Afterland

S’il n’était fait mention de la quasi extinction de la part masculine de l’espèce humaine, Afterland ne se distinguerait pas d’un énième thriller passe-partout. Mais, Lauren Beukes introduit cet argument d’emblée, faisant immédiatement de son roman un road-novel en milieu post-apo.

Adonc, les hommes ont presque tous disparus, décimés par un virus ayant muté en cancer de la prostate agressif. Le VCH (Virus Culgoa Humain) n’a cependant pas seulement mis en péril le devenir de l’humanité, il a bouleversé également l’économie mondiale, le sexe ratio dans les professions à haute valeur ajoutée dans les domaines de la recherche, de la politique et de manière générale à fort impact décisionnel, ne penchant pas vraiment en faveur des femmes. Les pénuries, la peur et l’irrationalité, avec leur cortège de désordres en tout genre, avec une propension certaine pour l’émeute et le terrorisme sectaire, n’ont pas tardé à émerger, entraînant par contre-coup le raidissement autoritaire de gouvernements aux abois.

Pas moins douées que les hommes, les femmes ont pourtant su s’adapter au changement, crevant enfin le fameux plafond de verre qui pesait sur leurs ambitions. Elles ont mobilisé leurs aptitudes inutilisées pour acquérir les compétences nécessaires au grand remplacement sexuel. Elles sont parvenus ainsi à faire aussi bien que le patriarcat, y compris dans les angles morts de la criminalité, de la superstition, de la violence et de la déviance. Après tout, le vice n’a pas de sexe. Devenus une denrée rare, voire un luxe, les rares hommes immunisés contre le virus ont fait l’objet de toutes les attentions de gouvernements soucieux de l’avenir, n’échappant pas, bien entendu, aux convoitises des organisations maffieuses et des ultra-riches. Objets d’études scientifiques, préservés pour leur génome, ils ont épousé à leur insu le statut de jouet sexuel, de pourvoyeur de sperme ou de messie post-apocalyptique dans un monde désormais déboussolé, en proie au doute et à la reprohibition sexuelle, en attendant de trouver un remède à la pandémie.

Divisé en deux parties, séparées par un intermède faisant office de contextualisation, Afterland nous immerge sans préambule trois années après l’androcalypse. L’amour maternel chevillée au corps comme une verrue mal placée, Cole taille sa route dans une Amérique réduite à un décor traversé de fissures profondes. Entre centre de détention où l’on étudie la maladie sur des cobayes masculins et club privé où se rejoue le spectacle d’une masculinité fantasmée, toute en cuir et domination poilue, en passant par les maisons abandonnées après le reflux démographique, Cole et son fils Miles/Mila, travesti en fille pour sa propre sécurité, fuient vers une éventuelle issue, traquées par Billie et deux porteuses de flingues de la pègre. Chemin faisant, elles croisent des hippies portées sur l’anarchisme, des femmes rendues folles par la solitude, une secte apocalyptique prêchant le pardon comme un viatique afin de permettre la venue du prophète qui les libérera du virus et plantera la semence d’un monde nouveau. Exposées à l’avidité de la mafia, aux agents du FBI, à l’esprit malveillant d’inconnue rencontrée au hasard de leur périple, et à la vindicte de Billie, elles n’ont pas un instant à elle pour se poser quelque part afin de souffler. Tout au plus ont-elles le temps de rallier l’étape suivante, dans un sentiment d’urgence et d’incertitude croissant.

D’une écriture imagée, digne d’un script pour le cinéma, rehaussée d’allusions à la pop culture, Lauren Beukes déroule un récit nerveux et ironique où l’on s’attache exclusivement aux préoccupations des personnages. Entre fièvre hormonale prépubère, folie furieuse et instinct maternel, l’autrice nous ballote en périlleuse compagnie, brossant à (très) gros traits le tableau d’un monde sans hommes ou presque. Pas sûr d’en ressortir indemne, même si les ficelles sont parfois un tantinet grosses.

Ps : Encore une très belle illustration de couverture d’Aurélien what else Police.

Autres avis ici ou .

Afterland (Afterland, 2020) – Lauren Beukes – Albin Michel Imaginaire, janvier 2022 (roman traduit de l’anglais [Afrique du Sud] par Laurent Philibert-Caillat)

Car je suis légion

585 av. J.-C, Babylone. Sarban ne fait pas respecter la Loi, non : il l’incarne tel un Josh Randall en robe indigo, celle portée par l’Ordre des Accusateurs. Oublieux de ses désirs et rancœurs personnelles, Sarban exprime la volonté intangible du législateur inscrite pour l’éternité dans la pierre par Hammurabi, rendant ainsi justice aux hommes, sous le regard attentif et silencieux des dieux. Mais les augures sont formels. Le dieu Marduk doit se reposer, laissant libre cours au désordre que ne manquera pas de déchaîner son aînée Tiamat, la déesse du chaos primordial. Le temps va s’interrompre et la Loi s’effacer. Les Accusateurs vont suspendre leur sacerdoce et devenir les spectateurs de la fin du monde, avec pour ultime consigne de défendre leur vie et de protéger les temples contre les exactions de citoyens livrés à eux-mêmes. Rien ne doit en effet gêner le repos de Marduk. Rien ne doit nuire à l’éventuel rétablissement de sa Loi, quitte à laisser le reste de Babylone sombrer dans le meurtre, le viol, le pillage et d’autres actes de cruauté innommables. Et pourtant, Sarban va commettre l’impensable. Pour résoudre un crime prémédité auquel il a assisté, il va sonder les abîmes de l’âme humaine, accomplissant un périple de l’En-Bas vers l’En-Haut. Pas sûr qu’il en sorte indemne.

Nouveau packaging pour la réédition de Car je suis légion, sans aucun doute l’un des points d’orgue (de barbarie) de l’œuvre de Xavier Mauméjean. Une réédition bienvenue dont on ne peut que louer Mnémos, son éditeur historique. Roman apocalyptique, au sens littéral du terme, Car je suis légion joue avec des motifs issus de la culture mésopotamienne. Xavier Mauméjean nous immerge dans le berceau de la civilisation, dans ce pays de l’entre-deux-fleuves, contrée millénaire où bien des mythes ont infusé jusqu’à nous, inspirant notamment une bonne partie du légendaire judéo-chrétien. Fresque historique babylonienne, Car je suis légion emprunte également beaucoup de ses traits à la forme classique du cinéma américain. Western, péplum et film noir sont convoqués pour animer une intrigue fertile en clins d’œil et morceaux de bravoure. On croise ainsi sept mercenaires, un tantinet salopards, mais aussi la figure archétypale du détective hard-boiled, guère embarrassé par ses états d’âme lorsqu’il s’agit de rétablir un tort. Xavier Mauméjean mêle le vrai et le faux pour accoucher d’un effet de réel convaincant, où l’humain se confronte à l’effacement des règles et des conventions sociales. Dépouillé de son vernis de civilisation, il ne lui reste plus qu’à laisser s’exprimer sa nature. Sur ce point, l’auteur ne se montre ni optimiste ni pessimiste. Il se contente juste de dévoiler la propension de l’homme à faire le bien ou le mal, bref à s’adapter aux circonstances et à ses passions.

Entre ziggourats vertigineuses et jardins suspendus, Car je suis légion nous invite à un voyage brutal sans concession aux origines de la civilisation, mais aussi aux tréfonds de l’esprit humain. Un périple historique et métaphysique dont il serait regrettable de se passer.

Car je suis légion – Xavier Mauméjean – Editions Mnémos, «  La Dentelle du Cygne  », mai 2018

Issa Elohim

Pendant un reportage dans un camp Front ex, la journaliste suisse Valentine Ziegler découvre, parmi les migrants cherchant à franchir les frontières de l’Union européenne, un mystérieux réfugié prénommé Issa que tout le monde présente comme un Elohim, autrement dit un extraterrestre. Le fait n’est pas inédit. Il fait même l’objet d’un véritable culte depuis l’hypermédiatisation de Noïm, le plus célèbre d’entre eux. Entretenant le buzz autour de l’Elohim, les adeptes de la secte Aion ont essaimé partout dans le monde, en quête de ses semblables, afin de donner davantage de substance à leur discours prophétique. Ces êtres qui se prétendent venus d’ailleurs laissent toutefois Valentine sceptique. D’abord incrédule et méfiante, elle finit par succomber à l’aura surnaturelle émanant d’Issa, cette foi irrationnelle se trouvant confirmée par un swap, autrement dit la dématérialisation inexpliquée du garçon, puis sa réapparition quelques instants plus tard. Avec l’aide d’un politicien nationaliste issu de son pays natal, lui aussi fasciné par le jeune réfugié, elle tente d’obtenir un visa, précieux sésame pour entrer en Europe, puis cherche à obtenir le droit d’asile en Suisse pour le garçon et ses amis.

Bienvenue dans le futur de Laurent Kloetzer, celui que l’on a découvert et apprécié dans Anamnèse de Lady Star et Vostok. Issa Elohim s’inscrit dans cette anticipation, prenant place avant le Satori, l’attentat dont les conséquences cataclysmiques ont bouleversé la planète, provoquant la quasi extinction de l’humanité. Dans ce court roman, Laurent Kloetzer s’attache à la condition des migrants dans les camps Frontex où l’Union européenne sous-traite la misère, fermant les yeux sur les exactions de ses supplétifs au nom d’une maîtrise des flux migratoires très ambiguë. Mais si le traitement des migrants motive le séjour de Valentine dans un camp de rétention, son attention finit par se focaliser sur Issa, le fameux Elohim. Est-il vraiment un extraterrestre comme l’affirment ses amis ? Ou plus simplement un affabulateur épaulé par des complices, n’ayant trouvé que cette seule stratégie pour obtenir l’asile en Europe ? La question reste en suspens, Laurent Kloetzer se gardant bien de donner une réponse définitive. Il préfère tisser sa toile pour nous capturer, déroulant un questionnement stimulant autour de la foi. Il montre de quelle façon celle-ci cherche à conformer la réalité aux désirs des croyants, transformant leur vie et jusqu’à l’existence de leurs proches. Objet de tous les fantasmes et de toutes les peurs, Issa inspire aussi une fascination planétaire, une illusion collective, support d’un discours empreint de mysticisme. À moins qu’il ne soit un simple humain, ballotté sur les routes de l’exode.

Avec Issa Elohim, la collection « Une Heure-Lumière » s’enorgueillit d’un titre francophone dont l’atmosphère et le propos interpellent durablement notre conscience.

Issa Elohim de Laurent Kloetzer – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », février 2018

Toxoplasma

Sous d’autres longitudes, dans une temporalité parallèle évoquant des époques familières et anxiogènes, l’île de Montréal est devenue une commune libre, détachée de l’Etat fédéral canadien. Assiégés par l’armée, pointés du doigt par tout ce que le monde compte d’idéologies autoritaires, en proie à la pénurie, au doute et à la crainte d’un assaut imminent, ses habitants attendent un petit matin paisible, goûtant aux joies de l’autonomie et de l’auto-gestion, avec plus ou moins d’appétence pour l’anarchie et le Grand Soir. Entre le vidéo-club où elle officie, dispensant sa connaissance des films de série Z au quidam de passage, et un appart’ bordélique, ultime bastion du format VHS face à la vague montante du betamax, Nikki ne semble pas trop perturbé dans ses routines. Après tout, n’a-t-elle pas d’autres chats à fouetter ? Un tueur particulièrement sadique ne s’est-il pas mis en tête de supplicier les ratons laveurs, ameutant la brigade anti-spéciste du coin ? Son amie et amante Kim n’a-t-elle pas rompu, préférant les arcanes ésotériques de la technologie numérique aux humeurs changeantes de sa compagne ? Alors, pour couronner le tout, si la géopolitique s’est mise en tête de saccager son paysage, que peut-elle y faire ? Autant cultiver son propre jardin, s’enfoncer sous sa couette, en espérant échapper à l’effondrement du monde tel qu’il va mal.

« L’humain ne court pas à sa perte, il y va en voiture. »

Pénétrer dans un roman de Sabrina Calvo, c’est un peu comme s’introduire par effraction dans un univers riche de promesses et surprises. Ça passe ou ça casse. D’une langue empreinte d’argot, puisé aux sources du parler québécois et du langage geek, l’autrice nous immerge sans transition au sein d’une poésie en prose entêtante, non dépourvue d’éthique et d’arrière-pensées politiques. Entre Grand Soir fantasmé et TAZ chère à Hakim Bey, Toxoplasma nous raconte l’itinéraire décalé de personnages n’ayant pas renoncé à leurs rêves et leurs idéaux.

À la fois drôle et dramatique, Sabrina Calvo accouche d’un récit foutraque où se croisent une chaussette transformée en marionnette, une enquêtrice dotée de nombreux talents dont celui de la ventriloquie, des drones armés et dangereux, des rituels sacrificiels sanglants, une armée de chats déterminés à pirater l’internet via la toxoplasmose, un crapaud-garou et toute une ribambelle de personnages au moins aussi inquiétants que grotesques. On ricane, on jubile, mais on est aussi parfois un peu perdu. Fort heureusement, l’autrice multiplie les allusions à la contre-culture et aux ZAD, balançant les saillies grinçantes contre notre monde, avec un art de la formule assez réjouissant. Elle peuple les marges de son récit de dangereuses visions mais aussi de merveilles, où le réel se délite sous les coups des virtualités combattantes du fantastique, des séries Z, des mythes premiers et de la low-tech. Sabina Calvo dessine ainsi un ailleurs plus conforme à la liberté, comblant les attentes d’un lectorat lassé du bruit blanc d’une oppression douce, maquillée en progrès consumériste supposé infini.

Pour peu que l’on adhère à son univers composé de bric et de broc, Toxoplasma propose donc une immersion gaillarde et poétique dans une forêt de signes et de signaux dont on ressort étourdi, mais nullement dégoûté.

Toxoplasma – Sabrina Calvo – Éditions La Volte, septembre 2017

Power Play

Power Play n’est pas un roman déplaisant, loin de là, même si, en tournant les pages, on ne peut se départir d’un sentiment de déjà lu. L’impression de lire un produit façonné, fabriqué pour plaire à un lectorat amateur d’intrigues policières routinières, où le crime et la famille sont inextricablement liées à la politique.

Alors, peu importe si l’histoire se déroule aux antipodes, dans une Afrique du Sud post-apartheid, en proie à la corruption, où la mondialisation redessine la géopolitique au profit de la Chine. Qu’on se trouve à Chicago, Los Angeles ou dans toute autre métropole, la même misère sociale arme le bras des laissés pour compte, même si leur couleur de peau oscille ici du noir foncé à une nuance plus claire. Les mêmes criminels vieillissants doivent protéger leur famille, préserver leur fortune bien mal acquise et entretenir à prix d’or une honorabilité de façade. Les mêmes réflexes reptiliens agitent leur carcasse les exposant à la trahison, aux retournements d’allégeance, bref au retour de bâton d’un milieu toxique où l’on doit se défier de ses alliés, où l’on apprend à s’arranger avec la légalité, y compris dans les plus hautes sphères du pouvoir et jusqu’au cœur des officines secrètes censées le protéger.

On tourne donc les pages, disait-on, jaugeant les archétypes, comptant les morts et mesurant à l’aune des cliffhangers successifs la progression dramatique, jusqu’à l’ultime révélation dont on pressent qu’elle pourrait inaugurer d’autres aventures. Cela ne serait guère étonnant puisque Power Play prend racine dans une autre série, celle de la génération précédente qui mettait en scène le duo Mace et Pylon et dont on peut lire la traduction des deux premiers titres dans la collection « Ombres Noires ».

On pointe également d’autres ressorts, empruntés à Shakespeare, en particulier la pièce Titus Andronicus. Power Play rejoue en effet librement cette tragédie macabre, adaptant l’affrontement sanglant entre le général romain Titus et son ennemie Tamora, la reine de Goths, au contexte de l’Afrique du Sud post-apartheid. Manipulés par les factions corrompues qui dirigent en coulisse le pays, la guerre des gangs peut se déchaîner afin de redéfinir les rapports de force au cœur des Flats, cet Eldorado du crime enkysté dans la ville du Cap. Les tueurs peuvent se croiser, à la recherche de leur cible, dans un crescendo de violence où les parrains du crime sont atteints jusque dans leur chair. Un affrontement où tout semble permis : meurtre, mutilation, viol et cannibalisme. Et, tout cela sous le regard désabusé de personnages hésitant entre la fuite, la vengeance ou la folie.

Même si Power Play n’est pas un mauvais roman, on a donc du mal à se passionner pour une histoire se contentant de dérouler le spectacle navrant, mais guère inédit, du crime, de la vengeance et de la corruption. À l’avenir, pour découvrir les angles morts de l’histoire de la société sud-africaine, sans doute se contentera-t-on de regarder du côté de Wessel Ebersohn ou de Deon Meyer.

Power Play (Power Play, 2014) – Mike Nicol – Éditions Le Seuil, collection « Cadre Noir », mars 2018 ( roman traduit de l’anglais [Afrique du Sud] par Jean Esch)

Chasse royale III : Percer au fort

La Celtique est en proie à la guerre, un conflit fratricide qui voit les fils et les frères se déchirer sous le regard de dieux eux-mêmes divisés. N’étant pas parvenus à s’emparer du haut roi, les Éduens et leurs alliés se sont lancés à sa poursuite, traversant le Liger pour porter le fer en terre biturige. Pendant que des bandes d’irréguliers fourragent et vivent sur le pays, rassemblant les ressources nécessaires à l’entretien d’une armée en guerre, le gros des forces assiège le Gué d’Avara afin de porter un coup fatal au pouvoir du haut roi. Mais, celui-ci ne répond pas aux provocations. Il semble comme littéralement absent de son trône, laissant courir la rumeur pendant que ses féaux et clients assemblent leurs troupes pour contre-attaquer. Est-il mort ? Blessé ? Prépare-t-il dans le secret d’un refuge sa riposte ? Seuls les dieux semblent en mesure de répondre. Quant à Bellovèse, acteur de sa légende, il continue d’accomplir son destin, avec fougue et témérité, toujours résolu à combattre pour la gloire.

Troisième partie de Chasse royale, la deuxième branche du cycle « Rois du monde », et par voie de conséquence quatrième épisode de cette saga, du moins dans l’édition originelle en grand format (j’espère que vous suivez toujours), Percer au fort poursuit le récit des aventures du héros celte Bellovèse. Avec cet épisode, on commence enfin à se faire une idée plus précise et plus nette de la chose. Si Même pas mort constituait le préambule de cette fresque romanesque, Chasse royale semble en marquer l’apogée, déclinant sur quatre romans une histoire pleine de bruit et de fureur, fertile en digressions bavardes, en rodomontades et flash-back. Le présent titre s’inscrit dans la continuation exacte de son prédécesseur, reprenant l’action laissée en suspend pour la poursuivre jusqu’à son terme, celui de l’affrontement tant attendu et longtemps différé entre les forces rebelles et les fidèles du haut roi.

Percer au fort a ainsi toutes les apparences d’un Alamo en braies où une poignée de braves, certes dépareillés, assure la défense de la forteresse symbolisant la souveraineté d’un roi absent. La bataille offre bien entendu son comptant de morceaux de bravoure, de prouesses, de ruse et de coups de théâtre, mêlant historicité et fantasy avec finesse et vraisemblance. Hélas, on ne peut s’empêcher de trouver les bravades des uns et des autres un tantinet répétitives. On ne peut combattre la lassitude montante qui nous pousse à sauter les pages, tout en déplorant les bavardages interminables que Jean-Philippe Jaworski croit bon d’asséner au lecteur, histoire d’enrober les révélations. Et tout cela au détriment d’un sens de l’épopée qui tend à s’essouffler au fil d’une intrigue avançant à un train de sénateur.

Reste maintenant un épisode pour conclure cette Chasse royale, en attendant une troisième branche promise et toujours attendue. Espérons qu’elle ne fasse pas à son tour quatre livres…

Pour les étourdis : Chasse royale I – De meute à mort, Chasse royale II – Les Grands arrières.

Chasse royale III – Percer au fort – Rois du monde, 4 – Jean-Philippe Jaworski – Les Moutons électriques, collection « La Bibliothèque voltaïque », janvier 2019

Une sortie honorable

À l’occasion de la rentrée littéraire de janvier est paru Une sortie honorable, le nouveau roman d’Eric Vuillard. Une fois de plus, l’Histoire s’invite dans le récit de l’auteur, la Guerre d’Indochine donnant ici tout son sens à son propos.

Coincée entre le second conflit mondial et cette guerre qui n’a pas voulu pendant longtemps avouer son nom en Algérie, l’affrontement entre le Viêt-minh et l’État français a pourtant ouvert la voie à la décolonisation, faisant passer la France du rang de puissance mondiale, même si le déclassement était déjà bien engagé avec la défaite de 1940, au statut de supplétif des États-Unis durant la Guerre froide. Cette géopolitique passée dont les effets délétères sont encore perceptibles au présent dans la démographie et la mémoire vietnamiennes, figure au cœur du propos d’Eric Juillard.

Il calque ainsi son intrigue sur les grandes lignes de force historiques, ce jeu des puissances sur le dos des existences infimes, focalisant toute son attention sur ses véritables acteurs. Sous sa plume impitoyable, l’Histoire se révèle tel un théâtre d’ombres, une comédie humaine sinistre et bouffonne, où les vrais acteurs agissent pour le compte d’intérêts puissants et impersonnels, et non en l’honneur d’une éthique patriotique ou humaniste.

« Et voilà comment nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes. »

On ricane ainsi beaucoup en lisant Une sortie honorable, mais c’est un rire rendu douloureux par le spectacle lamentable d’une démocratie confisquée par l’égoïsme bien compris du capitalisme international. Les élus du peuple, les Edouard Herriot, Edouard Frédéric-Dupont (surnommé Dupont des Loges ou des pipelettes en raison de son attention toute particulière pour les concierges), Max Brusset, Maurice Viollette et autre Edmond Michelet, tous ces caciques renouvelés dans leur mandat interrompu par la guerre mondiale, ce club de bourgeois repus et satisfaits de leur fonction, sont l’objet d’un portrait au vitriol impitoyable. Ils apparaissent plus attachés au maintien coûte que coûte du statu quo, celui d’une IVe République pétrifiée dans ses certitudes abstraites, illusionnée par le perpétuel changement de ses gouvernements mais pas de ses gouvernants, qu’à la défense de l’intérêt général et de leur fonction d’élus du peuple. Dans cette république devenue l’otage des intérêts d’entreprises assujettissant toute politique à leur bilan comptable, seul Mendès France semble échapper à la vindicte de l’auteur. Mais l’homme politique reste prisonnier d’une posture considérée comme un instant d’égarement. Si elle le grandit au regard de la postérité, elle n’en demeure pas moins un acte isolé et fortuit dans un océan de médiocrité et de crapulerie.

D’aucuns reconnaîtront dans le ton d’Eric Vuillard celui du moraliste, voire du satiriste ne rechignant pas à prendre à rebrousse-poil les conventions. Certaines de ses descriptions confinent au burlesque, d’autres nous ramène à la réalité sordide et cruelle de la condition des Vietnamiens. Engagés dans un conflit dont la Guerre d’Indochine ne constitue que la première étape d’un affrontement meurtrier plus global, ils apparaissent comme les vraies victimes de trente années de Guerre froide, avec comme solde de tout compte trois millions six cent mille morts, des milliers de Boat-people contraints à un exil périlleux et incertain, et un sol empoisonné pour des décennies par les mines anti-personnelles et les défoliants chimiques. C’est en effet à ce prix que se négocie une sortie honorable.

Avec Une sortie honorable, la plume d’Eric Vuillard fait une nouvelle fois merveille, mariant l’ironie assassine à l’art du portrait. On revisite ainsi une page oubliée de l’histoire de France, retrouvant dans les mœurs et les gestes d’hier bien des comportements et des paroles d’aujourd’hui. Finalement, rien ne semble avoir changé, si ce n’est une technologie toujours plus invasive et proactive au profit exclusif de quelques uns.

« Il avait seulement oublié de se dire à lui-même que tout au bout de cette logique, qui était certes devenue la nôtre à tous, celle que nous avons épousée en même temps que le privilège de n’être ni vietnamien, ni algérien, ni ouvrier, il avait totalement oublié de se dire qu’à ce jeu parfaitement conforme à l’esprit qui gouverne aujourd’hui le monde, il fallait accepter de spéculer sur tout, que rien ne pouvait être exclu a priori de la sphère des choses, et qu’à ce prix seulement on pouvait s’enrichir, et qu’à cette occasion unique et terrifiante, la guerre, ils avaient, lui, et les autres membres du conseil d’administration, spéculé sur la mort. »

Une sortie honorable – Eric Vuillard – Éditions Actes Sud, janvier 2022

Plein d’autres romans d’Eric Vuillard sur ce blog : 14 Juillet, L’Ordre du Jour, La Guerre des pauvres.

Un Dernier ballon pour la route

Enième roman noir mâtiné de freaks et de trahison, avec sales gosses et antihéros revenus de tout, histoire de faire bonne mesure, Un Dernier ballon pour la route se distingue surtout pour son ambiance post-rurale marquée par la déglingue et un sentiment de déchéance. Un tropisme irrésistible n’étant pas sans rappeler Luj Inferman’ et la cloducque de Pierre Siniac, ou plus près de nous, temporellement parlant, Charlie Williams et la série de Mangel.

Frappé du syndrome de Groland et exhalant à chaque chapitre une poésie de comptoir, Un Dernier ballon pour la route fleure ainsi la désespérance et la beauté d’un rêve d’enfant écrasé comme une mouche sur la vitrine d’un supermarché. À sa lecture, on ricane beaucoup avant de reprendre un coup pour flouter les contours d’une réalité coupante comme du verre cassé.

Pour vous faire une idée du désastre, prenez 3/4 de rocades labyrinthiques et de ronds-points vicieux, ajoutez 1/4 de parkings hostiles et de zones commerciales ballardiennes, puis saupoudrez le tout d’une pincée de désert rural défiguré par l’acculturation et l’agro-business. Vous voyez le tableau ? Benjamin Dierstein ne craint pas le dérisoire et l’absurde, nous faisant faire le tour du propriétaire en compagnie d’un duo de ratés animés par une étincelle de justice et d’humanité. Freddie et Didier sont en effet deux grands gamins ayant versé dans le grotesque et le fantasque, faute de sens concret à donner à leur existence. Deux paumés se contrefoutant des causes à défendre, brûlant la vie par tous les bouts et jouissant d’une santé de fer, en dépit des coups fourrés, d’une hygiène de vie pour le moins aléatoire et des substances plus ou moins licites ingurgitées durant leur tournée des grands ducs.

Entre coma éthylique et souvenirs frelatés, dans un monde ayant autant de sens qu’un giratoire, ils taillent leur route, tâchant d’entretenir la famille dysfonctionnelle composée au fil de leurs pérégrinations foutraques. Surréaliste, le roman de Benjamin Dierstein l’est à plus d’un titre, mais il est surtout vachard et énaurme. L’intrigue y sert de prétexte pour dérouler les bons maux d’une prose parsemée de punchlines redoutables, de saillies drolatiques et de descriptions grand-guignolesques. Mais, derrière la caricature, on sent poindre aussi une certaine forme de tendresse, certes un tantinet tordue.

Un Dernier ballon pour la route tient donc toutes les promesses esquissées par l’illustration de couverture. Trash, de mauvais goût et complètement barré, les aventures de Freddie et Didier ont de quoi réconcilier au coin du zinc les tempéraments les plus irréconciliables.

Un Dernier ballon pour la route – Benjamin Dierstein – Éditions Les Arènes, collection « Equinox », mars 2021

L’Éveil du léviathan

« The Expanse » est un space opera bigger than life, flirtant avec le thriller et l’horreur, mais ne lésinant pas non plus sur le spectaculaire et les archétypes du roman noir. Bref, la saga coécrite par Daniel Abraham et Ty Franck, qui signent ici sous le pseudonyme de James S.A. Corey, s’apparente à de l’entertainment en barre. Amazon ne s’y est d’ailleurs pas trompé en raflant l’adaptation pour la diffuser sur sa plateforme Prime Vidéo. Longtemps, j’ai hésité à lire la chose, craignant de découvrir un équivalent science-fictif de Big Commercial Fantasy. Préjugé, quand tu nous tiens… Au final, j’avoue avoir eu tort car, si « The Expanse » demeure un divertissement formaté, la saga se révèle également un étonnant page-turner, tenant toutes les promesses d’un synopsis calibré comme un grand huit émotionnel. Déroulons maintenant le tapis étoilé du système solaire, histoire de poser le cadre de L’Éveil du léviathan.

Adonc, l’Humanité s’est libérée de son berceau, escaladant les murs du puits de gravité de sa planète natale pour essaimer sur Mars, la Ceinture d’astéroïdes et les lunes de Saturne, Jupiter et Uranus. Un vaste territoire qui, comme à l’époque de la Frontière américaine, reste ouvert à toutes les injustices et convoitises, y compris celles des grandes puissances. La Terre, Mars et l’Alliance des Planètes Extérieures demeurent en effet les trois pôles d’une géopolitique de dupes, où chacun s’efforce d’oublier l’interdépendance au profit d’une guerre de basse intensité de tous contre tous. La destruction du Canterbury, un transport de glace faisant la navette entre les anneaux de Saturne et la Ceinture, apparaît donc comme un prétexte idéal pour déclencher les hostilités, un casus belli qui semble immédiatement louche aux yeux de Miller, le flic de Cérès. Missionné par sa chef pour enquêter sur la disparition de Julie Mao, une gosse de riches ayant opté pour les déshérités, il se rend vite compte qu’il dérange des intérêts occultes qui ne sont pas étranger à l’incident du Canterbury. De son côté Jim Holden s’efforce de survivre après la destruction dudit transport de glace, accompagné des survivants de l’équipage, poursuivi à la fois par les forces de Mars et l’APE. Il n’a pour alliés que la chance, quelques francs-tireurs et une foi inébranlable dans l’Humanité.

L’Éveil du léviathan est une entrée en matière somptueuse, tout en fracas et en fureur, que n’aurait sans doute pas renié Edmond Hamilton. On y retrouve en effet bien des caractéristiques correspondant à la définition péjorative inventée par Wilson Tucker pour désigner cette déclinaison science-fictive du récit d’aventures. Ce hacky, grinding, stinking, outworn space-ship yarn, autrement dit ce space opera, met à profit l’amélioration de notre connaissance du système solaire et les technologies émergentes pour dérouler un récit évidemment moins pulp, mais où prévalent toujours le gigantisme, l’affrontement et le mystère de la découverte. Avec ce premier tome de « The Expanse », le duo Abraham & Franck capitalise sur plus d’un demi-siècle de space opera, se montrant à la fois old school sur la forme et plus conforme à un air du temps moins naïf et moins manichéen que ne l’esquissaient les aventures du « Capitaine Futur ».

On profite ainsi d’une vision du monde plus rugueuse, où règnent l’ambivalence et la duplicité, s’inscrivant dans un rapport à l’autre fondé sur la confrontation, mais n’écartant pas les alliances de circonstance. Ce conflit patent entre des humanités devenues différentes, ici issues des planètes intérieures et des mondes extérieurs, n’est certes pas d’une franche nouveauté. Il illustre un processus initié sur Terre dont témoigne l’Histoire et qui, transposé dans le vide de l’espace, aboutit finalement à des conséquences semblables. Rien de neuf sous le soleil. L’affrontement géopolitique se conjugue toutefois à un autre conflit, d’une nature plus morale, incarné par Miller et Holden. Dur à cuire, pragmatique et désabusé, le flic de Cérès se frotte ainsi avec intransigeance à l’idéalisme et au charisme de l’ex-second du Canterbury, pour qui la fin ne justifie pas les moyens. Mais, en dépit de leur caractère diamétralement opposé, Miller et Holden visent le même objectif, s’entraidant lorsque nécessité fait loi. Et si leur relation n’est pas exempte d’incompréhension et de défiance, elle laisse aussi transparaître une certaine estime mutuelle, dont le récit tire profit pour dispenser un soupçon d’émotion et d’empathie.

On n’a en effet pas le temps de se poser des questions sur la vraisemblance ou sur la logique des enchaînements dramatiques. Le duo Abraham & Franck ne nous laisse guère le répit de trop réfléchir, tant l’action prime sur tout le reste, entretenant une tension permanente qui, si elle se révèle un tantinet répétitive, n’en demeure pas moins un carburant efficace. Baladé entre les univers confinés de Cérès et d’Éros, en passant par la station Tycho, on sillonne un futur sur le point de basculer dans un conflit fratricide, tiraillé entre les forces centrifuges de la liberté et de la dépendance, de l’hubris et de la raison. Comme dirait l’autre: In girum imus nocte ecce et consumimur igni !

On se demande maintenant comment Daniel Abraham et Ty Franck vont maintenir intact une tension menée à son paroxysme par pas moins que les prémisses d’une guerre, la destruction de bases entières et l’impact d’un astéroïde sur Vénus. La réponse à toutes ces questions avec La Guerre de Caliban. On a hâte !

L’Éveil du léviathan (Leviathan Wakes, 2011) – 1. « The Expanse » – James S.A. Corey – Actes Sud, collection « Babel », 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Thierry Arson)

Prodiges et miracles

Années 1990. À Mount Holly dans l’Indiana, si les couchers de soleil sont toujours en technicolor, la prospérité d’antan s’est un tantinet fanée, évanouie avec les usines et la jeunesse. Pour les descendants des pionniers, il ne reste plus que les souvenirs et une existence âpre, incertaine, grevée par les dettes et les factures à payer. Jim Falls élève son petit-fils Quentin tout seul depuis que sa fille a lâché prise, tiraillée entre diverses addictions et des amants de passage. Il a hérité du gosse, un métis sans père connu, comme il a hérité de la ferme paternelle, sans avoir vraiment choisi, tentant de lui inculquer quelques valeurs, les seules comptant encore à ses yeux. Mais, le courant ne passe pas vraiment avec un gamin qu’il juge bizarre, faible et immature. Un ado mal dans sa peau, intéressé par les jeux vidéo et tout un tas de bestioles pas vraiment attachantes. Bref, un gosse pas bien armé pour faire face aux saloperies de la vie. Jusqu’au jour où une jument blanche est livrée à la ferme. Une splendide bête, taillée pour le galop et faisant des miracles sur un champ de course. Une opportunité miraculeuse à saisir pour infléchir le cours de son existence, dresser un pont entre lui et son petit-fils et regagner l’estime de lui-même, perdue durant la guerre de Corée.

Depuis la lecture de La Crête des damnés, Joe Meno fait partie des auteurs dont je chéris chaque roman, au point de les lire petit-à-petit, histoire de faire durer le plaisir. C’est à rebours de l’ordre de parution des titres traduits en France que je distille sa bibliographie. Prodiges et miracles évolue dans un registre nostalgique et tragique, même s’il n’est pas exempt de tendresse. Joe Meno y dresse le portrait crépusculaire d’une Amérique traditionnelle, celle de petits propriétaires durs à la peine, attachés à leur terroir natal. Une Amérique déboussolée, voyant les promesses de l’american of life s’évanouir dans le mirage mondialisé. Un archipel de communautés animées par les valeurs du travail, de la parole donnée, de la liberté et de l’entrepreneuriat, mais qui se demande si elle n’a pas tout raté finalement. Il ne faut pas longtemps pour retrouver ses marques dans le paysage dépeint par Joe Meno. Les maux sont connus, documentés et traités dans de nombreux autres romans noirs, trouvant également leur incarnation la plus contemporaine dans le trumpisme.

Mais là n’est pas l’essentiel. Prodiges et miracles est surtout le magnifique portrait d’une relation entre un petit-fils et son aîné. Une relation fragile, tissée de mésentente, mais dont on mesure progressivement le caractère indéfectible. Joe Meno trouve les mots justes pour décrire le lent apprivoisement du petit-fils par son grand-père. Avec une grande pudeur et une complète sincérité, il nous fait ressentir la rudesse de l’un, façonnée à l’aune d’un échec personnel, la quête de repères de l’autre et le mur d’incompréhension qui les sépare, peu-à-peu fissuré par l’irruption de ce cheval prodigieux.

Prodiges et miracles est donc un formidable roman qui fait du bien, réenchantant un quotidien médiocre et désespérant, tout en préservant l’essentiel, l’humain, dans un monde ne lui accordant que peu de répit.

Prodiges et miracles (Marvel and a Wonder, 2015) – Joe Meno – Éditions Agullo, août 2018 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Morgane Saysana)