Zephyr, Alabama exhale le parfum des jours d’été et d’automne, une nostalgie douce empreinte des couleurs acidulées de l’enfance. Paru dans nos contrées chez Albin Michel sous le titre Le Mystère du lac, un parfait faux ami, le roman de Robert McCammon fait l’objet d’une réédition soignée chez Monsieur Toussaint Louverture ; ouvrage cartonné et superbe illustration de Alex Green, excusez du peu. Un bien bel écrin pour (re)découvrir cette œuvre très personnelle dont l’atmosphère et le propos lorgne du côté des mauvais genres.
Comme la Castle Rock de Stephen King, la petite ville de Zephyr est un condensé de cette Amérique rurale des années 1960, contrée idéalisée par la mémoire où la réalité flirte avec une certaine forme de mythe. Dans ce monde paisible où chaque habitant est pour ainsi le voisin de tout le monde, le quotidien se pare d’une magie puissante, omniprésente, apportant à la réalité un surcroît de substance. Une magie hélas appelée à s’évanouir avec l’âge adulte. En cela, Zephyr, Alabama ne se distingue pas des romans racontés à hauteur d’enfant, dont le narrateur se souvient avec une sourde nostalgie, éprouvant dans sa chair la conscience que « la vie ne s’arrête jamais. »
Il en va ainsi de Cory Mackenson, onze ans à l’époque où le plonge sa mémoire. Il est à la fois le narrateur et le guide dans ce roman construit comme un véritable toboggan émotionnel, où l’on s’attache à explorer Zephyr, ne négligeant aucun de ses angles morts ni aucune des personnalités habitant cette petite localité de l’Amérique profonde. Une communauté banale, guère susceptible de figurer sur un prospectus touristique, mais pourtant magnifiée par le regard de l’enfance. Zéphyr, c’est LA ville de Cory, celle dans laquelle s’enracinent ses souvenirs et à laquelle il doit ce qu’il est devenu.
Certes, tout n’est pas rose. En dépit de l’abolition des lois Jim Law, on y prône toujours une ségrégation latente, encouragée par les quelques encagoulés du coin. Les Noirs vivent à l’écart, dans un quartier composé en grande partie de bicoques exposées aux crues de la rivière. Ils sont regardés avec méfiance par tous, a fortiori lorsque leurs agissements se teintent de mystère vaudou. Mais de cela, on évite de parler. D’autres aimeraient les rappeler à leur soumission traditionnelle, voire les contraindre à déguerpir ailleurs. Heureusement, les mœurs évoluent, même si pas toujours à la vitesse voulue.
À Zephyr, certains habitants tiennent le haut du pavé pendant que d’autres se contentent du caniveau, non sans en tirer profit. Sur l’artère principale, entre le salon de coiffure de Monsieur Dollar, l’épicerie Piggle-Wiggly, la cafétéria Bright Star ou le cinéma le Lyric, on peut croiser Vernon Thaxter, les bijoux de famille à l’air depuis qu’il a opté pour la nudité. Étant le fils du plus gros propriétaire local, ne dit-on pas qu’une grande partie de la ville lui appartient, il ne craint cependant pas le shérif, le maire ou ses administrés. Le nudiste lunatique ne suscite tout au plus qu’une gêne légère et quelques ricanements enfantins. Pas grand chose comparé aux exactions commises par les Blaylock, les truands du coin, dont la simple mention du nom terrifie le quidam. Et, la relève semble déjà assurée à l’école où les frères Branlin terrorisent Cory et sa bande.
Mais, c’est surtout la magie qui prévaut, un charme entêtant qui transforme chaque fait en aventure extraordinaire. À l’amorce de l’été, on y fête le retour des vacances en s’envolant dans le ciel, l’esprit étourdi par la sensation de liberté. Les balles des gangsters se transforment en orvets, grouillant dans leur sacoche à la place des munitions. Les chiens fidèles s’affranchissent de la mort, non sans quelques déboires corporels. Les vélos font office de guides, surveillant l’horizon de la pupille de leur phare pour préserver leur conducteur des embûches qui les menacent. La magie n’est hélas pas que bénéfique. Aux tréfonds de la rivière, le vieux Moïse, un monstre insatiable, guette le nageur égaré, prête à lui tailler des croupières. Plus loin dans les marais, une créature antédiluvienne échappée d’une attraction foraine, défend son territoire contre les autocars et les autres véhicules, rendant la vie dure aux chauffeurs passant par là. Et que dire de Lucifer, le singe enragé dont la mâchoire effraie autant le badaud que les effluents nauséabonds relâchés par ses sphincters intarissables.
Au-delà des circonvolutions nostalgiques du roman d’apprentissage, Zephyr, Alabama laisse peu-à-peu entrevoir la dureté sous-jacente du monde adulte. Un univers où le progrès irrésistible fait disparaître le métier de laitier au profit du mirage de la société de consommation, récipients en plastique y compris. Un monde où les créatures du cinéma fantastique et de la Science-fiction apparaissent comme une consolation ou un avertissement pour atténuer la violence inhérente de la société. Un monde où il faut se résoudre à grandir, à se frotter aux tragédies, à l’injustice et à la répression. Un monde où heureusement il n’est pas interdit de faire montre d’optimisme et de résilience face aux malheurs. Ainsi va la vie… À chacun de se forger son avis et de tracer sa route.
Zephyr, Alabama est donc un formidable roman sur le temps qui passe et les souvenirs qui contribuent à définir l’identité d’un individu. À la fois ode à l’enfance et portrait d’un lieu, le roman de Robert McCammon est aussi un hommage à l’imaginaire grâce auquel le réel devient plus supportable, transmutant le sordide en aventures merveilleuses, sans occulter pour autant les aléas de la vie.

Zephyr, Alabama (Boy’s Life, 1991) – Robert McCammon – Éditions Monsieur Toussaint Laventure, 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Stéphane Carn et Hélène Charrier.