillant qui donne envie de poursuivre l’exploration de l’œuvre de Emily ST. Mandel.

L’Hôtel de verre (The Glass Hotel, 2020) – Emily ST. John Mandel – Éditions Rivages/Noir, février 2021 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Gérard de Chergé

The Pale Horseman

Avec The Pale Horseman, on retrouve Uhtred, principal et unique narrateur de chroniques saxonnes bien plus brutes de décoffrage que leur adaptation sur la plateforme Netflix. Un point de vue rétrospectif où prévaut le tempérament sanguin et rustre du héros saxon, à mille lieues du glamour de l’interprète de The Last Kingdom. Le bougre a désormais vingt ans et, bien entendu, il vient de se faire évincer par plus ladre que lui. Dépossédé de sa victoire à Cynuit contre Ubba Lothbrokson, le voilà condamné à faire pénitence pour se faire pardonner. À vrai dire, personne n’est dupe du mensonge et cela arrange tout le monde de l’humilier, histoire de lui rappeler qu’il reste un étranger. Il s’en retourne donc dans son domaine grevé de dettes, tributaire d’un clergé qu’il méprise et d’un roi qu’il déteste, mais avec toujours le secret espoir de reconquérir des terres familiales usurpées par son oncle en Northumbrie. Pour cela, il a besoin d’hommes et donc d’or, histoire de s’attacher leur fidélité. Et où le trouver, si ce n’est chez les Danes ou chez les voisins celtes ?

Ce deuxième tome des Chroniques saxonnes continue de nous narrer les aventures d’Uhtred de Bebbanburg, héros ayant scellé son destin avec celui du Wessex et de son souverain Alfred. Le The Pale Horseman du titre fait allusion au récit apocryphe de l’Apocalypse, prenant corps ici avec l’invasion dane. Les lecteurs de The Last Kingdom ne seront donc pas étonné de renouer avec l’ealdorman, retrouvant dans son récit les qualités du précédent volet. D’abord un rythme soutenu, ne s’embarrassant guère de longues scènes d’exposition, où le temps et les distances semblent se contracter au fil des aventures d’Uhtred et de ses compagnons. Le fidèle Leofric et son franc parler, mais aussi Beocca, l’élément modérateur, le brutal Steapa, la mystérieuse Iseult et le truculent Pyrlig composent une troupe hétéroclite, digne des meilleurs romans feuilletons, contribuant par leurs interactions à rendre plus supportable l’aspect bas de plafond du destin d’Uhtred.

Si le récit de Bernard Cornwell suit peu ou prou le déroulé de l’histoire d’Alfred, pour ce que l’on en connaît, il se permet cependant quelques libertés avec le ton hagiographique ou les accents pompiers du roman national. Uhtred reste un mécréant et un guerrier, guère respectueux des us et coutumes de l’entourage royal, convaincu de sa supériorité sur la populace. À ses yeux, les religieux apparaissent tous comme des bigots hypocrites, inutiles et pleurnichards, bien plus intéressés par le pouvoir et la richesse que par le salut de leurs ouailles. Quant à Alfred, il est dépeint comme un souverain falot, plus préoccupé par les dires des moines que par le devenir de ses soldats, ce qui n’empêche pas Uhtred de le trouver courageux face l’adversité, mais aussi adroit et manipulateur lorsqu’il s’agit de s’attacher la fidélité d’autrui. D’aucuns jugeront cette représentation de l’histoire saxonne caricaturale, les Danes n’étant eux-mêmes pas épargnés. Pourtant, sous les poncifs et les stéréotypes affleure une vision de l’Angleterre du IXe siècle sans doute assez proche de la réalité. La christianisation des Saxons étant assez récente, il n’est pas étonnant qu’elle soit fragile, pas totalement acquise, surtout dans les campagnes où prévaut encore le paganisme. L’antagonisme avec les Bretons insulaires reste fort, de même que la royauté demeure fragile chez un peuple où le principe dynastique demeure encore très disputé.

Pour autant, il ne faut pas voir dans The Pale Horseman une volonté de faire de l’histoire, mais juste l’envie d’appliquer un vernis historique à un récit divertissant, plein du bruit et de la fureur du choc des armes, et non dépourvu d’ironie. En somme, une alternative historique honorable à la fantasy épique. A suivre avec Lords of the North

The Pale Horseman – Bernard Cornwell – Harper, 2007

F.A.U.S.T., l’intégrale

La réédition du cycle de « F.A.U.S.T. », préfacée pour l’occasion par Alain bankable Damasio, nous plonge illico plus de vingt ans dans le passé, à une époque où Serge Lehman figurait parmi les auteur-es les plus prometteur-ses du genre en France. Œuvre politique, dans la meilleure acception du terme, « F.A.U.S.T. » enracine son propos au cœur d’une Europe devenue l’ultime bastion de la démocratie face à l’emprise de transnationales toujours plus prédatrices. La nouvelle « Nulle part à Liverion », inscrite initialement au sommaire de l’anthologie Genèses (J’ai Lu), la trilogie «  F.A.U.S.T. » et sa préquelle Wonderland (tous parus au Fleuve Noir) dessinent ainsi en creux un portrait chaotique de la fin de notre siècle.

De Liverion, l’utopie héritière des idéaux des Lumières, située dans l’angle mort des algorithmes de cartographie, à Darwin Alley, vitrine orgueilleuse du village global, en passant par le Veld, cet arrière-pays paupérisé ouvert aux convoitises des transnationales (les Puissances) par un artifice juridique, Serge Lehman extrapole un futur inquiétant, livré aux convoitises de l’Instance, ce conseil d’administration mondial satisfait d’avoir mis fin à l’Histoire. Certes, toutes les spéculations de l’auteur ne tombent pas justes. On peut lui reprocher d’avoir idéalisé l’Europe, incarnée ici sous la forme d’une fédération dirigée par une femme inflexible, oubliant au passage le tiraillement des nationalismes ou régionalismes et l’échec politique du projet européen face aux rouleaux compresseurs américain, chinois et russe. Pour autant, et même si la science-fiction n’a pas vocation à prédire l’avenir, on ne peut que saluer l’acuité de ses intuitions. Le Wonderland n’a en effet rien à envier aux accumulations de déchets plastiques formées par les vortex océaniques et aux taudis qui poussent sur les décharges composées des rebuts exportés par les pays riches. De même, Telmat et le Centaure, l’agence chargée de traquer les fake news, anticipe notre monde hyper-connecté, où les artifices de la communication et de l’information en continu contribuent à façonner l’opinion. Quant à Darwin Alley, avec ses monuments conservés sous cloche, ses gratte-ciels triomphants et sa consommation effrénée, elle incarne le stade ultime de la métropolisation globalisée, née des œuvres conjointes du darwinisme social et du néo-libéralisme. Bref, face à l’inéluctable victoire de l’économie sur le politique, du consommateur sur le citoyen, on se plaît à imaginer, comme Serge Lehman, un sursaut du politique, même si l’on préfère qu’il vienne du citoyen et non d’une quelconque organisation secrète.

Assez proche des cyberpunks, bien qu’il s’en défende, Serge Lehman s’en détache cependant par ses fulgurances esthétiques, l’intelligence du propos et la volonté de lier le fond aux codes du roman-feuilleton, archétypes un brin caricaturaux y compris. Si le procédé fonctionne très bien dans les deux premiers volets du cycle, notamment Les Défenseurs, le pari devient plus délicat avec Tonnerre lointain. Le rythme de la narration s’essouffle peu à peu et l’intrigue s’effiloche au profit d’une quête existentielle. Un long cheminement intérieur auquel semble répondre la désolation du Veld. Un périple mental qui voit la fiction se dépouiller des artifices de la littérature populaire pour laisser place à l’introspection psychologique et au doute. À qui vais-je être utile ? s’interroge Chan Coray, le F.A.U.S.T. surhumain, découvrant qu’il est devenu le héros d’une série à succès commercialisée par l’une des Puissances siégeant à l’Instance. La question s’est sans doute posée aussi à Serge Lehman, au point d’assécher sa plume et de le faire abandonner ce cycle, entamé dans la fureur vengeresse, sur la promesse non accomplie d’un quatrième tome.

Toujours annoncé sur de nombreux sites de vente en ligne à l’heure où l’on écrit cette chronique, L’Âge de chrome atteste donc de l’inachèvement d’une saga qui, bien des années après sa parution au Fleuve Noir, reste le prototype d’une anticipation politique puissante, traversée par l’ambition de faire sens et de faire corps avec le meilleur de la littérature populaire.

Intégrale F.A.U.S.T. – Serge Lehman – Au Diable Vauvert, octobre 2019

J’ai tué le soleil

Depuis ses débuts dans Ferraille illustré, en passant par l’adaptation trash du Pinocchio de Collodi, je garde l’œil ouvert sur l’œuvre de Winshluss. Certes, le dessinateur a connu des hauts et des bas, mais le bonhomme reste suffisamment surprenant pour que l’on surveille ses publications. Et, je crois n’avoir pas eu tort. J’ai tué le soleil relève du post-apo. Un fait n’en faisant pas a priori un gage de nouveauté. Le créneau est même encombré par tout un tas de trucs et de redites, où l’imagerie de l’apocalypse Z côtoie des classiques de la littérature de genre. Dans ces conditions, difficile de surprendre ou de faire preuve d’originalité. Winshluss y parvient pourtant, instillant cet humour noir que l’on apprécie tant chez lui.

Adonc, comme d’habitude, l’humanité a été éradiquée. Un virus mortel, pour ne pas dire un méta virus, lui a fait la peau, ne laissant que peu de chance aux bons sentiments. Le cadre est bien connu, le cinéma, les séries et l’air du temps s’en étant fait ses pourvoyeurs sur les écrans. Les survivants se comptent sur les doigts de la main. Et, comme la civilisation a disparu en même temps que l’État, la violence légitime est désormais l’apanage de tout ceux possédant une arme et l’absence de scrupule qui va avec. Le chacun pour soi prévaut, ouvrant un boulevard à la méfiance, à la défiance et à l’instinct de prédation. Rien de neuf sous le soleil. Ah si ! Il est mort. Du moins, pour Karl, son meurtrier. Le bougre s’est réveillé dans un charnier, une plaie à la tête, un trou dans la mémoire. Son passé est une page vierge, une absence encombrante avec laquelle il lui faut bien composer. Un terrain vague à parcourir, seul. Le monde est mort. Il ne peut compter sur personne. Peu importe, un homme sans passé a forcément un avenir.

Si vous aviez encore quelque espoir sur le devenir de l’humanité, J’ai tué le soleil va le tuer dans l’œuf. Grande réussite, tant du point de vue narratif que graphique, le présent ouvrage démontre que le Winshluss de Ferraille illustré ne s’est pas embourgeoisé avec l’âge. Bien au contraire, il a mûri, transformant son goût pour la provocation trash en regard désabusé sur notre monde et sur les existences falotes qui en peuplent ses recoins. Une fois de plus, son trait brut et appuyé, à la limite de l’esquisse, fait merveille, soulignant les regards et les visages, accentuant les émotions et la tension. Quelques rares touches de couleur brute apportent un peu de chaleur, de vie, comme un répit dans la dérive de Karl et le retour progressif de sa mémoire dans un monde revenu à un état de nature non exempt de danger. Individu mutique, ne s’adressant qu’à lui-même, le bougre erre dans les décombres de notre société et de sa mémoire, accomplissant un voyage intérieur jusqu’aux racines de la rage destructrice qui l’habite. On l’accompagne dans ce jeu de piste entre l’après, l’avant et le maintenant, découvrant un parcours construit comme une série de séquences qui viennent s’imbriquer peu-à-peu telles les pièces d’un puzzle afin de faire sens.

Sans chercher à déflorer le dénouement, contentons-nous de dire que J’ai tué le soleil est une grande réussite, une histoire plus noire que vous ne le pensez.

J’ai tué le soleil – Winshluss – Éditions Gallimard, « Bandes dessinées hors collection », mai 2021

Un colosse

Faisons court. On est plus habitué à lire Pascal Dessaint dans le genre du roman noir et social. Avec Un colosse, il choisit de s’intéresser à un personnage du réel ayant vécu entre les XIXe et XXe siècle, retraçant à l’aide des sources de l’époque et de son imagination le parcours dramatique d’un homme simple, né sous le signe de la monstruosité. Jean-Pierre Mazas était en effet une célébrité dans son pays, terme à prendre ici dans l’acceptation du terroir. Un lutteur invaincu dont Villeneuve-lès-Lavaur, mais aussi Lavaur ou le village de Verfeil se disputent le lieu de naissance.

De son vivant, le bonhomme a suscité une forte impression parmi ses contemporains, rassemblant sur sa personne tous les superlatifs. Pourtant dans la carcasse du géant se trouvait un simple paysan, métayer attaché à sa terre par la servitude et soumis à la tyrannie d’un propriétaire plus soucieux de rente que du bonheur de ses serviteurs. De quoi remettre à leur place les laudateurs de la « Belle Époque ». Et, pendant qu’à Paris on bâtit la tour de monsieur Eiffel, sommet de l’exposition universelle de 1889, Jean-Pierre Mazas connaît une gloire aussi rémunératrice qu’éphémère. Jusqu’au jour où il s’effondre, cisaillé par la douleur. Il ne sait pas encore qu’il est atteint d’un dérèglement hormonal, cause de son gigantisme, agissant sur son squelette. Il finit par se tasser, s’étioler, rejoignant le cortège des phénomènes de foire qui fascinent le chaland, vivant petitement jusqu’à sa mort prématurée dans la misère.

De tous ces faits, Pascal Dessaint tire un court récit, s’attachant autant à l’homme qu’à décrire l’époque. Il dresse un portrait sensible, entre invention littéraire et enquête, s’efforçant de combler les trous dans la vie de Jean-Pierre Mazas, mais réservant aussi ses piques à la société qui l’a vu naître. Un monde guère différent du nôtre où la singularité suscite fascination et malaise mais aussi une curiosité dévoyée. Une période en proie au vertige de la modernité, où les pratiques héritées de l’Ancien régime s’accommodent finalement très bien du suffrage universel et de la République. Les lecteurs de Xavier Mauméjean retrouveront dans ce court texte comme un écho hexagonal de son Lilliputia. Les nostalgiques de la série inachevée La Caravane de l’étrange (Carnivàle), voire du Éléphant Man de David Lynch, apprécieront la parenté thématique de l’ouvrage avec ces récits fictifs. Mais au-delà des comparaisons, Pascal Dessaint restitue surtout ici l’engouement populaire pour les spectacles de lutte, guère respectueux des règles académiques, et pour les phénomènes de foire, objets d’un voyeurisme sordide, y compris dans le milieu médical. Comme un avant-goût de la société du spectacle.

D’aucuns jugeront sans doute l’histoire de Jean-Pierre Mazas un tantinet maigre, d’un point de vue romanesque. Les habitués de Pascal Dessaint retrouveront pourtant avec Un colosse la plupart des thématiques d’un auteur attaché aux angles morts de notre société. Un auteur déterminé à mettre en lumière l’inhumanité fondamentale de nos comportements face aux marginaux, aux gueules cassées de l’existence.

Un colosse – Pascal Dessaint – Éditions Rivages, mai 2021