Nombreux sont ceux sur ce blog qui connaissent ma passion pour la Scandinavie et les Vikings. Aussi le présent ouvrage a-t-il immédiatement attiré mon attention. Maîtresse de conférence en histoire médiévale, spécialiste de l’Europe du Nord aux Ve – XIe siècles et autrice d’un livre sur les ports des mers nordiques à l’époque viking, Lucie Malbos n’est pas la première venue dans ce domaine de la recherche.
Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien relève de l’exercice de la biographie historique, genre propice à l’illusion biographique, autrement dit cette propension à unifier derrière un nom les différentes facettes d’un individu. Pour éviter cet écueil, l’historienne opte pour une enquête rigoureuse, s’efforçant de démêler le vrai du faux au cœur des sources écrites et archéologiques à notre disposition. Elle s’attache ainsi à suivre les trajectoires de la vie du souverain danois, déroulant le fil d’une existence frappée du sceau de l’incertitude et de la méconnaissance. Paradoxalement, le bâtisseur du Danemark est en effet bien plus connu pour son surnom, le fameux « Dent bleue » devenue par un concours de circonstance dont les ingénieurs d’Intel, Ericsson et Nokia ont le secret, l’emblème et le nom du système Bluetooth.
Si l’on connaît bien mieux les réalisations de Harald grâce aux fouilles archéologiques, sa vie demeure dans un angle mort de l’histoire de l’Europe du Nord. À sa décharge, il n’a pas eu la chance, comme Charlemagne ou Alfred le Grand, de bénéficier d’un propagandiste zélé pour fixer par écrit le compte rendu élogieux de son œuvre. Seules les pierres runiques de Jelling et de Tófa témoignent de son règne, de même que les nombreux vestiges de ses constructions, comme le complexe dynastique de Jelling, le Danevirke et le réseau de forteresses circulaires jalonnant le territoire danois. Pour le reste, on doit se contenter de sources postérieures, privilégiant les points de vue germaniques et chrétiens, écrits dont les visées téléologiques peuvent faire grincer des dents…
Au travers des différentes sources et de leur interprétation prudente, il s’avère que Harald peut être considéré comme le fondateur du royaume de Danemark, usant de sa conversion au christianisme pour sortir la contrée des âges obscurs et s’affranchir de la tutelle de l’empereur germanique Othon. Entre respect du passé païen et diffusion progressive des croyances nouvelles, il a ainsi installé un pouvoir fort et centralisé, étendant sa mainmise sur le territoire danois grâce à un vaste et onéreux programme de constructions dont on retrouve l’empreinte sur les paysages encore de nos jours. Mais son règne est aussi celui d’un souverain européen, soucieux de politique extérieure, conquérant lorsqu’il s’agit de s’imposer en Norvège et de contrôler les échanges avec l’Ouest de la Chrétienté, mais n’hésitant pas aussi à nouer des alliances matrimoniales pour favoriser le commerce avec les pays slaves. Une nécessité vitale pour financer les chantiers grandioses entrepris au Danemark.
Au fil d’une enquête minutieuse, Lucie Malbos s’efforce d’écarter la part d’imagination pesant sur l’histoire de Harald. En s’attaquant d’abord à la légende des Jómsvikings, cette confrérie de guerriers professionnels installée à Jómsborg, sur la côte sud de la Baltique. Si le sujet reste ouvert au débat, elle préfère voir dans ce mythe comme un écho de l’intérêt du roi danois pour cette région propice aux échanges et au recrutement de mercenaires slaves. Rien à voir donc avec le récit des sagas dont la littérature s’est faite le relais, y compris dans les mangas. De même, si la vie de Harald est entachée de zones d’ombre liées à l’absence de sources directes, la fin de son règne, sa mort et le lieu de son inhumation laissent libre cours à l’affabulation, un mille-feuilles mémoriel non exempt d’une volonté de réappropriation politique après la tentative de damnatio memoriae menée par son fils et successeur Sven à la barbe fourchue. En conséquence, le portrait dressé par les sources postérieures au règne de Harald relève davantage de la construction d’une figure mythique. Que ce soit sous la plume des auteurs chrétiens ou des écrivains romantiques, aucun récit ne semble concorder. À la fois saint au service d’une exégèse chrétienne, comme en témoigne le récit miraculeux de son baptême, chef viking irrésistible et impitoyable jusqu’à la tyrannie, l’image du souverain danois a été modelée selon des motivations tenant plus de la morale ou de la représentation archétypale que d’une recherche de la vérité.
Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien est donc une biographie très intéressante, apportant un éclairage prudent et nuancé sur un souverain à la croisée de la légende et de l’Histoire, un personnage dont l’existence reste nimbé d’un voile d’incertitude, contribuant à entretenir la fascination.

Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien – Lucie Malbos – Passés composés/Humensis, février 2022