Simulacres martiens

On savait déjà qu’Eric Brown appréciait les pulps. Désormais, on peut ajouter à ses centres d’intérêt le roman feuilleton, comme en atteste cette novella au titre très dickien de Simulacres martiens. Les lecteurs de Bifrost ont pu découvrir ce penchant avec la nouvelle « La Tragique Affaire de l’ambassadeur martien » inscrite au sommaire du numéro 105 de la revue. Le présent texte prolonge l’expérience dont mon petit doigt me dit qu’il a servi de matrice au roman The Martian Menace, paru en 2020.

Retrouvons donc Holmes et Watson après la seconde invasion des Martiens, une conquête couronnée cette fois-ci de succès, les envahisseurs ayant pris la précaution de se faire vacciner contre la faune microbienne de notre planète. Pour l’occasion, les Martiens semblent également avoir renoncé à leur volonté d’extermination de l’humanité, optant pour une conquête douce qui cherche plus à séduire qu’à contraindre. En dépit de la présence menaçante des tripodes aux points stratégiques de la capitale londonienne, ils se montrent en effet désormais plus soucieux de progrès et de coopération, nouant des relations amicales avec les leaders d’opinion et les célébrités de ce début du XXe siècle.

Dans ce contexte d’occupation, loin de succomber au défaitisme ou à l’aiguillon de la révolte, le redoutable logicien de Baker Street laisse libre cours à sa curiosité naturelle, accumulant les connaissances sur les envahissants mentors de l’humanité, tout en leur rendant fort opportunément de menus services. L’ambassadeur martien lui propose ainsi d’enquêter sur le meurtre d’un compatriote, lui faisant miroiter la perspective d’une investigation sur le lieu du crime, c’est-à-dire en terre étrangère, autrement dit sur Mars. Accompagné de l’inséparable Watson et en compagnie du célèbre professeur Challenger, Holmes rejoint sans tarder la base martienne de Battersea pour embarquer sur le gigantesque vaisseau de ligne à destination de la Planète Rouge, se réjouissant par avance des aventures qu’il s’apprête à y vivre, non sans prêter une oreille attentive aux rumeurs de complot colportées par les agitateurs terriens.

Court texte d’une centaine de pages, Simulacres martiens n’usurpe pas le qualificatif de pastiche distrayant et respectueux de ses devanciers. À l’image de La Machine à explorer l’Espace de Christopher Priest, l’auteur britannique acquitte son tribut à Arthur Conan Doyle et Herbert George Wells de manière fort honorable, ne confondant pas l’obséquiosité et l’hommage. Vif, enlevé et émaillé d’une touche d’humour légère, le récit d’Eric Brown s’amuse des poncifs et codes mis en place par ses illustres prédécesseurs littéraires. Le voyage de Holmes et consorts ne ménage ainsi guère de temps morts. Complot, trahison, bataille rangée se succèdent sans entacher un seul instant une incrédulité toute entière suspendue aux marottes d’un merveilleux scientifique délicieusement suranné.

Novella fort sympathique, on ne peut guère reprocher à Simulacres martiens qu’un dénouement ouvert, voire inachevé, laissant le lecteur dans l’expectative, au seuil d’aventures dont Eric Brown ne fait qu’esquisser les contours. Pour en connaître le déroulement, sans doute faudra-t-il lire The Martian Menace.

Simulacres martiens (The Martian Simulacra, 2018) – Eric Brown – Édition Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », janvier 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

Le Serpent Ouroboros

À l’occasion du centenaire de la parution du roman de Eric R. Eddison, les éditions Callidor propose une intégrale anniversaire du Serpent Ouroboros, précédemment édité en deux volumes dans leur belle collection « L’Âge d’or de la Fantasy ». Un fort beau et gros livre, préfacé par Ellen Kushner, illustré par Emily C. Martin, enrichi de surcroît d’illustrations de Keith Henderson et d’une postface de C. S. Lewis.

De quoi succomber à la tentation et au vice de la collection, même si l’investissement peut paraître onéreux en ces temps de pouvoir d’achat amoindri. Nul doute cependant que l’amateur de Fantasy classique trouvera satisfaction à la dépense, on va le voir.

L’œuvre d’Eric R. Eddison n’est pas des plus connues dans nos contrées où le succès du Seigneur des Anneaux a eu tendance à éclipser ses prédécesseurs. Si Ellen Kushner pointe l’effet d’aubaine dont a profité le roman d’Eddison lors de sa réédition dans les années 1970, elle pointe surtout les différences entre son œuvre et celle de son compatriote J.R.R.Tolkien. Un fait dont on se rend compte rapidement à la lecture du Serpent Ouroboros. Le récit tient en effet davantage de l’heroic fantasy, déroulant son intrigue dans un décor entretenant une certaine parenté avec l’imaginaire extraplanétaire d’un Edgar Rice Burroughs. Mais, comme chez Tolkien, les mythologies nordique et antique prennent leur part dans le worldbuilding, contribuant au moins autant au dépaysement du lecteur.

Dans le cadre exotique et fantaisiste de la planète Mercure, Eddison fait surgir tout un univers médiéval où, entre montagnes et fjords, forteresses inexpugnables et palais cyclopéens, paladins et magiciens s’affrontent pour faire valoir l’honneur et la liberté, seules valeurs qui importent dans un monde où les gueux semblent avoir basculé dans un angle mort de l’histoire. Le Serpent Ouroboros est ainsi l’affrontement de la volonté des preux chevaliers de la Démonie confrontés aux sombres machinations des zélotes du Haut roi de la Sorcerie. Les joutes verbales, dans une prose empreinte d’une préciosité surannée, transposée avec maestria par Patrick Marcel, succèdent aux batailles épiques qui voient des bataillons entiers de combattants, harnachés de pied en cap, succomber avec vaillance aux charges de l’adversaire. Les héros échangent force horions sans moufter, pendant que les gentes dames montent la garde dans leur foyer, damnant à l’occasion le pion à l’ennemi.

De cette littérature aristocratique, exclusivement centrée sur la caste nobiliaire et ses champions, ressort une impression de trop plein. Un excès de pompe, une grandiloquence contraignant le lecteur à affûter son champ lexical, à réviser sa mythologie, en particulier le bestiaire antique et médiéval, mais aussi à numéroter les abatis de héros confrontés à la trahison, à la duplicité et à l’obligation de faire face aux épreuves sans flancher. À propos de Le Serpent Ouroboros, Ellen Kushner ose le parallèle avec une symphonie héroïque, la musicalité du texte se conjuguant, voire s’incarnant, dans les prouesses accomplies par les personnages. Si l’on doit établir un parallèle avec la matière musicale, assurément le présent roman s’apparente à du Wagner, où l’archaïsme des archétypes se combine au symbolisme des postures.

En faisant œuvre d’archéologie littéraire, les éditions Callidor rendent donc justice à un classique de Fantasy du monde anglo-saxon, nous plongeant sans doute aux sources de l’inspiration de bon nombre d’auteurs plus contemporains. On ne serait pas étonné de découvrir ce que la « Trilogie cosmique » de C.S. Lewis, voire le « Cycle d’Elric » doivent aux princes de Sorcerie et de Démonie.

Le Serpent Ouroboros (The Worm Ouroboros, 1932) – Eric Rücker Eddison – Éditions Callidor, collection « L’Âge d’or de la Fantasy », édition Anniversaire, avril 2022 (roman traduit de l’anglais par Patrick Marcel)

Les Chroniques saxonnes – 4. Le Chant de l’épée

On ne change pas une recette qui marche. Telle pourrait être résumée cette quatrième chronique saxonne qui voit Uhtred de Bebbanburg poursuivre son bonhomme de chemin vers une vieillesse auréolée de gloire. Une destinée certes semée de combats, de tueries, trahisons et revers de fortune, mais où le narrateur ne se départit pas de son ton goguenard, une ironie grinçante que l’on a appris à apprécier.

Uhtred a vieilli. Il est désormais un seigneur important, chargé de fortifier les terres situées à la frontière du Danelaw. Et, comme d’habitude, les menaces et les tentations ne manquent pas, rendant sa tâche encore plus ardue. Il pourrait prétendre au trône de Mercie, renoncer à son serment, rejoignant ses frères d’armes danes. Mais, il doit allégeance à un roi dont il déteste la religion et admire la vision. Cruel dilemme auquel il se soumet de bon gré depuis trois tomes car seul importe sa destinée, une maîtresse impavide dont seule les Normes connaissent le dessein ultime.

Face à lui, on retrouve d’anciens ennemis, comme Haesten le fourbe, mais aussi des nouveaux, tels les frères Thurgilson, des Norses attirés par les perspectives de conquête et l’attrait du butin. On retrouve aussi les compagnons fidèles, habitués aux coups durs : Pyrlig, Beocca, le géant Steapa et tous les guerriers, hommes liges d’Uhtred. On retrouve enfin Alfred, plus que jamais lié au destin de la nation anglaise naissante. Affaibli par la maladie, le souverain du Wessex n’a cependant rien perdu de sa clairvoyance, même s’il contribue au malheur de sa fille Æthelflæd en privilégiant une union bancale avec Æthelred. Un bien mauvais parti mais imposé par les circonstances et sa méfiance envers Uhtred.

Ces « Chroniques saxonnes » ont finalement l’attrait d’une paire de poulaines dont on goûte avec un soupir de contentement la confortable familiarité. La Grande Histoire continue de dérouler son légendaire édifiant, émaillé par les remarques sarcastiques d’un Uhtred au meilleur de sa forme. Bernard Cornwell connaît son métier, jouant des ressorts du roman historique avec une grande aisance. Et, s’il prend certaines libertés avec la réalité des faits, c’est pour mieux s’en amuser, laissant libre cours à son imagination tout en ménageant suffisamment d’espace afin de laisser vivre ses personnages.

Nulle lassitude ou déception à attendre donc avec Le Chant de l’épée. Une nouvelle fois, Bernard Cornwell remplit son contrat, continuant de dérouler un récit divertissant, alternative idéale à l’heroic fantasy. À suivre avec La Terre en feu. Tout un programme.

Les Chroniques saxonnes – 4. Le Chant de l’épée – Bernard Cornwell – Réédition Bragelonne, novembre 2020 (roman traduit de l’anglais par Pascal Loubet)

Fournaise

Après l’excellent Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti, Fournaise vient enrichir un catalogue déjà riche en nouvelles de fantastique à la croisée de la Weird fiction et de l’horreur. En nous proposant de découvrir l’œuvre de Livia Llewellyn, Dystopia Workshop n’usurpe pas ainsi sa réputation d’éditeur exigeant, mettant une fois de plus à profit les talents de traductrice d’Anne-Sylvie Hommassel.

Sans équivalent outre-Atlantique, les douze nouvelles du présent recueil sont une sélection de l’édition américaine Furnace, illustrée et maquettée ici par Stéphane Perger et Laure Afchain. Livia Llewellyn y décline un imaginaire étrange, à la fois angoissant, viscéral et malsain, où les cauchemars s’incarnent par le truchement d’une prose baroque et déstabilisante. Mais, pour peu que l’on succombe au ravissement suscité par la langue vénéneuse de l’autrice, on y découvre surtout un univers dense, où l’horreur organique se frotte aux tourments délétères de la décadence.

Difficile de résumer les différents textes inscrits au sommaire sans en affadir l’atmosphère. Si les thématiques semblent familières au lecteur accoutumé au fantastique, le traitement lui réserve cependant quelques surprises. Il faut en effet accepter de prendre son temps pour goûter à la décadence de textes exhalant une ambiance marquée par la corruption des corps, mais aussi des esprits, dont les titres sibyllins concourent à installer un sentiment malaisant. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que l’autrice confie s’être inspirée de David Lynch, des préraphaélites, Cronenberg, Fellini, Clive Barker ou Joris-Karl Huysmans pour ne citer que ces quelques noms. Rien de surannée à relever non plus, puisque l’on côtoie les traditionnelles histoires de vampires, mais aussi des récits plus indéfinissables intégrant des notions de génétique, de psychogéographie ou de géométrie résolument non euclidienne.

De même, Livia Llewellyn semble se complaire dans un imaginaire frappé par la déliquescence, jouant à la fois avec les ressorts psychologiques du symbolisme et les effets visuels choquants propices à une Weird fiction viscérale. Elle déjoue cependant les pièges d’un maniérisme lourdingue pour dérouler une sorte de poésie en prose sombre, ne dédaignant pas les jeux troubles d’éros et thanatos.

Fournaise est donc un excellent recueil de fantastique, prouvant que le genre a su opérer sa mue vers la modernité avec succès, sans rien renier de sa propre histoire. Pour qui ne craint pas de se brûler, force est de constater que Livia Llewellyn ne démérite pas aux côtés de Thomas Ligotti, de Lisa Tuttle ou de Joel Lane.

Fournaise – Livia Llewellyn – Dystopia Workshop, novembre 2021 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Anne-Sylvie Hommassel)

Le faucheux

Premier volet de la série consacrée au détective noir Lew Griffin, Le faucheux est une expérience très recommandable, montrant l’appétence indéniable de James Sallis pour les atmosphères noires, références musicales y comprises. Un spleen tenace qui colle au personnage comme une mauvaise suée et le rend par voie de conséquence très humain.

« Les choses ne s’arrangent jamais, Don. Au mieux elles changent. »

Avec Le faucheux, James Sallis a su capter l’essence du roman noir. L’univers urbain, ici transposé en Louisiane, évidemment dépouillé de ses artifices aguicheurs, plutôt miroir aux alouettes que vitrine d’ailleurs, affiche toutes les stigmates des nombreux vices et déviances d’une société banalement humaine. Une foule anonyme de gagne-petits, de déclassés, au mieux résignés à leur condition, au pire enferrés dans des préoccupations sordides. Dans ce décor, Lew Griffin apparaît comme un solitaire, à la fois sans illusion et sans état d’âme, adepte de boissons fortes et se définissant avant tout dans l’action. Volontiers gouailleur, le bonhomme emprunte son vocabulaire et son phrasé à la rue, pour ne pas dire au caniveau. Populaire, argotique, il reflète l’ordinaire banal du citoyen lambda. Sallis ne se cantonne toutefois pas au simple exercice de style, il imprime sa marque au récit, en acquittant sa dette à quelques uns de ses éminents prédécesseurs. On pense ainsi à Chester Himes, son auteur référence, tout en admirant le style limpide et poétique d’une langue en phase avec la culture de son auteur.

Jean-Bernard Pouy parle de charme de la douleur en évoquant James Sallis, un sentiment confirmé en lisant Le faucheux. Une douleur existentielle, celle pesant sur les épaules de n’importe quel mortel ici-bas. L’auteur américain évite cependant d’être trop direct ou trop descriptif. Il prend son temps et brode son intrigue de manière elliptique, focalisant notre attention sur quatre moments de la vie de Lew Griffin. Le portrait du détective apparaît ainsi à la fois incomplet et en perpétuelle évolution, à l’instar de la nature humaine. Certes, quelques constantes demeurent, notamment l’entourage de Griffin, une galerie de personnages secondaires loin de se cantonner au rôle de figurants. La jungle urbaine et le fatalisme désabusé du détective lui-même contribuent à entretenir une certaine familiarité avec l’atmosphère du roman noir. Mais, Lew Griffin s’écarte de l’archétype figé. Il vit, il s’anime sous nos yeux, devenant progressivement, par un effet de mise en abyme, l’auteur de ses propres jours. Fiction et réalité se mêlent ainsi, entrant en synergie pour définitivement nous happer dans un maelström d’émotions et d’empathie, ponctué par un humour amer.

Difficile donc de ne pas succomber à ce premier volet des enquêtes de Lew Griffin. Et lorsqu’un auteur parle à la fois à mon intellect et à mes sentiments, je suis enclin à replonger aussitôt. Cela ne va pas tarder…

Le faucheux (The Long-Legged Fly, 1992) – James Sallis – Éditions Gallimard, collection « La Noire », 1997 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jeanne Guyon et Patrick Raynal)

L’assassinat de Joseph Kessel

Des bas-fonds du Pigalle de l’entre-deux-guerres où survivent les exilés de tout bord de l’Empire russe, qu’ils soient anciens exploiteurs ou exploités, aux fumeries d’opium d’avant la prohibition des opiacés asiatiques, Mikaël Hirsch convie le lecteur à une folle soirée, une nuit d’ivresse, en compagnie de Nestor Makhno et de son contempteur, le futur académicien Joseph Kessel. Entre le héros déchu au visage couturé de cicatrices et l’écrivain dénonciateur de l’antisémitisme supposé de l’ex-général de la Makhnovchtchina dans la nouvelle diffamatoire « Makhno et sa juive », le malentendu est total. L’anarchiste n’est en effet plus que l’ombre du combattant qu’il a été en Ukraine et seule lui reste sa gloire passée, entretenue par un milieu libertaire contribuant également en partie à sa subsistance. Pour Makhno, Kessel doit mourir. Cisaillé par la toux provoquée par la tuberculose qui le ronge, il arme son pistolet avec les dernière cartouches, se préparant à faire la peau à ce plumitif dont les écrits travestissent sa légende en le vouant aux gémonies, celles réservées aux tyrans et aux monstres sanguinaires. Ce Kessel dont les mots assassins ont contribué à façonner la légende noire du bourreau assoiffé de sang, organisateur de pogroms et tueur en série du peuple juif. Un ramassis de calomnies inspirés d’un mémoire édité à Berlin par le faux colonel blanc (mais authentique espion rouge) Guerassimenko, et relayé ensuite par la propagande soviétique, via le quotidien L’Humanité. Kessel en a recopié des passages entiers plaquant sur Makhno l’image fantasmatique d’une monstruosité qu’il a côtoyé lors d’une mission effectuée en Sibérie et dont il espère nourrir sa fiction.

« On ne devrait jamais boire avec les gens qu’on va tuer. »

L’assassinat de Joseph Kessel oppose la légende née de faits réels à la fiction résultant de la mythomanie littéraire. Entre Histoire et littérature, Mikaël Hirsch nous invite à une déambulation nocturne où l’on croise des anonymes aux existences fracassées et quelques figures mondaines de l’époque. Mais, le roman est surtout un duel, un affrontement d’egos, mis en scène par le truchement de la fiction, où l’homme d’action oppose sa vérité à celle du romancier. Mikaël Hirsch s’interroge ainsi sur la dangerosité de la littérature et sur sa supériorité par rapport à la réalité, la première l’emportant sur la seconde, même si le triomphe n’est que provisoire car tributaire lui-même de circonstances liées à l’évolution de l’Histoire. Car, si le scandale n’épargne pas les écrivains, qui craint désormais de nos jours les révélations de leurs livres ?

L’assassinat de Joseph Kessel nous rappelle aussi que l’Histoire est cruelle avec les existences individuelles, surtout lorsqu’elles appartiennent au camp des vaincus, et que seule la littérature peut les venger face à l’adversité. Mikaël Hirsh offre ainsi sa revanche à Makhno, même si la vengeance a l’amertume des lendemains de cuite. Traversé de fulgurances d’une poésie et d’une drôlerie irrésistibles, notamment lorsque Malraux fait irruption au milieu des fêtards, le roman n’en demeure pas moins une tragi-comédie dont on mesure toute l’ironie en découvrant l’anecdote finale.

Si la curiosité vous taraude ou si le spleen vous prend, L’assassinat de Joseph Kessel paraît donc être un viatique acceptable pour reprendre goût à la vie.

L’assassinat de Joseph Kessel – Mikaël Hirsch – Serge Safran éditeur, mai 2021

Sur la route d’Aldébaran

Renouant avec l’un des lieux communs de la Science fiction, le Big Dumb Object (aka le Grand Truc Stupide), Adrian Tchaikovsky nous propose avec Sur la route d’Aldébaran un court récit flirtant avec la Hard SF et l’horreur. Un cocktail gagnant, on va le voir, non dépourvu d’une bonne dose d’humour grinçant.

Gary Rendell est le dernier survivant de l’expédition terrienne dépêchée aux confins du système solaire pour percer le mystère d’un artefact extraterrestre, découvert inopinément par une sonde spatiale. La chose interroge en effet toute la communauté scientifique, au point de faire taire les conflits qui ont déchiré jusqu’à très récemment l’humanité, lui faisant frôler l’extinction à plusieurs reprises. Elle nargue les plus grands spécialistes avec sa face aux traits vaguement batraciens et sa structure fractale qui semble s’étendre en-dehors de l’espace-temps. Autrement dit, l’objet est un portail sur ailleurs, riche en potentialités d’expansion. Une Grande porte ouverte sur l’univers. De quoi faciliter grandement les déplacements et les contacts avec d’autres civilisations. A la condition de comprendre son fonctionnement.

En bon citoyen britannique, Gary Rendell n’est heureusement pas dépourvu d’humour, du moins cette forme particulière d’humour pratiquée dans son archipel natal. Un état d’esprit lui ayant permis de survivre jusque-là, en dépit du désastre résultant de l’exploration des tréfonds minéraux du Dieu-Grenouille, comme il a pris l’habitude d’appeler l’artefact. Dans ses cryptes sans queue ni tête, Gary doit se garder en effet des mauvaises rencontres, surtout avec les multiples monstres dont il connaît désormais la faim inextinguible. Il se sent aussi seul et démuni face à ces choses étranges qu’il est contraint de manger pour demeurer vivant et dont l’apport nutritif est inversement proportionnel à l’inconfort digestif qu’elles lui font endurer. Gary aimerait enfin rentrer chez lui et oublier l’exploration des étoiles, activité lui ayant procuré plus de déplaisir que de satisfaction. Mais, cela est-il encore possible ?

« On pourrait croire que cette créature s’est introduite dans le bureau de Dieu, après l’école, pour y chiper tous les vilains jouets confisqués aux anges déchus. »

Sur ce blog, on a beaucoup aimé Dans la Toile du temps et Chiens de Guerre. On garde d’ailleurs en réserve Dans les profondeurs du temps, dernier titre d’Adrian Tchaikovsky traduit dans nos contrées, histoire de ne pas épuiser immédiatement toute sa bibliographie en français. Sur la route d’Aldébaran est un court récit qui réjouira l’amateur d’une certaine forme de Science fiction classique, même si l’optimisme n’y est guère de rigueur.

Narrée à hauteur d’homme, peut-être devrais-je dire à hauteur de naufragé, la novella épouse le regard désabusé et ironique de Gary Rendell, dernier rescapé d’une mission d’exploration internationale. Le bougre ne nous épargne rien de ses humeurs ni de ses rencontres. Des créatures étrangères dont il s’émerveille en dépit de son impossibilité à communiquer avec elles, mais aussi des monstres tout en crocs, en écailles ou en tentacules, prêts à l’ingurgiter ou lui faire subir mille promesses de terreur. Sur ce dernier point, Adrian Tchaikovski fait preuve d’une belle imagination, convoquant un bestiaire n’ayant rien à envier aux bug-eyed monsters des pulps d’antan ou à la microfaune cauchemardesque dévoilée par un microscope.

Face à une adversité sacrément tordue, Gary oppose une volonté de survie inébranlable, défiant les obstacles et les pièges qui jalonnent son chemin avec un humour noir admirable. Dans ce carrefour des étoiles survivaliste, émaillé de chausse-trappes et de surprises fatales, on suit son périple et son histoire personnelle avec curiosité, voire une certaine empathie, avant de commencer à s’interroger sur les raisons de sa survie. Au lecteur de découvrir l’inversion de perspective finale, assez savoureuse il faut en convenir.

Entre horreur et humour noir, Sur la route d’Aldébaran tient donc toutes les promesses d’un court récit anxiogène dont le dénouement définitif vient éteindre toute envie de ricaner.

Sur la route d’Aldébaran (Walking to Aldebaran, 2019) – Adrian Tchaikovsky – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », octobre 2021 (novella traduite de l’anglais par Henry-Luc Planchat)

Payer la terre

Aux côtés des Inuits, les Indiens Dene se partagent le Grand Nord canadien, vivant de la chasse, de la pêche et de la cueillette, comme il est de coutume de le faire chez les peuples premiers. Longtemps, ils ont subsisté dans les marges, entre montagne et forêt, oubliés de l’histoire du monde. Le commerce des fourrures avec la compagnie de l’Hudson, l’exploitation des gisements aurifères, puis des hydrocarbures, les ont sortis de cet angle mort, les exposant aux méfaits de la colonisation euro-canadienne qui, même si elle paraît moins violente de ce côté des latitudes, n’en demeure pas moins un traumatisme. De ce choc culturel et de ses conséquences, Joe Sacco tire le présent ouvrage.

Spécialiste et inventeur de la BD reportage, depuis au moins le mémorable Palestine, l’auteur-journaliste américain s’est ainsi vu confier par la revue XXI la mission de s’immerger dans la culture amérindienne afin de rendre compte des méfaits de la colonisation et de l’assimilation sur les nations du Nord-Ouest canadien, processus destructeur mené comme souvent avec la complicité des églises catholique et protestante.

À sa manière habituelle, il brode un patchwork composé de plusieurs témoignages, mettant en exergue et en images, dans un style mêlant le réalisme et la caricature, le propos de ses interlocuteurs. Il en ressort une impression de foisonnement, une densité narrative et graphique parfois étouffante qui révèlent le soin méticuleux apporté par l’auteur à son sujet. Aucun détail ne semble lui échapper, contribuant à renforcer l’aspect documentaire de l’ouvrage et son authenticité brute de décoffrage. En même temps, l’agencement des témoignages et le découpage narratif témoignent de la volonté de raconter une histoire faisant sens et échos aux préoccupations écologiques de nos sociétés postindustrielles.

On suit ainsi les histoires entremêlées de trois générations dont Joe Sacco tire un portrait contrasté, conforme à la complexité des motivations humaines. On commence avec les grand-parents, à peine sorti de la forêt pour entrer dans le récit national canadien. La vie dans la nature, les rituels et gestes de survie inhérents au nomadisme y tiennent une place prépondérante. Dans leur univers mental, l’homme appartenant à la terre, et pas l’inverse, on comprend évidemment tout le parti que le gouvernement a pu en tirer en les dépossédant de leur droits ancestraux et en découpant le sol en quantum abstraits. L’irruption des premiers hydravions vient ensuite leur rappeler l’appartenance à la nation canadienne, leur ravissant au passage leurs enfants. Cet épisode ouvre le récit des parents, victimes de la politique d’assimilation euro-canadienne. Placés dans des pensionnats religieux, très éloignés de leur pays natal, ils y subissent pendant de longs mois, entre chaque grandes vacances, les brimades des bons pères et de leurs complices féminines. L’interdiction de parler leur dialecte, l’évangélisation, le déracinement et les abus sexuels les poussent naturellement vers la violence, l’alcoolisme et la drogue. Ils oublient leur culture, se montrent tyranniques avec leurs épouses, quant ils ne se suicident pas ou ne périssent pas de froid dans la neige, cuvant une trop forte consommation d’alcool. Certes, une part des élites politiques et économiques ressort de ce régime éducatif. Mais, l’aspect traumatique pour lequel le gouvernement fédéral a été obligé de reconnaître ses torts, demeure indéniable et fait l’objet encore de nombreuses demandes de réparation.

Le récit des petits-enfants achève enfin le récit de Joe Sacco. Il revient à ces derniers de renouer avec le passé de la forêt pour essayer d’envisager l’avenir sur d’autres bases et de relever le défi de la modernité. Vaste tâche, entre tradition et progrès, le cheminement politique de cette dernière génération n’étant pas exempt de pièges et de fausses routes. Peut-on en effet maintenir un confort jugé désormais indispensable par tous, sans continuer à exploiter sans vergogne les ressources du sous-sol ? Est-il possible d’échapper à la tutelle du gouvernement, trop souvent assimilée à un assistanat destructeur ? Les Dene peuvent-ils reprendre en main leur destin ? Et surtout, peuvent-ils dépasser les facteurs de division attisés par la convoitise et les promesses du progrès ? Sur ces sujets, Payer la terre fournit quelques pistes de réflexion, même s’il n’est pas dans l’intention de Joe Sacco de jouer au moralisateur. Bien au contraire, il préfère exposer dans son ensemble l’histoire et les luttes des Amérindiens, ne faisant pas l’impasse sur les griefs et les rancœurs des uns et des autres. Il redonne surtout la parole au temps long de l’Histoire devant lequel les actions humaines ne sont que gesticulations absurdes.

Payer la terre apparaît donc comme une réussite incontestable, un ouvrage riche de témoignages où Joe Sacco propose un regard de l’extérieur vers l’intérieur sur une culture marginale dont on a pourtant beaucoup à apprendre. Avec ce récit fourmillant de détails, l’auteur renoue avec la BD reportage dont il demeure plus que jamais l’un des artisans remarquables.

Payer la terre – À la rencontre des premières nations des territoires du Nord-Ouest canadien – Joe Sacco – Éditions Futuropolis & XXI, 2020 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Sidonie Van Den Dries)

Tamanoir

Le Tamanoir est un personnage libre, curieux, contemporain. C’est quelqu’un qui va fouiller, à son compte, dans les désordres et les failles apparents du quotidien. Ce n’est ni un vengeur, ni le représentant d’une loi ou d’une morale, c’est un enquêteur un peu plus libertaire que d’habitude…

Les lecteurs attentifs auront sans doute reconnu dans cette accroche en mode pastiche l’argument de départ de la série «  Le Poulpe  » initiée par Jean-Bernard Pouy avec La Petite écuyère a cafté, puis déclinée au fil de 290 aventures aux titres aussi calembouresques qu’inventifs. Le choix de cette accroche n’a rien de fortuit, Jean-Luc A. d’Asciano confessant lui-même dans la postface regretter que le héros parisien n’ait pas étendu ses tentacules jusqu’aux territoires inquiétants du fantastique. Du surnaturel, Tamanoir n’en manque pas puisqu’on y croise des entités immortelles, des démons, une ribambelle de chats et de la magie noire en pagaille. Chemin faisant, on se frotte aussi à la crapulerie humaine, même si ici l’enquête sert davantage de prétexte à Nathaniel, dit le Tamanoir, pour semer la zizanie dans les plans occultes fourbis par des criminels bien peu adroits. Bref, le Tamanoir n’usurpe pas son surnom lorsqu’il s’agit d’aller fourrer son appendice (pas celui auquel vous pensez) dans des endroits peu recommandables, histoire d’asséner un coup de pied dans la fourmilière.

En émule du facétieux dieu de la mythologie amérindienne, vague cousin du Jaguar, il est surtout un esprit malin, un arnaqueur doué, extorquant l’information auprès des malfaisants pour mieux réparer un tort, même s’il reste conscient que cela ne changera pas grand chose au monde tel qu’il va mal. Et, si son enquête fait la lumière sur une association de malfaiteurs à la charité très sélective, elle s’ingénie surtout à dépeindre un microcosme populaire et des routines très semblables au personnage inventé par Pouy. Une petite amie libre et indépendante, un quartier général situé dans un troquet où cuisine un homonyme du «  le Pied de Porc à la Sainte-Scolasse  », un ami anarchiste italien qui cache un arsenal chez lui, et tout un tas de freaks et punks à chiens rencontrés pendant ses vaticinations, il ne manque plus au Tamanoir qu’une passion secrète pour compléter le mimétisme. A défaut d’un zinc à se mettre sous la dent, du genre Policarpov I-16, on se contentera de la patine des zincs où il écluse quelques bières, histoire de conjurer les sortilèges médisants. Entre les allées du Père Lachaise et une Antre du Mal conçue comme un jeu de plateforme, en passant par un pavillon de banlieue ressemblant à une pièce montée monstrueuse, le bougre ne ménage pas sa peine, traînant sa gouaille contagieuse, ses calembours malicieux et ses affinités allitératives avec une générosité communicative.

Avec Tamanoir, Jean-Luc A. d’Asciano s’octroie ainsi une parenthèse amusante, plus légère et enlevée que Souviens-toi des monstres, mais pas moins ancrée dans les problématiques contemporaines. Sur les traces du «  Poulpe  », il acquitte honorablement son tribut aux littératures populaires, avec le souhait d’inspirer ainsi d’autres aventures. L’avenir nous dira.

Tamanoir – Jean-Luc André d’Asciano – Aux Forges de Vulcain, collection «  Romans  », mars 2020

Quoi de neuf, docteur ?

On a jamais que l’âge de ses artères. Alors, debout les damnés de l’artère ! Debout les forçats de la blogosphère. La neuvième année est arrivée ! Cela fait en effet neuf ans que j’anime le blog yossarian, du moins dans sa déclinaison présente. Un esprit indécrottablement juvénile continue à agiter ma carcasse de cinquantenaire, motivant le présent article anniversaire. Côté statistiques, on se contentera du chiffre des nouvelles entrées. 99 articles au compteur depuis le précédent bilan. 12 de plus qu’en 2021. Belle progression ! De quoi enthousiasmer les followers égarés et autres drogués du like.

Mais, le temps passe, inexorable. A peine sorti de la pandémie, la guerre pointe le bout de son ogive pas vraiment gothique. Les élections présidentielles rejouent un quinquennat sans fin pendant que la cocotte planétaire nous mitonne un avenir enchanteur, à l’ombre du marché roi. Fort heureusement, la machine à remonter dans le passé est branchée. De quoi proposer une sélection de l’année 2015-2016. Oups ! Tout cela ne nous rajeunit pas. Rendez-vous en 2023. Ou pas.