La Petite Gauloise

Court texte de presque 135 pages, La Petite Gauloise relève de l’anticipation politique, celle suspendue au-dessus de nos destins à chaque élection, celle dont Jérôme Leroy a délimité les contours dans ses romans Le Bloc et L’Ange Gardien. On y croise et côtoie fugitivement une galerie de personnages appelés à subir des désordres géopolitiques bien éloignés de leurs préoccupations quotidiennes. Ou pas. L’intrication des faits et l’effondrement des perspectives historiques refileraient illico une grippe intestinale à l’estomac du chat de Schrödinger, même le mieux armé contre les caprices des états superposés de la réalité générés par le cantique des oracles de la politique du pire.

Dans une grande ville portuaire de l’Ouest que nous n’appellerons pas Le Havre ou Saint-Nazaire, même si l’on est fortement tenté de le faire, on croise ainsi la route d’une autrice désabusée, fille sérieuse et assez douée selon ses confrères, ayant réussi à vivre de sa plume en écrivant pour la jeunesse. Pas sûr que cette activité rémunératrice lui procure toute satisfaction. Et, ce n’est pas son compagnon, de dix ans son cadet, avachi dans les draps à côté d’elle qui pourra ranimer la flamme de la passion. On rencontre aussi le professeur de lettres à l’origine de sa venue dans un lycée de cette grande ville de l’Ouest, fonctionnaire de l’Éducation Nationale tiraillé entre une mission dépourvue de sens dans l’un de ces territoires perdus de la République, comme on dit, et une frustration sexuelle digne d’une échelle de Richter détraquée. On côtoie aussi Le Combattant, tout en majuscules et certitudes, terré dans une cave, la kalach à la main. La tête truffée des formules creuses d’un imam radicalisé, prêt à en découdre avec les robocops de la SDAT, le bougre s’imagine en Syrie ou en Afghanistan, voire en Libye. On entrevoit aussi un flic de l’antiterrorisme, arabe et musulman intégré, bien vu dans son quartier habité par des cathos bon teint, avant qu’il ne soit abattu par un policier municipal surarmé, parce qu’un bougnoule qui court dans la nuit en agitant une arme, on le flingue d’abord, on pose les questions après. Et puis, on aperçoit la silhouette évanescente de la Petite Gauloise, adolescente solitaire et mutique, libre de son corps et vagabondant en esprit, loin des tensions qui couvent dans la cité des 800 surplombant le centre de la grande ville de l’Ouest, très loin de la géopolitique et de ses désordres. L’image de l’innocence. Ou pas.

Jérôme Leroy reste fondamentalement un moraliste attaché à des valeurs, plutôt de gauche, qui aime affûter sa plume au fil d’une actualité meurtrière, anxiogène et désolante. Les attentats terroristes qui ont ensanglanté la France, la poussée des idées d’extrême-droite, dédiabolisées en direct et servies sur un plateau (de télé) par des médias et des politiques rendus fiévreux par la recherche du scoop ou du clash, fournissent à l’auteur le cadre où dérouler une anticipation politique dépourvue de toute poésie ou de toute utopie. Sur un ton cynique, non exempt de railleries, il n’épargne rien ni personne, dressant un portrait qui serait d’une noirceur étouffante s’il n’était sous-tendu par une ironie mordante, un recul omniscient dont il s’amuse lui-même dans le récit. Les petites lâchetés comme les grandes causes passent ainsi à la moulinette de sa plume caustique et désenchantée.

Et pourtant, le mirage de la Douceur n’est jamais très loin. Il miroite à l’horizon comme la mer dont le ressac vient laver les souillures sur la plage. Un hors champs à l’abri des désordres du monde. La Petite Gauloise oscille ainsi entre la nostalgie d’un ailleurs jamais advenu et pourtant éminemment désirable, un ailleurs débarrassé de la démagogie et de l’absurdité mortifère des idéologies, et la triste réalité d’une banlieue sans avenir, d’un lycée professionnel sans moyens, tous deux sacrifiés sur l’autel de la géopolitique, des égoïsmes bien compris et du double langage.

Tragique jusqu’à l’implacable absurdité de son dénouement imprévu, La Petite Gauloise renvoie dos à dos les bonnes consciences arrogantes et les faiseurs de radicalité, qu’ils soient sur les plateaux de télé ou dans les salles de prières clandestines. Avec cette novella rageuse, Jérôme Leroy pratique une distanciation sarcastique salutaire et nécessaire.

La Petite Gauloise – Jérôme Leroy – Rééditions Gallimard, collection « Folio policier », février 2019.

Collisions par temps calme

Dans le meilleur des mondes possibles, Sylas coule des jours paisibles sur son île bretonne, partagé entre son activité d’ingénieur système et sa passion pour la voile. Depuis que l’humanité a confié son destin à Simri, l’intelligence artificielle bienveillante, les fléaux qui la frappaient périodiquement ont été remisés dans les poubelles de l’Histoire, aux côtés des scénarios catastrophe avortés et autres propositions d’avenir erronées. Brave Simri ! Cinquante années de paix, de douceur, au rythme de la reconstitution progressive de l’écosystème, mais aussi d’une gouvernance bienveillante, fondée sur la sobriété et la coopération. Hélas, le bonheur de Sylas est entaché par sa sœur, résolue à user de son droit à renoncer à la protection et au confort garantis par Simri. Autrement dit, Calie souhaite devenir une A-citoyenne, disparaître des radars pour se couler dans l’anonymat et l’incertitude du lendemain. Un processus irréversible.

Troisième titre paru dans la collection « Eutopia » des éditions de La Volte, Collisions par temps calme renoue avec l’utopie, un exercice de pensée revigorant délaissé depuis trop longtemps au profit des dystopies et autres contre-utopies, nées sur le terreau du désenchantement et des contingences de la réalité. Mais, qu’est-ce que la réalité ? Un état de conscience résultant de l’effondrement de toutes les autres perspectives ? Un paradigme issu d’une volonté politique commune, déterminée à le faire advenir, à le faire surgir au sein des multiples possibilités ? Un jardin aux sentiers qui bifurquent dont il convient de cultiver les plates-bandes et de tailler l’arborescence des possibles ? Un océan dont on épouse la houle pour mieux tracer sa trajectoire, contre vent et marée ? Ou plus simplement une montagne dont les deux versants dessinent une ligne de crête étroite, départageant un adret désirable et un ubac cauchemardesque ?

Au-delà du simple vertige spéculatif, la novella de Stéphane Beauverger propose une belle réflexion sur la faculté de l’humain à faire ses propres choix. Que vaut en effet le bonheur si on ne peut s’y soustraire ? Que vaut-il s’il suffit seulement de lâcher prise pour échapper à toute responsabilité ? Face au dilemme personnel de Sylas, Stéphane Beauverger se garde des réflexes technophobes et des ambiguïtés de l’idéalisme. Il oppose au désir d’utopie des choix de vie divergents, irréconciliables, déroulant et recoupant les points de vue sans chercher à donner raison à l’un ou à l’autre.

Collisions par temps calme nous laisse donc pensif, en proie à un vertige moral et politique, où surnage l’impression d’être né sur le mauvais versant du monde. Il ne tient pourtant qu’à nous de faire de cette expérience de pensée science-fictive une réalité afin de repousser les noires prophéties auto-réalisatrices qui obèrent notre avenir.

Collisions par temps calme – Stéphane Beauverger – Éditions La Volte, collection « Eutopia », octobre 2021

Valerio Evangelisti

Fatalité quand tu nous tiens. Funeste période que ce début 2022 qui voit disparaître Valerio Evangelisti après Joël Houssin. Ainsi va la vie.

Peut-être plus connu dans nos contrées pour le cycle de fantastique horrifique consacré au personnage historique de Nicolas Eymerich, réédité et prolongé à la Volte, Evangelisti était aussi un excellent auteur de Western, de roman noir et social.

Les habitués de ce blog pourront se faire une idée partielle sur ce dernier aspect de l’œuvre de l’auteur transalpin en consultant les chroniques de Black Flag, Anthracite et Briseurs de grève. Pour le reste, il me reste beaucoup à découvrir. Ciao Valerio.

Les Maîtres des dragons

Publié au sommaire du tome 2 de « l’intégrale des nouvelles » de Jack Vance, Les Maîtres des dragons n’usurpe pas le qualificatif de petit classique de la science fiction qui lui vaut d’être réédité ici dans une version superbement illustrée par Nicolas Fructus, comme l’ont été Harrison Harrison et La Quête onirique de Vellitt Boe. Voici une belle occasion de retrouver l’imaginaire baroque de l’auteur américain, même s’il ne s’agit pas de la partie la plus marquante de son œuvre, en dépit du prix Hugo venu récompenser le présent texte en 1963.

L’humanité a trouvé refuge sur Aerlith échappant à l’extinction totale provoquée par la destruction de l’Empire terrestre. Côtoyant désormais les Sacerdotes, un peuple d’ermites aux pouvoirs inconnus et inquiétants, elle a développé sur la planète une société féodale reposant sur une caste de chevaliers, éleveurs de dragons sélectionnés pour leurs compétences guerrières. Des créatures spécialisées servant à la fois de montures et de combattants, surnommées Harpie, Terreur bleue, Démon ou encore Mastodontes. Retranchés aux tréfonds de leurs complexes troglodytiques respectifs, Joaz Banbeck et Ervis Carcolo entretiennent un statu-quo fragile entre leurs deux clans, le second ne songeant qu’à s’emparer du Val Banbeck afin de restaurer sa souveraineté jadis ébranlée par l’assaut extraterrestre mené par les Basiques. Fourbissant ses armes et dragons, il prépare ainsi sa revanche, ne tenant pas compte de la mise en garde de Joaz, convaincu du retour imminent des Basiques.

Ne tergiversons pas. Si Les Maîtres des dragons ne dépare pas dans l’œuvre de Jack Vance, le roman n’appartient cependant pas aux grandes gestes héroïques et truculentes de l’auteur, où s’accomplissent le destin et la vengeance d’un personnage solitaire, réduit le plus souvent à un archétype, dans le décor d’un monde exotique dont on découvre progressivement le caractère insolite. Il opte ici pour la concision, se contentant de dérouler une trame minimaliste dans un paysage minéral et poussiéreux, composé de canyons et de mesas désertiques. Le récit doit ainsi son inspiration autant au registre de la science fiction qu’à celui de la fantasy, voire du western. Comment en effet ne pas considérer la rivalité entre Banbeck et Carcolo comme la transposition d’un duel sous des cieux étrangers ? Comment s’empêcher de comparer leur domaine respectif aux vastes ranchs de l’Ouest américain ? On laissera le lecteur juger de l’effet provoqué par ces paysages extraterrestres marqués par le vent et l’ardeur du soleil, où s’accrochent des pionniers durs à la peine, viscéralement attachés à leur liberté.

L’amateur de complexité et de luxuriance descriptive ne trouvera hélas sans doute pas matière à satisfaire ses déviances, tant les événements ne ménagent guère de surprises, en dépit des manipulations de Joaz Banbeck, le plus calculateur des deux maîtres des dragons. Néanmoins, on espère qu’il appréciera la mise en abyme tordue offerte par le dénouement et l’attitude ambiguë des Sacerdotes, qui ne peuvent mentir lorsqu’on les interroge, mais se débrouillent pour en dire le moins possible sur leurs desseins. Un tour de force vancien.

Roman à l’intrigue simple et aux enjeux limités, Les Maîtres des dragons ne manque toutefois pas de charme, mêlant le plaisir de la géographie imaginaire à un antagonisme insoluble dont les multiples occurrences font le sel d’un récit divertissant.

Les Maîtres des dragons (The Dragon Master, 1963) – Jack Vance – Éditions Le Bélial’, octobre 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Brigitte Mariot)

Puces

« L’évolution est du côté des cerveaux […] Et les meilleurs cerveaux existants ne sont plus les nôtres. »

On inaugure à Washington la nouvelle merveille du monde, l’équivalent ultramoderne du Parthénon, du château de Versailles ou de la Tour Eiffel. Pour assurer sa sécurité et son confort, l’humanité peut désormais se reposer sur le Centre national de gestion informatique, plus familièrement appelé le Cerveau. Une structure qui ouvre en fanfare l’ère des technologies de l’information. Concepteur et administrateur de cet impressionnant outil technologique, le docteur Thomas Heller est intimement persuadé de la logique implacable de son raisonnement. Le Cerveau va assurément permettre à l’humanité d’atteindre un stade supérieur de son développement. Tous les risques de dérapage ayant été évalués et chiffrés, bien peu osent encore émettre des réserves, y compris l’opposition, peu-à-peu laminée par une intense opération de communication. Mais, un événement imprévu vient enrayer cette belle mécanique. D’abord sous la forme d’une allergie cutanée irritante, puis de manière plus alarmante en s’incarnant sous la forme d’essaims de puces agressives.

« Le monde n’avait pas besoin de plus de chiffres. »

À bien des égards, Puces préfigure notre société technicienne où l’outil informatique, par son omniprésence, conditionne notre travail, nos loisirs, nos communications et une part de plus en plus importante de notre vie sociale, certes pas toujours pour le meilleur de la rationalité. Le réseau, via ses multiples terminaux de connexion, anticipe nos désirs, nous divertit, nous permet de communiquer et gouverne nos consciences, l’algorithmique pourvoyant (en principe) à nos besoins et encourageant notre attachement au modèle social dominant. Certes, si Theodore Roszak dresse un portrait effrayant de cette société de contrôle, il n’a cependant pas imaginé la part d’irrationnalité du phénomène et la viralité des pulsions, grandement facilitée par l’Internet, la téléphonie mobile et les nombreuses applications numériques de notre quotidien.

Si la catastrophe est le moteur du présent roman, celui-ci propose également une alternative aux dérives d’une technocratie toujours plus envahissante, synonyme d’aliénation, de guerre et de dégradation de l’environnement. Une vision sans doute plus optimiste que l’avenir imaginé par les Cyberpunks, mais qui paraît hélas désormais complètement folklorique.

Puces (Bugs, 1981) – Theodore Roszak – Réédition Le Livre de poche, 1987 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Polanis)

La Route

« Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d’avant. Comme l’assaut d’on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. »

Un homme, un enfant avec pour unique bagage le contenu d’un caddie. Un père et son fils qui marchent sur la route, à la fois fil conducteur du récit et ligne de fuite pour eux. Nous ne saurons rien de plus, ni sur le passé des deux survivants, ni sur l’origine de la fin de l’humanité. L’homme et l’enfant traversent un paysage calciné. Ensemble, ils marchent vers le sud. Vers la côte. Vers l’espoir, peut-être. Toujours sur la route.

« Sur cette route il n’y a pas d’homme du Verbe. Ils sont partis et m’ont laissé seul. Ils ont emporté le monde avec eux. Question : Quelle différence y a-t-il entre ne sera jamais et n’a jamais été ? »

Du passé, ce qui a été, il ne reste rien. Ou si peu. Juste des vestiges, même pas des reliques. Des villes pillées et désertées ; des maisons éventrées, leurs œuvres vives exposées à la pluie et au vent ; des épaves de véhicules attaquées par la rouille ; des friches incultes souillées par la cendre ; des squelettes d’arbres charbonneux qui hachurent l’horizon ; des carcasses animales et humaines desséchées, un monde ossifié sous un soleil blafard. Des descriptions dépouillées jusqu’à l’épure. Économie de mots, maximum d’effet. Et, la route.

« L’enfant lui posait parfois des questions sur le monde qui pour lui n’était même pas un souvenir. Il avait du mal à trouver une réponse. Il n’y a pas de passé. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Mais il avait renoncé à lui dire des choses de son invention parce que ces choses-là n’étaient pas vraies non plus et ça le mettait mal à l’aise de les dire. L’enfant avait ses propres illusions. Comment est-ce que ça serait au sud ? Y aurait-il d’autres enfants ? Il tentait d’y mettre un frein mais son cœur n’y était pas. Qui aurait eu le cœur à ça ? »

Quelques souvenirs d’avant hantent l’homme, mais l’enfant est vierge de ceux-ci. Vagues clichés d’antan, ultimes touches colorées dans un environnement désespérément gris. Ce sont désormais des fables, un pâle reflet du monde d’avant, de toute manière condamné à disparaître avec l’homme.
Mais pas la route.

« Aucune liste de choses à faire. Chaque jour en lui-même providentiel. Chaque heure. Il n’y a pas de plus tard. Plus tard c’est maintenant. »

L’existence est désormais réduite à l’essentiel : manger, dormir, se protéger des intempéries. Marcher sans cesse, par étapes. Économiser ses forces, sans oublier de chercher de quoi survivre, des boîtes de conserve rescapées, des grains tamisés, des fruits déshydratés, de l’essence éventée, des balles pour le revolver et d’autres objets manufacturés à faible valeur ajoutée mais à haute valeur vitale. Les blocs de texte rythment la marche. Des dialogues brefs qui expriment eux-aussi l’essentiel de la vie. Sur la route.

« On n’est pas des survivants. On est des morts vivants dans un film d’horreur. »

Marcher encore. Impossible de s’arrêter ou pas trop longtemps car les autres guettent. Les autres survivants. Les méchants. Une humanité retournée au stade des chasseurs-cueilleurs. Chasseurs de viande humaine et cueilleurs des derniers fruits de la civilisation, glanés dans les ruines ou dérobés à son prochain ; des concurrents dans la course à la vie, des prédateurs, bourreaux et victimes confondus. Seuls contre tous, l’homme et l’enfant marchent. L’angoisse leur noue les tripes. Le péril est réel et imprévisible. Pourtant l’espoir n’a pas déserté complètement le cœur de l’enfant. Peut-être, y a-t-il encore un autre homme et un autre enfant qui vivent ailleurs. Peut-être même au bout de la route.

« Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. »

Qu’est-ce qui les fait encore avancer ? En-dehors du mouvement mécanique de leurs pas. Qu’est-ce qui les porte toujours en avant ? L’instinct de conservation ? La foi tout simplement. Marcher est un acte de foi. Mais Dieu est mort. Et de toute manière, « Là où les hommes ne peuvent pas vivre les dieux ne s’en tirent pas mieux. » Pourtant le monde recèle encore de nombreuses merveilles pour qui sait regarder. Pour qui croit.

La Route de Cormac McCarthy (The Road, 2006) – Éditions de l’Olivier, janvier 2008 / Réédition poche, mai 2009 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par François Hirsch)

TysT

Le nouveau texte de luvan doit paraître chez Scylla où il fait l’objet d’un financement participatif. N’hésitez pas à aller voir, à vous laisser tenter, à céder à la compulsion, d’autant plus que l’ouvrage bénéficie d’illustrations évocatrices de Stéphane Perger et d’une proposition de jeu de Melville.

Court roman flirtant avec le format de la novella, TysT (les majuscules ont leur importance) distille une fantasy en contrebande, à mille lieues des récits épiques ou des clichés bas de plafond de la Hard Fantasy, nous proposant à la place une immersion, au sens propre comme au figuré, dans un univers qui ne se livre pas sans lâcher prise. Difficile en effet de résumer l’histoire, de crainte d’en affaiblir la poésie intrinsèque, une prose s’apparentant à un rhizome dont chaque motif, chaque image, affleure sous le terreau fertile du légendaire des contes.

Si l’on retrouve le lieu commun de la quête, celle-ci ressemble davantage à un fil directeur, le fil d’Ariane d’une errance à travers un paysage mental dont les strates multiples semblent d’une porosité piégeuse, propice aux détours, voire aux digressions. Entre pays vif et pays dormant, difficile de ne pas se perdre, tant les échos suscités par le cheminement de la voyageuse éveillée, narratrice de sa propre histoire, font obstacle à la compréhension ou plus simplement distraient l’attention du lecteur. On est donc réduit à l’accompagner, cantonné au rang de spectateur de sa quête et des incertitudes du sautillement narratif d’un récit merveilleux masquant un arrière-plan moins enchanteur. Un futur dominé par une junte variable, où l’on panse les plaies d’une troisième guerre mondiale que l’on devine destructrice, à l’ombre d’une nouvelle religion. Un monde tributaire de l’aptitude à raconter des histoires afin de réenchanter un quotidien bien morne, mais aussi afin de soigner un réel en souffrance.

Histoire de poursuivre l’expérience, un jeu d’écriture conçu par Melville prolonge le texte de luvan, ouvrant des perspectives ludiques pour qui se sent l’esprit curieux et aventureux. Pour les autres, reste la musique entêtante de la prose de l’autrice. Une mélopée aux accents païens qui fait vibrer la corde sensible et cherche à transcender la tristesse du monde.

TysT – luvan – Éditions Scylla, 2022

Aldobrando

Avec Gipi au scénario et Critone au dessin, Aldobrando tient toutes les promesses esquissées par un synopsis lorgnant du côté du conte initiatique. L’histoire emprunte son décor à une imagerie médiévale inspirée des XIIIe-XIVe siècles. Soldats lourdement armés, hauberts noircis par l’usure et hardes crasseuses, l’engeance humaine ne ressort pas grandie par cette représentation, d’autant plus que son pendant populaire, composé de gueux aux trognes patibulaires, inspire surtout la crainte d’une violence aveugle à la pitié. On relève aussi, ici et là, quelques anachronismes et autres barbarismes, notamment une bande d’assassins armés en gladiateurs et une « fosse » aux allures d’arène. Tous ces détails ne font finalement que confirmer le caractère imaginaire d’une histoire ressortissant de la fantasy.

Abandonné dès sa prime enfance par un père voué à la « fosse » pour une question d’honneur, Aldobrando vit ses premières années en orphelin auprès d’un magicien chargé de l’éduquer et de faire de lui un homme, selon l’ultime volonté paternelle. Devenu un adolescent chétif, naïf et maladroit, dépourvu de la malice du monde, il est poussé hors de l’antre de son protecteur, avec pour mission de lui trouver de l’herbe du loup, seul remède pour guérir une blessure à l’œil avant qu’elle ne s’infecte. Jeté sur la route, dans la neige, avec comme seule arme une épée en bois, le jeune homme ne tarde pas à croiser un fugitif en qui il croit voir un chevalier. La compagnie du bougre le fait tomber dans les rets de soldats prompts à appliquer une vengeance expéditive au nom de leur souverain tyrannique. De l’obscurité angoissante des cachots à l’ombre paisible d’une forêt giboyeuse, en passant par les chemins périlleux de la civilisation, il se familiarise peu-à-peu avec le monde et les passions tristes qui l’animent. Il découvre ainsi l’arbitraire, l’injustice et la violence d’une humanité jamais à cours de vilenies. Mais, il y rencontre aussi un amour faisant écho à la pureté de son cœur.

Albobrando n’usurpe pas le qualificatif de récit sensible et léger, convoquant avec brio tous les archétypes du conte. Non sans faire montre de l’ironie subtile du Pinocchio de Collodi, la bande dessinée de Gipi & Critone ne manquera pas de rappeler aussi aux connaisseurs le roman de T.H. White, L’Épée dans la pierre. À la différence du héros britton, et même s’il partage avec lui le deuil d’une enfance volée, Aldobrando n’est pas voué à reprendre un pouvoir usurpé jadis pour se conformer à la volonté d’une destinée immanente. Bien au contraire, il est libre, définitivement étranger à la convoitise et à l’instinct de domination, préférant chercher à comprendre et à bien faire, en dépit de la faiblesse de ses moyens. Guidé par la pureté intrinsèque d’une empathie généreuse, il agit comme un révélateur pour autrui. À son contact, la brute monstrueuse retrouve l’amour et se découvre un sentiment de justice. Le valet falot, sorte de Quichotte de pacotille, enfant né de la honte en proie à toutes les lâchetés pour échapper à son sort, se révèle prêt à gouverner avec équité. Conjuguant les registres du récit picaresque et du roman philosophique, Aldobrando dévoile progressivement ses enjeux, proposant une réflexion astucieuse sur la liberté et les responsabilités qui en découlent.

Superbement mis en images par Luigi Critone et enluminé de riches couleurs par Francesco Daniele & Claudia Palescandolo, Aldobrando apporte un peu de merveilleux et de générosité dans un monde qui hélas en manque beaucoup.

Aldobrando – Gipi & Luigi Critone – couleurs Francesco Daniele & Claudia Palescandolo – Éditions Casterman, janvier 2021 (bande dessinée traduite de l’italien par Hélène Dauniol-Remaud)

Lord Cochrane vs l’Ordre des Catacombes

Après avoir inspiré la « Saga de Sharpe », écrite par Bernard Cornwell, ou encore celle de « Horacio Hornblower », déclinée en plusieurs épisodes par C. S. Forester, voire le personnage de Jack Aubrey imaginé par Patrick O’Brian, la vie de Lord Cochrane n’attendait plus qu’un auteur prêt à céder à l’attrait de l’adaptation romancée pour entrer dans le domaine de la fiction. Porté aux nues pour ses exploits, puis décrié pour ses manœuvres frauduleuses, le dixième comte de Dundonald a connu en effet une carrière militaire et politique pour le moins chaotique, flirtant successivement avec les honneurs et la disgrâce, avant de connaître la réhabilitation. À n’en pas douter, le bonhomme était un aventurier, prêt à toutes les témérités pour contribuer à sa gloire personnelle, mais aussi un radical, soucieux de progrès dont la postérité a fait un héros libérateur.

Gilberto Villarroel a fait du personnage historique un gentleman voyageur, impulsif et courageux, prêt à saisir les opportunités qui s’offrent à lui pour servir sa cause et celle de ses amis. Un personnage généreux et fidèle, déterminé à défendre le génie humain avec cette touche de panache le rendant immédiatement sympathique. S’il pensait en avoir définitivement fini avec Cthulhu, les faits se chargent de le détromper, onze ans après son coup d’éclat dans la rade des Basques. Les nombreux disciples de l’entité cosmique complotent en effet dans l’ombre des catacombes parisiennes afin de précipiter le retour de celui qui rêve et attend. Ils écrivent son évangile impie, préparant son avènement futur et la restauration de sa domination absolue et universelle. Face à la menace, Lord Cochrane peut compter sur l’amitié des frères Champollion et sur la fraternité martiale de ses ennemis d’hier. Une communauté regardée avec méfiance par les pouvoirs issus de la Restauration.

Lord Cochrane vs l’Ordre des Catacombes renoue avec les recettes du précédent épisode des aventures du héros de papier de Gilberto Villarroel. Car, si Thomas Cochrane est un personnage historique avéré, l’auteur chilien s’amuse manifestement beaucoup à enrichir sa biographie d’épisodes inédits et de péripéties bigger than life, conférant à son existence un surcroît héroïque romancé fort divertissant. Nul déplaisir à craindre en effet, Villaroel connaît bien les recettes et les archétypes du roman d’aventures. Sous sa plume, l’imaginaire lovecraftien continue à se mêler avec bonheur à l’Histoire, celle de l’Europe au temps de la réaction monarchique, celle du reflux temporaire des idéaux révolutionnaires, mais aussi celle des sociétés secrètes et loges maçonniques œuvrant dans l’ombre afin de renverser l’ordre établi.

Abandonnant le décor océanique de la rade des Basques, l’auteur projette son intrigue dans le cadre familier du Paris au début du XIXe siècle, provoquant moult réminiscences auprès du lecteur accoutumé à la littérature populaire de cette époque. Si l’histoire y gagne incontestablement en familiarité, elle y perd hélas aussi un peu de sa fraîcheur et de cette originalité que lui conféraient les espaces maritimes de l’ouest charentais. Pas le temps cependant de le déplorer, toute réticence se trouve balayée par le souffle irrésistible d’un récit trépidant, ne craignant pas de mélanger les genres et les époques.

Entre fantastique, horreur cosmique et péplum, Gilberto Villarroel ne nous laisse pas le temps de nous ennuyer, déroulant un récit qui, s’il reste très prévisible et assez balisé, n’en demeure pas moins amusant et épique. Et, comme le héros aux milles vies, on se doute bien que Lord Cochrane reviendra, encore. On sera toujours présent pour le lire.

Lord Cochrane vs l’Ordre des Catacombes (Lord Cochrane y la hermandad de las catacumbas, 2018) – Gilberto Villarroel – Éditions aux Forges de Vulcain, février 2021 (roman traduit de l’espagnol [Chili] par Jacques Fuentealba)

Autochtones

Une ville, quelque part en Ukraine post-soviétique. L’incertitude règne en maîtresse sur des terres autrefois polonaises, austro-hongroises, soviétiques et désormais en proie au tourisme de masse, des hordes de Japonais rendant périlleuse la traversée du centre-ville. La Wehrmacht a sillonné les lieux jadis, raflant les Juifs pour les expédier vers leur destination finale, avant de succomber à son tour à la pression de l’armée rouge. De cette époque, la ville garde diverses traces, surtout dans les mémoires de vieux messieurs attachés à leurs secrets. Débarqué de Saint-Pétersbourg en qualité de journaliste enquêteur œuvrant dans le domaine de l’art, un inconnu se pique de curiosité pour un groupe de l’avant-garde artistique des années 1920 qui aurait donné une unique représentation à l’opéra du coin. Une œuvre intitulée La Mort de Pétrone, dont on raconte qu’elle aurait plongé le public dans la folie collective. Sauf qu’une fois sur place les obstacles s’accumulent, compliquant l’enquête. Les faits échappent à la mémoire des vieux barbons du cru, ex-directeurs littéraires, collectionneurs, archivistes et autres critiques d’art. Ils plongent également les rares descendants des interprètes de l’opéra dans les faux-fuyants, au point de susciter le malaise, d’autant plus qu’autour de cette représentation gravitent tout un tas de curieux, chauffeur de taxi, vieux monsieur trop poli pour être honnête, riders sans entraves et serveuse au café, une foule bien trop empressée à voir solutionner l’énigme de cette unique représentation.

Second roman traduit dans nos contrées après L’OrganisationAutochtones confirme la singularité de l’imaginaire de Maria Galina. De cet univers volontiers absurde, aux références littéraires foisonnantes, mélange de post-soviétisme dépressif et de fantastique lorgnant du côté du réalisme magique, on ressort un tantinet déstabilisé. Les autochtones de l’autrice russe ne se livrent pas sans quelques efforts. Pratiquant l’art de l’ellipse, semant la confusion et cachant les faits sous de multiples couches de mensonges, ils suscitent une impression d’inquiétante étrangeté. Et les moins inquiétants ne sont pas ces créatures échappées d’un bestiaire fabuleux, vampire, loup-garou, sylphe, salamandre, dieu sumérien et autres extraterrestres. Bien au contraire, les personnages les plus dangereux errent aux marges de la normalité, faisant de la banalité de leur existence une couverture efficace.

Dans une forme narrative ne ménageant guère la suspension d’incrédulité, Maria Galina nous immerge au cœur d’une intrigue tortueuse, aux marges de l’histoire tragique de ce bout de continent européen, de l’enquête policière et du fantastique. Pratiquant le changement de cadre impromptu, mêlé à une certaine forme de poésie, l’autrice déboussole le lecteur, prenant un malin plaisir à l’égarer dans un récit labyrinthique et redondant, où chaque détail prosaïque, chaque référence érudite, contribue à la bizarrerie de l’ensemble et recèle une part de vérité dont le sens ne se dévoile qu’à force de ténacité.

Bref, Autochtones n’usurpe pas sa qualité de lecture rude, mais finalement suffisamment bizarre pour que l’on ait envie de pousser l’expérience jusqu’à son terme. Avis aux amateurs.

Autochtones – Maria Galina – Editions Agullo, janvier 2020 (roman traduit du russe par Raphaëlle Pache)