Civilizations

Aux alentours de l’an mille, la fille d’Erik le Rouge poursuit les voyages d’exploration de son père, fuyant la vengeance de ses pairs. Naviguant plein sud, elle noue ainsi contact avec les civilisations amérindiennes. Bien plus tard, en 1492, le voyage de Christophe Colomb s’achève piteusement sur les rivages de l’île de Cuba, mettant un terme à toutes les aventures ultérieures que nous connaissons. Vers 1530, Atahualpa débarque en Europe, accompagné des partisans à sa cause ayant survécu à la guerre contre son frère. Il ne tarde pas à mettre à profit la désunion qui y règne pour se tailler une place de choix.

Primé au Goncourt du premier roman pour HHhH, récipiendaire des prix Interallié et du roman Fnac pour La Septième fonction du langage, Laurent Binet n’appartient pas vraiment au Club, autrement dit les auteurs et lecteurs attirés par les problématiques et thématiques soulevées par l’Imaginaire. Son goût pour l’Histoire et la fiction le pousse pourtant avec Civilizations à aborder l’uchronie, genre ouvert à toutes les spéculations et avec lequel la science-fiction partage le même questionnement initial : et si ?

S’il est un reproche que l’on ne peut pas adresser à l’auteur français, c’est d’avoir négligé sa documentation. Bien au contraire, il semble avoir pris connaissance avec soin des contextes géopolitiques et religieux de l’Europe au XVe siècle et de l’Amérique précolombienne. Que le néophyte se rassure toutefois, Laurent Binet rend tout à fait lisible et compréhensible les faits. Nul besoin de se plonger dans des essais historiques pour appréhender la réécriture de l’Histoire qu’il nous propose ici. Entre le périple de Freydis Eriksdottir et l’arrivée imprévue des Incas dans le nouveau monde (l’Europe, suivez un peu svp), près de cinq cent années se sont écoulées. Le temps nécessaire aux Amérindiens pour domestiquer les chevaux apportés par les Vikings, pour se familiariser avec la métallurgie, la roue, et pour développer une résistance naturelle face aux germes infectieux des Levantins (les Européens). Le temps pour eux de découvrir aussi les méfaits de la poudre à canon dont étaient dotés les marins de l’expédition de Colomb.

Au terme de ces cinq cent années, ils finissent par s’imposer en Europe, profitant de l’effet de surprise provoqué par leur arrivée, mais aussi en usant des tiraillements religieux et politiques de leurs adversaires. Aux côtés d’Atahualpa et de sa poignée de fidèles, on assiste ainsi à la naissance d’une autre Europe, non plus fondée sur le féodalisme et l’exclusion religieuse, mais sur une sorte de communisme garanti par la dictature de l’Inca. Les conflits religieux sont ainsi désamorcés et la géopolitique du continent s’en trouve bouleversée, Atahualpa ayant en effet bien retenu les leçons de Machiavel dont il devient un fervent lecteur. Pour autant, tout ne va pas pour le mieux dans cette autre Histoire. La cruauté et la superstition ne sont pas évacuées par un tour de passe-passe. Batailles sanglantes, massacres, intimidation, trahison restent le lot commun des Européens, en dépit d’améliorations indéniables dans d’autres domaines. Laurent Binet inverse ainsi les perspectives sans verser dans l’angélisme, redistribuant les rôles des monarques ou de la fine fleur de l’intelligentsia de l’époque sans changer les lignes générales de l’Histoire.

Hélas, le factuel l’emporte sur le romanesque, l’auteur déroulant un récit manquant de chair, où l’uchronie emprunte les voies de la leçon doctorale, voire du récit officiel, éludant un hors-champs historique qui ne demandait pourtant qu’à vivre. À l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, Laurent Binet propose donc une uchronie stimulante dont on peut malheureusement déplorer l’aspect un tantinet didactique, bien loin du show don’t tell, en dépit d’une vraisemblance globalement satisfaisante. Civilizations est donc une bonne uchronie, mais pas un grand roman. Avis aux curieux néanmoins.

Civilizations – Laurent Binet – Editions Grasset, août 2019

Pour patrie l’espace

Second roman de François Bordes, aka Francis Carsac, réédité chez L’Arbre vengeur, Pour patrie l’espace nous rappelle que l’après Seconde mondiale a vu émerger en France une science fiction inspirée des pulps américains de l’âge d’or. Une SF calquant ses motifs sur celle prospérant outre-Atlantique, mais s’en distinguant également par un traitement axé sur les sciences humaines.

Paru en 1962 au sein de la collection « Le Rayon fantastique », Pour patrie l’espace ne dépareille pas dans une bibliothèque aux côtés de Robert Heinlein, de Poul Anderson ou Arthur C. Clarke. Space opera au souffle épique, il mêle les enjeux d’une histoire du futur aux ressorts du space opera. On y découvre une civilisation spatio-pérégrine composée de multiples cités mobiles, à la fois arcologies et astronefs. Recueilli par ce peuple des étoiles, Tinkar fait l’apprentissage de l’altérité, opposant ses préjugés à ceux de ses hôtes. Un sacré choc des cultures qui contraint le garde stellaire, défenseur fanatique de l’Empire, a reconsidérer sa foi et sa fidélité à l’aune de la liberté des Stelléens.

Toute l’intrigue de Pour patrie l’espace repose sur ce statu-quo entre le « planétaire » honni et une civilisation nomade fondée sur la libre association démocratique. Au fil du récit, on découvre ainsi les caractéristiques du peuple des étoiles, leur technologie supérieure mais aussi la faiblesse qui les pousse à accueillir Tinkar pour obtenir quelques secrets vitaux pour leur devenir, notamment dans leur guerre contre les Mpfifis, un peuple extraterrestre particulièrement belliqueux. À leur contact, il s’humanise ou du moins se dépouille de son fanatisme. Il est vrai que l’empire terrestre semble dans une situation aussi dramatique que l’Empire romain avec lequel il partage bien des ressemblances. Bref, Tinkar ne semble pas opposer une grande résistance à la culture stelléenne, même si l’assimilation n’est pas exempte de xénophobie. La sincérité et la confiance manquent des deux côtés, entretenant le malentendu. Carsac n’a pas fait des études d’Histoire pour rien. Il a également des connaissances en matière d’anthropologie et de paléontologie, comme en témoignent les morceaux de bravoure et la description des mœurs stelléennes.

En dépit du caractère nuancé du worldbuilding, on ne peut s’empêcher cependant de buter sur le caractère suranné du roman, trouvant de surcroît le récit un tantinet décousu. Le dilemme de Tinkar et ses revirements successifs agacent plus qu’ils ne suscitent le suspense. Et, ne parlons pas de ses peines de cœur dont le déroulé finit par lasser.

Pour patrie l’espace est donc un ouvrage patrimonial, inséparable de son contexte et de son époque, dont il convient d’accepter l’âge pour en apprécier le charme.

Pour patrie l’espace – Francis Carsac – Éditions de l’Arbre vengeur, septembre 2020

Joël Houssin

Avec Joël Houssin, c’est David Rome, mais aussi un peu Sacha Ali Airelle et Zeb Chillicothe qui nous quittent. Grand pourvoyeur de romans de gare, de romans de gore, d’horreur et de dystopies survitaminées, l’auteur n’a jamais pris de gants, ou alors seulement de boxe, pour divertir le quidam, alignant les histoires comme autant de candidats à un jeu de massacre. La guerre de tous contre tous n’a jamais eu de secret pour lui, que ce soit dans l’univers du Dobermann ou dans les futurs carcéraux déclinés au fil d’une bibliographie teintée du rouge et du gris d’un avenir désenchanté.

Mais, je n’oublie pas que Joël Houssin était aussi une plume incisive, garantie sans toxine de surface, l’incubateur d’un univers empreint d’une poésie du désastre n’étant pas sans évoquer l’univers urbain des banlieues délaissées par un pouvoir, au mieux négligeant, au pire criminel. Et puis, c’était un riff, rageur, électrique. Un twist ne vous lâchant qu’une fois la dernière page tournée. Alors, je ne sais pas si le Stairway go to Hell et le Highway to Heaven. Ou vice-versa. Je ne sais pas quel cheminement contre-nature a pu vous conduire du côté de Ring, éditeur quand même bien faisandé. Mais, je vous adresse le salut fraternel d’un simple lecteur Mr Houssin.

A lire sur ce blog : Banlieues rouges, Blue, Argentine, Le Temps du Twist, Loco.

Complètement à l’Est

« On allait à présent se soumettre à une souveraineté étrangère, être un hôte, c’est-à-dire devoir la fermer plutôt que jouer au fanfaron : quand on avait déclenché une guerre mondiale, assassiné les Juifs et piqué leurs vélos aux Hollandais, on n’avait pas les meilleures cartes entre les mains. »

La Prusse orientale, tel un membre amputé, démange l’inconscient allemand. Autrefois appelé Mazurie, le territoire a maintes fois changé d’allégeance, sa population contrainte aux exodes répétés dans le grand chamboule-tout de l’Est-européen, migrations slaves et Drang nach Osten germanique y compris. Tour-à-tour peuplée par les Borusses, les Baltes, les Slaves, les Allemands et les Polonais, la région a connu l’emprise de la Rus, la Lituanie, la Ligue hanséatique, des chevaliers teutoniques et du royaume de Prusse avant de retourner dans le giron polonais. Longtemps, la chape de plomb de la Guerre froide n’a fait que confirmer la fatalité historique qui y prévalait, du moins jusqu’à la chute du Rideau de fer.

La perspective de la fin du communisme a en effet réveillé les esprits et donné la bougeotte à la génération née avant les déplacements forcés provoqués par la capitulation du Reich. Les premiers « touristes » allemands ont alors franchi la ligne Oder-Neisse, effectuant une sorte de pèlerinage dans les territoires perdus, non sans éprouver une sourde nostalgie et un sentiment de culpabilité. Curieux mélange dont Jonathan Fabrizius fait l’expérience. Né sur une charrette pendant la débâcle allemande, il a été recueilli et élevé par son oncle après que sa mère soit morte en lui donnant naissance et que soit père ait disparu sur le front de la Vistule. La quarantaine bien passée, il loue désormais sa plume incisive à diverses revues, accumulant la documentation dans l’appartement hambourgeois qu’il partage avec Ulla, sa petite amie à mi-temps, employée intérimaire au musée des Beaux-Arts où elle prépare une exposition sur la cruauté. Dilettante et irrésolu, Jonathan voit se présenter une opportunité à ne pas manquer : revenir sur les lieux de sa naissance dramatique en participant à un rallye promotionnel pour la marque automobile Santubara.

Complètement à l’Est traite en vrac de culpabilité, de mémoire et de résilience. Celle du peuple allemand confronté à ses souvenirs d’un Heimat payé au prix du sang et abandonné dans le sillage de la défaite. En lisant le récit de Walter Kempowski, on se retrouve sans cesse ballotté entre la nostalgie et la honte des crimes commis au cours de l’Histoire tumultueuse de cette partie du continent européen. Entre Danzig-Gdańsk, Marienburg-Malbork, son château teutonique restauré, et les bunkers de la Wolfsschanze, on parcourt ainsi des territoires jalonnés par les vestiges de la présence allemande. Des terres désormais habitées par des Polonais méfiants, voire hostiles, où la mauvaise conscience germanique et les traumatismes du passé se tapissent jusque dans le moindre détail du paysage. La souffrance peine à s’exprimer, certains compagnons de voyage de Jonathan préférant ignorer les stigmates du passé pour considérer les polonais d’un œil critique, limite méprisant. La déliquescence du système communiste et la misère les confortent dans leurs préjugés. Les Polonais leur rendent bien ce dédain, faisant payer chèrement leur hospitalité. Entre oubli et culpabilité, le travail de mémoire s’accomplit pourtant, certes laborieusement, non sans remords et émotions, mais avec la réelle volonté de dévoiler le gâchis des vicissitudes de l’Histoire.

Road trip désabusé, Complètement à l’Est exhale également une ironie amère dont on goûte toutes les nuances avec la douloureuse certitude d’en percevoir des échos un peu partout sur le continent européen, ici et maintenant. Quelque part du côté de Günter Grass, l’œuvre de Walter Kempowski mérite plus qu’un coup d’œil distrait.

Complètement à l’Est (Mark und Bein, 1992) – Walter Kempowski – Editions Globe, février 2022 (roman traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)

Symposium Inc.

Rebecca a commis le pire des crimes possibles. Tuer sa mère, sa génitrice, l’autrice de ses jours, provoquant immédiatement l’ire versatile et tenace des réseaux sociaux. L’affaire suscite en effet les commentaires outragées de followers anonymes, convaincus de détenir, entre leurs doigts visés sur leur smartphone, le vrai et le juste. Rebecca est un monstre. Elle doit être punie, condamnée pour ce sacrilège. Pour son père, la pilule est d’autant plus amère à avaler qu’il connaissait les maux dont souffrait sa fille. Des maux qui expliquent son acte. Gourou du biopouvoir, à l’origine des « constagrammes », ce vaste programme de monitorage des taux d’hormones et des neurotransmetteurs, le bougre sait tout de l’adrénaline, la dopamine et la sérotonine. Il en connaît les effets bénéfiques ou néfastes et sait qu’il convient de les surveiller pour contrôler les humeurs et le bien être de ses contemporains. Il en connaît également la puissance destructrice ou consolatrice. Face à la vindicte populaire qui dessert la cause de sa fille, il embauche une ancienne connaissance, redoutable pénaliste du Barreau et avocate des causes perdues dont le palmarès témoigne de son expertise, au risque de raviver d’autres plaies plus difficiles à cicatriser.

Symposium Inc. a l’étoffe des textes coups de poing où les enjeux épousent les passions tristes de la comédie humaine. Doté d’une intrigue gigogne, en forme de règlement de compte au sein d’un microcosme bourgeois typiquement français, la novella d’Olivier Caruso mêle à la fois les ressorts de la comédie de mœurs, du triangle amoureux, rapports de domination et trahison y compris, aux neurosciences et à la biochimie cérébrale, devenues ici les guides suprêmes d’une humanité sous l’emprise de la chimie de ses émotions. Avec Symposium Inc. la dystopie n’est en effet jamais très loin, laissant infuser le poison de la manipulation des esprits et des corps. Une régulation des existences bien plus insidieuse et délétère que le talon de fer des dictatures, agissant sur les ressorts de la dépendance. Olivier Caruso met ainsi en scène une chimie des cœurs échappant à la raison et à la morale. Mais, la morale est-elle raisonnable ?

Alors, pourquoi n’ai-je pas adhéré à Symposium Inc. ? Pourquoi la novella d’Olivier Caruso rejoindra-t-elle finalement la liste des rendez-vous manqués de ce blog ? Pour faire simple, disons que l’écriture de l’auteur n’a guère stimulé mon empathie. Les phrases courtes, le style haché et direct, les personnages fondamentalement antipathiques ont rendu ma lecture pénible, ne favorisant pas mon immersion. En calquant la narration sur les mécanismes de l’immédiateté de la société du spectacle et des réseaux sociaux, Olivier Caruso se prive des circonvolutions descriptives qui contribuent à poser une atmosphère, à laisser affleurer l’émotion ou à dessiner en creux les caractères et les sentiments.

Symposium Inc. n’est donc pas un mauvais texte. Le propos d’Olivier Caruso ne manque pas d’ambition, suscitant la réflexion sur nos pratiques sociales et notre condition chimique. Hélas, en voulant faire correspondre le traitement à ce propos, l’auteur m’a un peu perdu en cours de route. Tant pis, il trouvera sans doute d’autres lecteurs pour chanter ses louanges.

Symposium Inc. – Olivier Caruso – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2021

Mon Chien stupide

La cinquantaine bien tassée, Henry J. Molise est arrivé à ce stade où l’on dresse un bilan de son existence, jaugeant les réalisations à l’aune des espoirs de jeunesse déçus. Le bougre n’est pourtant pas à plaindre comme en témoigne sa vaste demeure implantée au cœur d’un quartier pas trop décrépi de la conurbation de Los Angeles. Il ne peut cependant s’empêcher de nourrir un spleen tenace, ressassant son mal être dans l’alcool. Que fait-il de ce côté de l’Atlantique, lui qui pourrait couler des jours tranquilles sous le soleil de Rome ? Pourvu d’une épouse jadis aimante, mais désormais engoncée dans ses névroses, d’une ribambelle de gosses en passe d’acquérir leur indépendance, oscillant entre le statut de pique-assiette et le mépris pour des parents considérés comme des has-been, Molise ne trouve pas davantage de satisfaction dans son métier de scénariste pour la télévision, condamné à rejouer les mêmes scripts stéréotypés. Il aurait tant voulu être un écrivain renommé, auteur de futurs classiques, les tempes grisonnantes, une palanquée d’admiratrices accrochées à son mont blanc. Heureusement, il lui reste son chien, Stupide. Un monstre poilu de race indéterminée, à la tête d’ours mal léchée. Un clébard adopté sur un concours de circonstances absurde, littéralement obsédé par la gente masculine au point de vouloir lui serrer la jambe avec une ardeur priapique inconvenante. L’animal de compagnie idéal pour les vieux jours de Molise.

Court roman d’à peine deux cent pages, Mon Chien stupide témoigne de la crise de la cinquantaine d’un mâle blanc de la classe moyenne. Longtemps, Molise a entretenu l’illusion de la réussite, parfaite incarnation de l’American way of life. Désormais, il n’est plus qu’une chose ratatinée, souffre douleur d’une épouse et d’enfants ingrats qu’il ne se résout pourtant pas à détester, par peur du vide. Lâche, alcoolique et gaffeur, le bonhomme accumule les échecs et les déceptions. En proie au doute, il se fait l’observateur de la déliquescence longtemps annoncée sa famille. Un jeu de massacre dans lequel il prend sa part, ne lésinant pas sur les bévues, les mesquineries et les actes manqués.

Mon Chien stupide traite ainsi de l’érosion irrésistible des sentiments, des ambitions et de la cellule familiale américaine, en se plaçant à l’acmé de la crise. Il évoque les faux semblants, les défaites personnelles transformées en concessions raisonnables, histoire de les faire accepter plus facilement. Il laisse transparaître aussi le ressentiment latent et les illusions d’un ailleurs meilleur, sacrifiant les convenances et la civilité ordinaire sur l’autel du défoulement jubilatoire. John Fante nous dresse ainsi un tableau cruel, sous-tendu par un humour grinçant, entre tendresse et cynisme, saillies drolatiques et vacheries, ne laissant guère planer l’espoir d’un happy-end.

Drôle et cinglant, Mon Chien stupide réjouira donc le cœur de l’amateur de satire, le confortant dans sa misanthropie et lui apportant le réconfort de la mauvaise foi et de l’hypocrisie démasqués au cours d’une ordalie douce amère.

Mon Chien stupide (My Dog Stupid in West of Rome, 1985) – John Fante – réédition 10/18, novembre 2017 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Brice Matthieussent)

Sept Redditions

Sept Redditions poursuit et achève le diptyque commencé avec Trop semblable à l’éclair mais aussi la première partie du cycle «  Terra Ignota  ». Vaste fresque futuriste et utopie ambiguë, l’œuvre de Ada Palmer nous projette dans un avenir aux apparences désirables dont les fondations reposent sur un changement total de paradigme. L’autrice nous pousse dans nos ultimes retranchements, nous contraignant à abandonner nos certitudes et nos repères pour mieux nous fondre dans un habitus différent, même si en grande partie infusé à la pensée politique et morale des philosophes des «  Lumières  ». Hélas, en dépit de tous les efforts pour pacifier l’humanité et assurer son bonheur, la religion, les nationalismes, les genres et toutes les autres sources de tensions ou de discriminations ayant été effacées, la machine molle animale n’a pas renoncé à son emprise biologique sur les consciences. L’esprit de domination, de revanche, la violence et le lucre guident plus que jamais les appétits. Un triste constat dont Mycroft Canner s’est fait le porte-parole omniscient, certes non fiable, interpellant le lectorat pour susciter moult questions.

Si Trop semblable à l’éclair posait le décor, nous invitant à découvrir un univers dense et foisonnant où chaque détail, chaque révélation ajoutait une couche supplémentaire de doute à l’intrigue, l’heure est désormais venue de dévoiler les secrets inavouables et de démasquer les caractères, tout en révélant la duplicité des uns et des autres. Ada Palmer ne sacrifie pas en effet l’intrigue sur l’autel de la complexité conceptuelle ou de l’esbroufe stylistique. Bien au contraire, si les amateurs de philosophie politique trouvent ici encore matière à satisfaction, la narration ne laisse cependant aucune zone d’ombre, aucun mystère à l’écart de la résolution finale. Les événements s’enchaînent, à défaut de se précipiter, mettant en lumière les coulisses d’un véritable drame pascalien où le Léviathan de Hobbes et le droit naturel de Locke se disputent le devant de la scène avec la conception sadienne de la liberté. On assiste ainsi à l’effondrement d’une utopie fondée sur une paix usurpée et au surgissement de la guerre comme avenir inscrit au champ des possibles.

Pièce maîtresse des puissances agissant hors champs, gambit malicieux et monstre bien malgré lui, Mycroft Canner reste au centre d’enjeux politiques dont il peine à saisir les contours et dont il ne souhaite pas restituer toutes les vicissitudes. Il demeure pourtant l’explorateur des soubassements sordides d’une utopie élaborée sur le mensonge. Le pouvoir mais aussi la foi figurent au cœur de Sept Redditions. Entre raison d’État, idéal politique et mystique religieuse, Ada Palmer bouscule nos certitudes et provoque les dilemmes, nous amenant à reconsidérer à plusieurs reprises les faits. Elle sonne le glas de l’utopie agitant le spectre de la guerre de tous contre tous. Sept Redditions marque ainsi la fin de l’illusion, annonçant un retour brutal au principe de réalité.

On est maintenant curieux de voir si toutes les promesses esquissées ici seront tenues avec The Will to Battle (paru au Bélial sous le titre de La Volonté de se battre) et Perhaps the Stars. En attendant, nul doute que l’on frôle le chef d’œuvre, en dépit de quelques passages bavards, mais pas au point de refroidir l’amateur d’immersion profonde.

Sept Redditions : « Terra Ignota, livre deuxième » ( Seven Surrenders, Terra Ignota, Book Two, 2017) – Ada Palmer – Le Bélial’, mars 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Michelle Charrier)

Ring Shout

Maryse Boudreaux, Sadie et Chef forment un sacré trio. La porteuse d’épée assoiffée d’âmes, la tireuse d’élite et l’ancienne combattante de la Première Guerre mondiale, au sein des Harlem Hellfighters, n’usurpent pas le qualificatif de drôles de dames qui colle à leurs basques. Elles ne manquent pas en effet de témérité et d’insolence, aussi promptes à dégainer le flingue que les bons mots. A Macon la géorgienne, il ne fait pas bon croiser leur route lorsqu’on est suprémaciste ou sympathisant de la cause du grand mâle blanc. Elles ont tôt fait de leur faire comprendre que la capuche ne les protège pas de tout, surtout pas du délit de sale gueule qui accompagne leurs préjugés racistes. Connues comme le loup blanc dans leur communauté, on n’est pas à un paradoxe près, elles écument les lieux douteux, histoire de décaniller le Ku Kluxe enragé. Une croisade accomplie au nom du bien pour éviter de voir débarquer du côté de notre univers cette engeance malfaisante, dont les cagoulés du Ku Klux Klan font le lit avec leur haine recuite du nègre. Autant dire qu’elles ont du boulot en ce début des années 20, qui voit l’enthousiasme des cagoulés redoubler de ferveur avec la projection du film Naissance d’une nation.

Troisième titre de P. Djèli Clark traduit dans nos contrées chez L’Atalante, de surcroît récemment primé (un Locus et un Nebula, excusez du peu), Ring Shout s’impose d’emblée comme un coup de cœur où la brièveté rageuse du récit contribue à son efficacité redoutable. Court roman de fantasy urbaine horrifique, Ring Shout plonge ses racines dans la culture gullah-geechee, un corpus de contes folkloriques importé d’Afrique sur les côtes nord-américaines par les esclaves et popularisé par leurs descendants. L’auteur mêle ainsi le patrimoine ethnographique à un imaginaire science-fictif, jouant sur les ressorts des univers multiples et sur la porosité des frontières, y compris entre les genres. En conséquence, voici une histoire ayant sans doute donné du fil à retordre à la traductrice, comme en atteste P. Djèli Clark lui-même dans un avant-propos très intéressant, mais le résultat semble incontestablement à la hauteur de la langue gouailleuse, de l’atmosphère délicieusement tordue du récit et du propos sans concession de l’auteur.

Malin, P. Djèli Clark l’est à plus d’un titre. Il traite en effet de la ségrégation raciale, des lois Jim Crow et du regain de vigueur du Ku Kux Klan dans les années 20, d’une manière pugnace, ne montrant aucun état d’âme et ne laissant aucune prise au dilemme. On se situe ainsi dans le registre du combat, de l’affrontement entre le Bien et le Mal, où le Grand Ennemi prospère sur la haine raciale et sur l’injustice. En cela, Ring Shout relève bien de la fantasy, mais une fantasy urbaine qui voit les motifs et les poncifs du genre se parer des attributs de notre monde, de notre histoire, pour le meilleur et le pire, rappelant notamment à notre mémoire le massacre de Tulsa.

Fort heureusement, P. Djèli Clark n’est pas du genre à nous faire la morale ou à la leçon. Ses héroïnes se montrent suffisamment incorrectes, insolentes et libres, pour envoyer balader toute envie de croisade ou de discours militant. On reste après tout en terre de mauvais genre, comme se chargent de nous le rappeler les péripéties d’une intrigue oscillant entre horreur viscérale et fantasy épique, même si le folklore afro-américain et l’histoire apportent une contribution essentielle au propos de l’auteur et à l’atmosphère très réussie de cette novella.

Ne nous montrons donc pas négligent en économisant les compliments. Ring Shout est un texte brillant et percutant, dont le propos est bien plus riche que ne le laisse présager son intrigue. Pour cette raison, il rejoint illico mes coups de cœur et je vous enjoins de le lire. Assertion non négociable.

Ring Shout – Cantique rituel (Ring Shout or Hunting Kukluxes in the end Times, 2020) – P. Djèli Clark – Éditions L’Atalante, collection « La Dentelle du Cygne », octobre 2021 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Mathilde Montier)

Ubik

Quarante ans après sa mort, 2022 sera-t-elle l’année Philip K. Dick ? À regarder les tables des librairies, il faut le croire. Folio SF et J’ai lu rivalisent pour attirer le chaland. Du côté du second éditeur, on se fend même d’une nouvelle traduction de Hélène Collon pour l’un des romans emblématiques de l’auteur américain : Ubik. Ce titre résonne familièrement à mes oreilles. Allez savoir pourquoi ? Sans doute parce qu’il s’agit du premier livre de Dick que j’ai lu, au point de nourrir une ubiquité virtuelle ludique. Mais, au-delà de l’attachement pour ce roman précis, au-delà du néologisme crée par l’auteur, pourquoi (re)lire Ubik aujourd’hui ?

D’abord, pour la qualité de la traduction de Hélène Collon qui rafraîchit le texte originel, lui conférant fluidité et dynamisme. Certes, Dick n’est pas un grand styliste. La nouvelle traduction ne cherche donc pas à embellir sa prose. Mais, elle n’en demeure pas moins une initiative louable et bienvenue, profitable au texte comme cela a été le cas avec Le Maître du Haut-château. Les puristes ne manqueront pas de relever des modifications notables. Les neutraliseurs deviennent ainsi des inertiels et les sociétés de protection se muent en agences prudentielles pour ne citer que ces deux exemples. Rien de choquant, bien au contraire, le texte y gagnant en cohérence et rythme.

On peut relire aussi Ubik pour s’immerger dans un univers dystopique original, construit au fil d’une bibliographie prolifique comptant quelques titres désormais incontournables, y compris en-dehors du fandom. Un monde paranoïaque dans lequel il faut se préserver dans sa vie privée ou dans ses stratégies d’entreprise contre l’intrusion des télépathes, des précogs et d’autres individus dotés de pouvoirs psioniques. Contre leurs méfaits, Runciter & Associés garantit la protection, proposant les services de ses inertiels, des agents sélectionnés pour leurs capacités à neutraliser les pouvoirs psis. Dans ce futur où prévaut également la guerre de tous contre tous, rien n’est gratuit. Ouvrir la porte de son appartement ou même accéder au contenu de son réfrigérateur a un coût. On doit verser son écot à la société de consommation, acquitter son tribut au libéral-capitalisme jusqu’à l’absurde d’un contrat social tarifé. Les habitués se réjouiront bien entendu en retrouvant les conaps, les vidphones et autres homeojournaux, devenus la marque de fabrique de Dick. Mais surtout, ils seront ravis par le concept de semi-vie, cette trouvaille géniale reprise d’une nouvelle parue en 1963 (« Ce que disent les morts »). Avouons que le maintien des mourants dans un état de stase végétative, afin de garder le contact avec leur conscience, ouvre des perspectives narratives vertigineuses, y compris chez les néophytes.

Ubik dispense en effet le frisson d’un inconfort existentiel que l’on peut réduire à la célèbre formule : Je suis vivant et vous êtes morts. Jusqu’au retournement final indépassable, les personnages restent ainsi dans l’incertitude, en proie au doute et à la menace d’une attrition fatale. En particulier Joe Chip, l’anti-héros dickien par excellence, sorte de loser magnifique, sans cesse en butte à la dèche et à la dépression. Confiné dans ce qui s’apparente de plus en plus à un cauchemar, il se démène pour sauver ses agents anti-psi du sort funeste qui les attend. Confronté à une réalité fuyante, apparemment soumise à une entropie capricieuse dont les effets rendent le temps lui-même incertain, il fait face au plus grand défi de son existence. Armé d’une bombe aérosol remplie de la seule substance en mesure de guérir la réalité et de rétablir sa continuité, il nous guide dans un monde truqué, dont les contours fluctuent au gré de renversements de perspectives aptes à déstabiliser le plus fervent cartésien. De quoi mettre sérieusement à l’épreuve notre faculté au doute et notre propension à accepter comme vérité absolue les révélations de nos perceptions. Vertigineux, on vous a dit.

En dépit des cabines de vidphone, des cartes perforées, des magnétophones ou des costumes bariolés, les modes restent les principales victimes de l’obsolescence, Ubik résiste donc fièrement à l’outrage du temps, n’usurpant pas le qualificatif de classique de la SF. À la fois amusant et inquiétant, il reste plus que jamais une lecture stimulante où la satire se conjugue au malaise mortifère.

PS : Je me rends compte à l’instant que je n’ai pas mentionné la très instructive postface de Laurent Queyssi. Oubli réparé.

Ubik (Ubik, 1969) – Philip K. Dick – Éditions J’ai lu, collection « Nouveaux Millénaires », février 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Hélène Collon)