Janua Vera

Pendant une année de lecture, les bonnes surprises se comptent sur les doigts d’une main. En fantasy sans doute plus qu’en science-fiction, tant les cycles médiocres se succèdent et se répètent. Et ne parlons même pas des rééditions patrimoniales de classiques qui sont utiles pour l’exégèse mais qui ne créent pas vraiment la surprise. Aussi, lorsqu’une œuvre nouvelle se dégage miraculeusement du lot des quêtes assommantes et autres joyeusetés, il convient de s’y arrêter. Prendre le temps pour lire et goûter le plaisir jubilatoire d’une écriture à la fois pleine de finesse et de tendresse pour les personnages. Prendre le temps pour s’émerveiller sincèrement de l’enchantement passager que procure un univers littéraire qui puise à la fois dans l’imaginaire et l’histoire médiévale. Prendre le temps, enfin, pour en restituer sans l’affadir un aperçu qui sera forcément partiel, mais qui, on l’espère, donnera envie et intriguera suffisamment le lecteur curieux.

Jean-Philippe Jaworski est l’auteur de quelques jeux de rôle, notamment d’un très remarqué Te Deum pour un massacre qui prend pour cadre les guerres de religion en France. Qu’on nous permette d’affirmer immédiatement qu’il est désormais aussi un auteur de littérature à suivre… de très, très près. Son premier ouvrage, Janua Vera, est un recueil qui se compose de sept histoires qui prennent toutes place dans l’univers commun du Vieux Royaume. Nous sommes évidemment dans un domaine habituel de la fantasy, celui du monde secondaire d’inspiration médiévale. Pourtant, il se dégage du Vieux Royaume une impression de familiarité troublante, au point de le faire apparaître au moins aussi vraisemblable que le contexte érudit de nombreux romans historiques. On sait que l’on lit de la fantasy et pourtant, les échos que cette lecture suscite nous renvoient à notre Histoire.

On commence doucement le recueil avec un premier récit qui se situe aux origines du Vieux Royaume. « Janua Vera » est l’histoire du Roi-Dieu Leodegar, souverain du royaume de Leomance, réveillé toutes les nuits par un rêve énigmatique, apparemment prémonitoire. Quelque peu déstabilisé dans sa glorieuse divinité par ce songe malvenu, il n’aura de cesse d’essayer de le déchiffrer. Cette courte nouvelle, un peu faible, n’est qu’un préambule avant le coup d’accélérateur que produit le texte suivant. Celui-ci nous propulse en avant, quelques milliers d’année plus tard, en un autre lieu du Vieux Royaume : La République de Ciudalia. On troque par la même occasion l’introspection pour davantage d’action. Pour être totalement transparent, « Mauvaise donne » est le véritable morceau de choix du recueil. Jean-Philippe Jaworski nous y raconte, avec une gouaille réjouissante et un art du suspense maîtrisé, la machiavélique machination à laquelle l’assassin Benvenuto Gesufal se trouve mêlé. Comploteurs patibulaires, assassins sans scrupules, magiciens et princes retors cohabitent dans cette nouvelle avec la foule truculente du petit peuple et on se surprend plus d’une fois à songer à Laurent Kloetzer.

Comme son titre le laisse deviner, le texte suivant, « Le Service des Dames », fait immédiatement référence aux romans courtois de Chrétien de Troyes. Ici le vertueux sire Aedan et son écuyer Naimes sont diligentés par une Dame afin de réparer un tort dont elle est la victime. Mais, contrairement à ce qui se passe dans le roman courtois, la Dame n’a pas tout dit et le chevalier, que trop de vertu empêche de se renier, accomplit sa quête chevaleresque jusqu’à son terme… cynique. Après ce détournement d’archétypes, « Une offrande très précieuse » s’aventure dans un registre plus fantastique. Nous épousons le point de vue d’un barbare en fuite après l’échec du raid auquel il participait. Très rapidement, la poursuite cède la place à un voyage au seuil de la mort. Sans être bouleversant, ce récit traite d’une manière assez juste de la thématique du deuil.

Pour l’émotion, il faut attendre le cinquième texte, « Le Conte de Suzelle », qui constitue le second point fort du recueil. Là aussi, l’auteur y détourne un archétype : celui du prince charmant. C’est dans l’attente de celui-ci que s’écoule l’existence de la petite Suzelle, de son enfance de sauvageonne écervelée (enfance pendant laquelle elle aperçoit son « prince ») jusqu’à sa mort solitaire après une vie bien remplie. Ce récit poignant est empreint d’une grande tendresse, ce qui ne l’empêche pas de s’achever sur une note cruelle. Après l’émotion, « Jour de guigne » est d’une bouffonnerie bienvenue. L’auteur nous narre les hilarantes mésaventures de maître Calame, fonctionnaire besogneux que le mauvais sort afflige d’un sortilège particulièrement calamiteux et contagieux. Là encore, le changement de ton fait mouche. On est emporté par la faconde de l’auteur qui n’est pas sans rappeler le meilleur de Terry Pratchett, et on se surprend à sourire franchement des malheurs de ce pauvre gratte-parchemin, à qui rien ne sera épargné — ni la boue, ni les horions, ni les manipulations des puissants — et qui ne trouvera le salut que dans les bras d’un tueur sadique… n’en disons pas davantage. Enfin, c’est avec un huis clos introspectif, « Le Confident », que s’achève le recueil. Le narrateur, un reclus volontaire du culte du Desséché qui a fait le vœu du silence et le choix de l’obscurité, nous confie ses sensations, ses réflexions et ses souvenirs. Ce récit, d’une rare noirceur, conclue idéalement le recueil en introduisant un effet de mise en abyme.

Il reste maintenant au chroniqueur qui achève ses lignes à prendre son temps pour se relire une ultime fois et goûter les souvenirs que lui a procurés la lecture de ce recueil, en attendant un retour dans le Vieux Royaume. Bientôt, avec Gagner la guerre.

Janua Vera – Récits du Vieux Royaume de Jean-Philippe Jaworski – Les Moutons électriques, avril 2007

La Bibliomule de Cordoue

Avec La Bibliomule de Cordoue, Lupano & Chemineau propose un bien bel ouvrage, composant 250 pages d’aventures passionnantes autour d’une mule, ma foi fort capricieuse, et de ses maîtres, un groupe hétéroclite formé d’un eunuque bibliothécaire, d’une esclave copiste et d’un vagabond un tantinet voleur. Un trio réuni par les circonstances dramatiques prévalant à la fin du califat de Cordoue, après l’apogée d’al-Andalous, ce petit miracle né des œuvres des descendants des survivants de la dynastie omeyyade. Précisons enfin que si l’écrin a de quoi séduire l’amateur de beau livre, le récit ravira également le passionné d’Histoire et d’aventures picaresques.

Le dessin tout en rondeur de Léonard Chemineau convient idéalement au ton rocambolesque de l’odyssée bringuebalante de Tarid, Lubna et Marwan. De Cordoue aux rives du Tage, ils fuient par monts et par vaux, au péril de leur vie, poursuivi par les soldats à la solde du vizir al-Mansur, le tuteur du calife Hicham II, encore trop jeune pour régner. Les religieux ont promis au ministre leur appui en échange d’un léger rafraîchissement de la bibliothèque. Près de 40 000 ouvrages sont ainsi promis à l’autodafé, des livres de sciences et de philosophie, traduits du perse, du grec, du latin, du syriaque ou de l’hébreu, afin de laisser place à l’orthodoxie religieuse et au seul savoir qui importe, celui tiré de la parole d’Allah. De quoi remettre en question l’héritage des califes Abn al-Rahmân III et al-Hakam II. De quoi détruire la réputation de plus grand centre culturel à l’Ouest du monde connu qui faisait de Cordoue l’égale de Bagdad.

Longtemps, Tarid a vécu dans l’illusion du savoir, préférant ignorer la géopolitique violente de son époque. Longtemps, il a cru possible l’émergence d’un monde fondé sur la justice, la connaissance, le progrès et la paix, rendu jour après jour plus tangible grâce à la protection de souverains éclairés. Par respect pour cet idéal, avec la complicité de Lubna, il a décidé de soustraire le plus possible de livres à la vindicte de leurs destructeurs, quitte à mettre son existence en danger, contraignant Marwan et sa mule à les rejoindre dans leur périple.

En ressuscitant l’al-Andalus de la fin du Xe siècle, Lupano et Chemineau évitent l’écueil de la mythification d’une période historique que d’aucun considèrent comme une apogée dans l’histoire musulmane et espagnole. S’il est vrai que le califat de Cordoue marque de son rayonnement culturel le monde occidental au Moyen-âge, ce processus est au moins autant le résultat d’un calcul politique que la manifestation d’un goût certain pour la connaissance. Se disputant le califat avec les Abbasides de Bagdad et les Fatimides d’Afrique du Nord, les descendants des Omeyyades cherchent à faire perdurer l’illusion d’un pouvoir perdu au moment de la prise de Damas. Ce fait historique permet de nuancer la vision réductrice d’un islam monolithique. Bien au contraire, dès la disparition de Mohammed, celui-ci se révèle pluriel et multiple, se montrant à la fois bigot et ouvert sur l’autre, bref en proie à des forces centrifuges semblables à celles prévalant chez les chrétiens.

Au-delà de sa dimension historique, La Bibliomule de Cordoue est aussi le récit de l’extraordinaire résilience des idées face aux aléas de la politique, face à l’adversité et au hasard. Contre l’obscurantisme sans cesse renaissant, Lupano et Chemineau opposent une fable truculente, un récit optimiste et léger, non dépourvu de moments tragiques, mais résolument ancré dans une vision progressiste et multilatérale de l’Histoire. Ils proposent ainsi un plaidoyer subtil, futé et drôle qui nous interpelle dans notre rapport à la connaissance et pose question sur la transmission du savoir.

« Tant que les hommes vivent comme des bêtes apeurées, grattant la terre pour subsister, convoitant la richesse du voisin et craignant l’épée de l’étranger, il leur est difficile de voir la beauté de la poésie ou l’intérêt de la science. »

Vif et cocasse, bénéficiant de surcroît du dynamisme et de la chaleur de la palette de Christophe Bouchard, sans oublier la mise en perspective historique de la postface de Pascal Buresi, La Bibliomule de Cordoue rejoint donc illico les gros coups de cœur de ce blog. Ils ne sont certes pas légion, mais ils comptent pour beaucoup.

La Bibliomule de Cordoue – Wilfrid Lupano & Léonard Chemineau, couleurs Christophe Bouchard – Éditions Dargaud, janvier 2022

Rosewater

Le pire cauchemar de l’humanité s’est réalisé. La Terre a été envahie puis colonisée par une espèce extraterrestre. Une invasion un peu à son insu, aussi subite qu’implacable, dont les effets insidieux rappellent aux plus anciens le péril Rouge de la grande époque de la Guerre froide. Depuis, les États-Unis pointent aux abonnés absents, retranchés dans un isolationnisme forcené, pendant que le reste du monde tente de s’accommoder du changement.

La géopolitique, Karoo n’en a cure. Entre tyrannie cruelle, mal développement, inégalités criantes et corruption ordinaire, il a déjà fort à faire pour survivre. Depuis sa plus tendre enfance, il n’est animé par aucun idéal, si ce n’est une pulsion irrésistible le poussant à voler. Cupide, égoïste, sexiste et insolent, il cultive une philosophie de vie désabusé, ne devant son existence qu’à son talent de réceptif acquis au contact des spores libérés par le biodôme extraterrestre à l’origine de la création de la ville champignon de Rosewater. Une fois par an, ce goitre étranger perce sa surface pour laisser infuser les miracles. Malades, estropiés, pervers narcissiques affluent alors en quête de guérison ou d’une modification corporelle insolite dont ils pourront tirer profit. Mais, bien peu sont récompensés car les miracles sont aléatoires et provoquent surtout une belle pagaille. Une brigade spéciale traque d’ailleurs les réanimés, ces zombies dont la prolifération est source de nuisance et de désordre à Rosewater dans les parages du dôme.

Comme d’autres, Karoo bénéficie de la capacité à se connecter à la xenosphère, cette interface organique née de la diffusion des spores extraterrestres dans l’atmosphère. Il lit les esprits et peut dénicher les secrets, même ceux les mieux enterrés. Un talent lui ayant valu de rejoindre le S45, une officine secrète du gouvernement nigérien qui lutte contre le terrorisme. Mais, lorsque ses congénères commencent à tomber comme des mouches, frappés d’un mal mystérieux, le sale type qu’il est, se déniche une conscience.

Mélange de biopunk et d’afro-futurisme, Rosewater immerge le lecteur en chair étrangère. Ravalée au statut de stalkers, en proie aux caprices d’une intrusion extraterrestre dont les spores ensemencent l’air, l’eau et la terre, l’humanité se retrouve confrontée à une plus grande menace : elle-même. Si la Terre ressort transformée par l’invasion, il n’en va pas en effet de même de l’esprit humain, sans cesse tiraillé entre ses vieux démons. Tade Thompson dépeint ainsi un paysage où prévalent la décrépitude, la maladie, la prédation et les passions tristes de l’être humain. Un spectacle guère ragoûtant, plutôt sombre, mais où se dessine encore l’espoir d’une rédemption.

Là où H.G. Wells faisait de la microfaune terrestre un allié de l’humanité, Tade Thompson met en scène l’inverse. L’ennemi est invisible et imprévisible, distribuant une manne toxique ou miraculeuse à des hommes enferrés dans un espoir illusoire. D’aucuns aimeraient tirer profit de la situation, pas toujours par altruisme, même si les desseins de l’entité extraterrestre restent cachés et inquiétants. On est d’ailleurs guère étonné des stratagèmes mis en place pour exploiter la situation ou tenter d’en tempérer les effets imprévus. Tade Thompson donne substance au malaise par une écriture ressortissant d’un registre très viscéral, où les humeurs, la putréfaction des corps, les odeurs et autres sensations sont autant de marqueurs dans un récit frappé du sceau de l’imperfection de la chair, prise non pas ici dans un sens moral, mais plus biologique.

Avec ce premier volet d’une trilogie dont chaque partie peut se lire indépendamment, Tade Thompson passe avec succès le cap du roman. À tel point que l’on est curieux de lire maintenant Rosewater : insurrection.

Rosewater (Rosewater, 2018) – Tade Thompson – Éditions J’ai lu, collection « Nouveaux Millénaires », mars 2019 (roman traduit de l’anglais par Henry-Luc Planchat)

Sarah Jane

D’aucun diraient que Sarah Jane n’a pas de chance. Que les choses n’arrivent pas sans raison. Les choses arrivent. Point. Avant de devenir shérif dans la petite ville de Farr, Sarah Jane a eu plusieurs existences. Entre une famille dysfonctionnelle, un passage par l’armée où elle a éprouvé dans sa chair la géopolitique hasardeuse de son propre gouvernement, une ribambelle de petits amis sans lendemain et des boulots précaires en pagaille, la vie ne lui a pas réservé sa meilleure part. Pourtant, elle a continué à tracer sa route, entre deuil, déveine et conflit, changeant d’air lorsque l’atmosphère devenait trop pesante. Elle aurait pu mal tourner, céder à ses démons intérieurs ou opter pour le suicide, comme bon nombre de ses semblables. En dépit d’un passif encombrant, un bagage de plus en plus lourd à porter, elle a préféré continuer parce qu’il faut toujours aller de l’avant. Mais, sait-on quelle dose de culpabilité l’on peut encaisser avant de céder ? Connaît-on vraiment celui avec qui on travaille, celui avec qui on vit et partage des expériences ? Jusqu’à quel point peut-on lui accorder sa confiance sans craindre un retour de bâton ? Sur tous ces points, Sarah Jane en a vu long, mais elle espère toujours échapper à la vacuité de l’existence, trouver sa place dans un monde pétri de non-dits, d’incompréhension, de traumatismes et de violence.

« Aucune théorie n’est applicable à tout. Aucune théorie n’est applicable. Point. »

Dans les angles morts. Ces quelques mots traduisent idéalement l’essence du roman noir et James Sallis semble en avoir capté toute la substance au fil d’une œuvre où on serait bien en mal de trouver un titre médiocre. Sarah Jane ne déroge pas au constat énoncé ci-dessus, déroulant dans une prose précise, confinant à l’épure, le récit de la vie d’une non héroïne en quête de stabilité. Alors, peu importe que l’intrigue policière ne serve que de prétexte. Quelle importance si James Sallis se fiche d’apporter une résolution claire. Seul compte l’itinéraire personnel de Sarah Jane, sa fuite, les rencontres qui en découlent, et les anecdotes qu’elle suscite. Sarah Jane a beaucoup de choses à nous cacher, mais également beaucoup à nous révéler. Maîtresse du récit, elle accomplit la tâche à son rythme, au fil des souvenirs qui lui reviennent, peuplant peu-à-peu les angles morts de son récit avec une empathie admirable.

Sarah Jane est ainsi un miroir, révélant les existences de ceux qui la croisent. Des anonymes, mais aussi des collègues, des amis, des compagnons. Elle porte son regard sur eux, sans chercher à les juger ou s’embarquer dans une étude sociologique de comptoir, et on l’accompagne dans son périple, goûtant au style imparable de Sallis, à son art de l’ellipse, tout en pudeur et retenue. Un art ne l’empêchant pas de nous cueillir au détour d’un chapitre d’une sentence bien sentie, en forme d’aphorisme, captant l’air du temps ou faisant office de petite philosophie de vie.

Superbe portrait de femme qui ne s’embarrasse pas de psychologie superflue, préférant se définir par l’action, Sarah Jane est également le portrait d’une société absente, comme effacée par le miroir aux alouettes de l’American Way of Life. Un monde trompeur peuplé d’existences imparfaites, frappées par le mal être, la solitude et un sentiment d’incomplétude. Et pourtant, de cette absence naît l’émotion. Intense. Incandescente.

« Chaque roman, chaque poème, est la même histoire unique, qu’on raconte encore et encore. Comment on essaie tous de devenir véritablement humains, sans jamais y parvenir. »

Avec sa discrétion habituelle, James Sallis continue de faire œuvre de moraliste, distillant l’émotion et un regard désabusé mais sincère sur les misères de l’existence, mais aussi ses petits miracles. Sur ces différents points, Sarah Jane est un chef-d’œuvre. Pas moins.

Sarah Jane (Sarah Jane, 2019) – James Sallis – Éditions Rivages/Noir, septembre 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Maillet)

Détails d’une vie brésilienne

N’étant pas outillé pour critiquer une bande dessinée (je laisse cela aux vrais spécialistes), je ne chronique guère ce genre d’ouvrage. Sauf exception ou coup de cœur, vous ne trouverez que peu d’articles sur le Neuvième art sur ce blog. J’ai découvert Fábio Moon & Gabriel Bá via leur chef-d’œuvre Daytripper. À vrai dire, je connaissais déjà un peu le second par l’intermédiaire de « The Umbrella Academy », série mettant en scène une famille dysfonctionnelle de super-héros. Dans un esprit proche de Daytripper, les deux compères et frères jumeaux dans la vraie vie posent avec Détails d’une vie brésilienne les premiers jalons de leur magnum opus.

Le présent album se compose de douze courtes histoires centrées autour d’un univers urbain contemporain, splendidement restitué par des aplats noir et blanc d’une force expressionniste assez impressionnante. Gros plans et silhouettes lointaines se croisent ainsi dans le labyrinthe d’une cité non identifiée, dessinant les itinéraires de jeunes hommes et jeunes femmes quelque peu irrésolus ou confrontés à des alternatives incertaines. Détails d’une vie brésilienne se focalise ainsi sur des instants fugitifs de l’existence, les angles morts d’un quotidien prosaïque. Des rencontres propices à l’émotion, à la croisée du fantastique et de l’onirisme. À plusieurs reprises, les personnages sont confrontés à la multitude des possibles, mis en face des conséquences de leur choix ou du potentiel non réalisé des occasions manquées. Ils sont également exposés à la mortalité, comme dans « Joyeux anniversaire mon ami ! », ne parvenant pas à faire le deuil d’une amitié passée. Toutes ces expériences font croître le désir, esquissent les promesses d’un bonheur à portée de main ou laissent aussi libre cours aux regrets. Parmi ce florilège d’histoires, hélas souvent inabouties, retenons quand même « Autrement dit », superbe promenade nocturne dépourvue de parole, sur le fil d’un échange de regard que n’aurait pas désavoué Saint-Ex. De même, difficile de résister à « Trop tard pour un café », récit d’une rupture amoureuse anticipée, avant même qu’elle ne débute. Pour le reste, si le graphisme et le découpage sont très soignés, le traitement des sujets peine à convaincre.

Avec Détails d’une vie brésilienne, Fábio Moon & Gabriel Bá nous baladent donc dans un univers résolument urbain, déclinant un paysage de sensations où l’indicible affleure sous le langage prosaïque du quotidien. En dépit de quelques fulgurances graphiques indéniables, une impression d’inachevé ressort de cet album qui apparaît au final comme un work in progress prometteur.

Détails d’une vie brésilienne (Stories from urban Brazil, 2006) – Fábio Moon & Gabriel Bá – Éditions Urban Comics, collection « Urban Graphic », avril 2016 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Benjamin Rivière)

Roche-Nuée

Les habitués de ce blog (deux pelés, trois tondus) se rappellent peut-être de la chronique de Abandonati, petit roman sympathique de l’auteur Garry Kilworth. On reprend les mêmes et on recommence avec Roche-Nuée, lu ici dans sa réédition classieuse par la librairie Scylla, avec couverture à rabats et illustrations de Laurent Rivelaygue. Le néophyte n’entrera sans doute pas en émulsion (j’aime l’image) en lisant le nom de l’auteur (euphémisme quand tu nous tiens). À sa décharge, Kilworth n’a guère suscité l’intérêt des éditeurs, du moins si l’on s’en tient à la poignée de titres traduits jadis en Présence du futur et à la parution plus récente chez Mnémos de la série « Les Rois navigateurs ». En somme, bien peu de choses au regard de sa bibliographie outre-Atlantique.

Si Abandonati lorgnait du côté de la fin du monde, Roche-Nuée s’apparente quant à lui à un post-apo déguisé en fantasy préhistorique. Garry Kilworth s’arrange en effet pour ne rien faire comme les autres, s’emparant d’un thème classique pour lui impulser une tournure toute personnelle.

Raconté ici du point de vue d’un paria, un indésiré ayant échappé à son destin funeste pour devenir l’ombre de son frère, Roche-Nuée nous immerge au cœur d’une communauté de survivants, enferrée dans un présent se suffisant à lui-même. Dans ce futur très éloigné, où le souvenir de la civilisation se perd dans un néant matérialisé par une plaine apparemment infinie, surnommée Terres-Mortes ou Pays-Mort, le monde se réduit désormais à une étrange formation géologique où réside une matriarchie primitive.

Deux tribus se partagent ainsi les lieux selon une répartition diurne et nocturne, vivant de la chasse, de la cueillette, pratiquant une endogamie forcenée avec les risques génétiques que comporte cette pratique, tout en se nourrissant des cadavres de leurs aînés. En tant qu’indésiré, ignoré des uns et des autres, Ombre apparaît comme l’observateur idéal pour nous faire découvrir les rites et les tabous de ce microcosme villageois. Narrateur de sa propre histoire, se plaçant a posteriori, il arrange évidemment le récit à sa convenance, mais on le sent porté vers une certaine sincérité. En sa compagnie, on se familiarise avec les us et coutumes barbares, du moins au regard de nos critères moraux, de ses congénères, assistant au bouleversement progressif de leurs routines. Plus malin qu’il ne le paraît, Ombre est en fait le véritable moteur de l’histoire, agissant comme le révélateur des tensions et l’acteur des bouleversements à venir. Une révolution toutefois mesurée, se limitant surtout au rôle joué par le narrateur, dont on perçoit l’évolution entre l’incipit et la conclusion de l’histoire.

Roche-Nuée conjugue donc simplicité, limpidité de la narration et une certaine dose de naïveté, ménageant le suspense et distillant l’information avec suffisamment d’adresse pour nous laisser deviner les évidences du contexte biologique et géologique. Le roman témoigne ainsi du talent de conteur d’un écrivain dont je me dis qu’il faudrait continuer à explorer l’œuvre.

Roche-Nuée (Cloudrock, 1988) – Garry Kilworth – Réédition Librairie Scylla, 2015 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Monique Lebailly)

La Falsification de l’Histoire

L’Histoire est un sport de combat. On ne le dira jamais assez. Spécialiste de l’extrême-droite, de l’antisémitisme en France et de Vichy, Laurent Joly en fournit une preuve supplémentaire avec cet essai. Mais, pourquoi un historien porte-t-il son regard sur l’un des candidats à l’élection présidentielle de 2022 ? Tout simplement parce qu’Éric Zemmour a fait de l’Histoire l’un des moteurs de son argumentaire et de son projet politique.

« Grand pourfendeur de la confusion des valeurs, du nivellement par le bas ou de l’inculture historique de ses contemporains, Éric Zemmour participe pleinement, en vérité, de ce qu’il dénonce. Il est le produit d’un système médiatique mettant sur le même plan débatteurs professionnels et historiens, dont le savoir est dénigré ou galvaudé. »

Ayant peaufiné sa réputation de trublion et de polémiste dans les médias, le journaliste débatteur est avant tout un doctrinaire, s’étant donné pour mission de sauver la France, quitte à prendre beaucoup de liberté avec les faits historiques. Certes, le procédé n’est pas nouveau et nombreux sont ceux qui ont précédé Zemmour dans cette voie. On pense immédiatement au boulangisme, tentative de renversement de la République accomplie par pur opportunisme démagogique, avec le soutien des forces réactionnaires du royalisme. Mais, on invoque aussi les noms de Drumont, Barrès ou Maurras, théoricien du nationalisme ethnique. Une tradition qui connut son heure de gloire durant la période sombre de Vichy et dont l’échec patent a marqué le reflux, du moins pour un temps.

L’essai de Laurent Joly se pare des vertus opératoires de la vulgarisation. Par sa concision, il cherche à cerner le phénomène Zemmour pour mettre en lumière un projet politique fondé sur la falsification de l’Histoire, sur la stigmatisation des minorités et la destruction de l’État de droit. Il répond ainsi à plusieurs questions qui se posent sur le personnage et sur sa vision de l’Histoire.

Pour commencer, le polémiste joue sur l’ambiguïté de la notion de révisionnisme. L’historien est nécessairement révisionniste, mais ce processus intellectuel s’appuie sur une méthode s’efforçant d’évacuer les préjugés idéologiques et autres biais cognitifs. Il se fonde aussi sur l’étude rigoureuse des sources qui restent avant tout le cœur du métier d’historien. L’acte de falsifier l’Histoire ne se réduit pas ainsi à l’acte d’un faussaire produisant une contrefaçon sous-tendue par des intentions politiques. Lorsque l’historien « falsifie » l’Histoire, c’est pour mettre une hypothèse à l’épreuve des sources historiques. De même, de nouvelles sources ou de nouveaux outils intellectuels peuvent venir falsifier une interprétation tenue jusque-là pour vraie. L’Histoire se veut en conséquence le résultat d’un dialogue critique entre le passé et le présent.

Rien de tout cela chez Éric Zemmour qui se pose d’emblée en victime d’une doxa, celle de Paxton et de ses supposés disciples, imposant sa vision de l’histoire de France comme une vérité incontestable, avec en guise d’argument une érudition consolatrice à destination d’incultes ne demandant qu’à le croire. Il pratique ainsi sans vergogne l’art de l’à-peu-près, de la formule choc et de la citation tronquée, ne s’embarrassant pas des faits qui contredisent sa démonstration. Sous sa plume, la théorie des « deux cordes », fausse connivence entre De Gaulle et Pétain pendant l’Occupation, où l’un agite le glaive aux côté des alliés pendant que l’autre sert de bouclier afin de protéger la France, retrouve de son éclat. De même, il promeut la thèse pétainiste du moindre mal, faisant de Vichy le protecteur des juifs français, quitte à sacrifier les apatrides réfugiés sur le territoire français. En relativisant et atténuant les responsabilités, à force d’amalgame et de manipulation des sources, Éric Zemmour tente de réécrire l’histoire de Vichy pour réunir les droites, s’inscrivant dans la lignée académique d’un François-Georges Dreyfus.

Si la notion de vérité historique se prête au doute critique, les mensonges doivent être combattus avec la plus grande vigueur, sans pitié. Sur ce point, le court essai de Laurent Joly atteint son objectif, proposant une revigorante plongée historiographique dans la fabrique nationaliste de l’histoire de France. Et, comme le dit l’auteur, « Les mensonges anciens ne font pas des vérités nouvelles : l’histoire scientifique est un acte de salubrité publique à l’ère de la malhonnêteté intellectuelle triomphante. »

La Falsification de l’Histoire : Éric Zemmour, l’extrême-droite et les juifs – Laurent Joly, Editions Grasset & Fasquelle, janvier 2022