Zephyr, Alabama

Zephyr, Alabama exhale le parfum des jours d’été et d’automne, une nostalgie douce empreinte des couleurs acidulées de l’enfance. Paru dans nos contrées chez Albin Michel sous le titre Le Mystère du lac, un parfait faux ami, le roman de Robert McCammon fait l’objet d’une réédition soignée chez Monsieur Toussaint Louverture ; ouvrage cartonné et superbe illustration de Alex Green, excusez du peu. Un bien bel écrin pour (re)découvrir cette œuvre très personnelle dont l’atmosphère et le propos lorgne du côté des mauvais genres.

Comme la Castle Rock de Stephen King, la petite ville de Zephyr est un condensé de cette Amérique rurale des années 1960, contrée idéalisée par la mémoire où la réalité flirte avec une certaine forme de mythe. Dans ce monde paisible où chaque habitant est pour ainsi le voisin de tout le monde, le quotidien se pare d’une magie puissante, omniprésente, apportant à la réalité un surcroît de substance. Une magie hélas appelée à s’évanouir avec l’âge adulte. En cela, Zephyr, Alabama ne se distingue pas des romans racontés à hauteur d’enfant, dont le narrateur se souvient avec une sourde nostalgie, éprouvant dans sa chair la conscience que « la vie ne s’arrête jamais. »

Il en va ainsi de Cory Mackenson, onze ans à l’époque où le plonge sa mémoire. Il est à la fois le narrateur et le guide dans ce roman construit comme un véritable toboggan émotionnel, où l’on s’attache à explorer Zephyr, ne négligeant aucun de ses angles morts ni aucune des personnalités habitant cette petite localité de l’Amérique profonde. Une communauté banale, guère susceptible de figurer sur un prospectus touristique, mais pourtant magnifiée par le regard de l’enfance. Zéphyr, c’est LA ville de Cory, celle dans laquelle s’enracinent ses souvenirs et à laquelle il doit ce qu’il est devenu.

Certes, tout n’est pas rose. En dépit de l’abolition des lois Jim Law, on y prône toujours une ségrégation latente, encouragée par les quelques encagoulés du coin. Les Noirs vivent à l’écart, dans un quartier composé en grande partie de bicoques exposées aux crues de la rivière. Ils sont regardés avec méfiance par tous, a fortiori lorsque leurs agissements se teintent de mystère vaudou. Mais de cela, on évite de parler. D’autres aimeraient les rappeler à leur soumission traditionnelle, voire les contraindre à déguerpir ailleurs. Heureusement, les mœurs évoluent, même si pas toujours à la vitesse voulue.

À Zephyr, certains habitants tiennent le haut du pavé pendant que d’autres se contentent du caniveau, non sans en tirer profit. Sur l’artère principale, entre le salon de coiffure de Monsieur Dollar, l’épicerie Piggle-Wiggly, la cafétéria Bright Star ou le cinéma le Lyric, on peut croiser Vernon Thaxter, les bijoux de famille à l’air depuis qu’il a opté pour la nudité. Étant le fils du plus gros propriétaire local, ne dit-on pas qu’une grande partie de la ville lui appartient, il ne craint cependant pas le shérif, le maire ou ses administrés. Le nudiste lunatique ne suscite tout au plus qu’une gêne légère et quelques ricanements enfantins. Pas grand chose comparé aux exactions commises par les Blaylock, les truands du coin, dont la simple mention du nom terrifie le quidam. Et, la relève semble déjà assurée à l’école où les frères Branlin terrorisent Cory et sa bande.

Mais, c’est surtout la magie qui prévaut, un charme entêtant qui transforme chaque fait en aventure extraordinaire. À l’amorce de l’été, on y fête le retour des vacances en s’envolant dans le ciel, l’esprit étourdi par la sensation de liberté. Les balles des gangsters se transforment en orvets, grouillant dans leur sacoche à la place des munitions. Les chiens fidèles s’affranchissent de la mort, non sans quelques déboires corporels. Les vélos font office de guides, surveillant l’horizon de la pupille de leur phare pour préserver leur conducteur des embûches qui les menacent. La magie n’est hélas pas que bénéfique. Aux tréfonds de la rivière, le vieux Moïse, un monstre insatiable, guette le nageur égaré, prête à lui tailler des croupières. Plus loin dans les marais, une créature antédiluvienne échappée d’une attraction foraine, défend son territoire contre les autocars et les autres véhicules, rendant la vie dure aux chauffeurs passant par là. Et que dire de Lucifer, le singe enragé dont la mâchoire effraie autant le badaud que les effluents nauséabonds relâchés par ses sphincters intarissables.

Au-delà des circonvolutions nostalgiques du roman d’apprentissage, Zephyr, Alabama laisse peu-à-peu entrevoir la dureté sous-jacente du monde adulte. Un univers où le progrès irrésistible fait disparaître le métier de laitier au profit du mirage de la société de consommation, récipients en plastique y compris. Un monde où les créatures du cinéma fantastique et de la Science-fiction apparaissent comme une consolation ou un avertissement pour atténuer la violence inhérente de la société. Un monde où il faut se résoudre à grandir, à se frotter aux tragédies, à l’injustice et à la répression. Un monde où heureusement il n’est pas interdit de faire montre d’optimisme et de résilience face aux malheurs. Ainsi va la vie… À chacun de se forger son avis et de tracer sa route.

Zephyr, Alabama est donc un formidable roman sur le temps qui passe et les souvenirs qui contribuent à définir l’identité d’un individu. À la fois ode à l’enfance et portrait d’un lieu, le roman de Robert McCammon est aussi un hommage à l’imaginaire grâce auquel le réel devient plus supportable, transmutant le sordide en aventures merveilleuses, sans occulter pour autant les aléas de la vie.

Zephyr, Alabama (Boy’s Life, 1991) – Robert McCammon – Éditions Monsieur Toussaint Laventure, 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Stéphane Carn et Hélène Charrier.

La Conspiration des ténèbres

Dans le microcosme universitaire, Jonathan Gates doit sa renommée à Max Castle, faiseur de nanars à la chaîne et réalisateur maudit, disparu tragiquement en 1941. Clarissa « Clare » Swann connaît bien aussi le bonhomme. La propriétaire du Classic, une salle miteuse sise dans une cave de Los Angeles a initié Jonathan, le poussant sur la piste de Max Castle et nourrissant sa fascination pour le réalisateur. Un attrait qui confine à la répulsion auprès d’un public d’amateurs. Quelque chose d’indicible qui ne laisse absolument personne indifférent.


Bon, on laisse tout de suite tomber le titre La Conspiration des ténèbres, hein ? Tellement hors de propos qu’il nous arrache plus un ricanement qu’un cri d’effroi. Flicker apparaît comme un roman sur le pouvoir exercé par le cinéma. Fascination pour le meilleur et pour le pire. Balayant de manière érudite mais non académique l’histoire cinématographique, Theodore Roszak mêle habilement réalité et fiction. On croise ainsi au détour de l’enquête menée par Jonathan quelques noms mythiques qui témoignent directement (Orson Welles) ou indirectement (Alfred Hitchcock, Samuel Fuller, John Huston) de l’impact de Castle sur leur carrière. On y règle également quelques comptes. Sous la plume de l’auteur, le cinéma, art d’ombre et de lumière, devient le révélateur d’un dessein caché, l’enjeu d’une lutte qui puise sa source auprès du catharisme. A l’instar du flicker, terme technique faisant référence au « scintillement », c’est-à-dire à la succession de l’ombre et de l’image (24 fois par seconde) sur l’écran, la persistance rétinienne créant l’impression de mouvement, Theodore Roszak se joue de notre perception de la réalité. Ombre… lumière… La totalité supérieure à la succession des impressions.

Avec humour, érudition et passion, il nous livre un thriller malin dont le contenu hautement addictif fait oublier allègrement ses 750 pages bien tassées.

La Conspiration des ténèbres (Flicker, 1991) – Theodore Roszak – Réédition Le Livre de poche, 2006 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Édith Ochs)

10 autrices incontournables en polar

Initiée par le blog Fondu au noir, cette liste est une déclinaison de celle de Nevertwhere, en l’adaptant à l’univers du roman noir et du polar. Comme on est joueur sur le blog yossarian, surtout l’été, période propice à l’oisiveté, on est allé chercher quelques noms, histoire de montrer qu’on n’est pas en reste quand il faut étaler sa culture. Eh bien, après avoir épuisé sa mémoire et après avoir fouillé dans les archives de ce blog, force est de reconnaître qu’on est un peu misérable en la matière. Force est de confesser également qu’il va me falloir combler ses lacunes.

Commençons avec quelques autrices figurant sur ce blog. En vrac, est sans aucune préférence, bien entendu.

Et, comme je suis déjà à sec, je puisse dans mes souvenirs, à une époque où je ne chroniquais pas, pour tenter de compléter cette liste.

  • Aussi connue pour sa contribution fantasque au cinéma français, Evane Hanska a participé à la série « Le Poulpe » avec Le Bal des dégoûtantes, mais je me souviens aussi du terrible Une Hirondelle dans le beffroi. J’ai découvert qu’elle était morte récemment. Quelle tristesse !
  • Moins rigolo mais pas moins recommandable, Stéphanie Benson me semble incontournable, par exemple pour Si sombre Liverpool. Mais, l’œuvre de la dame ne manque pas d’autres titres intéressants.
  • Parmi les vieilles dames anglaises, je retiens Ellis Peters pour les aventures du frère Cadfael, l’herboriste enquêteur vivant à l’époque troublée de la guerre civile entre Étienne de Blois et Mathilde l’impératrice.
  • Enfin, n’oublions pas Maj Sjöwall pour sa contribution avec Per Wahlöö à la série « Le roman d’un crime » mettant en scène Martin Beck, enquêteur de la brigade criminelle de Stockholm.

Et voilà, contrat rempli. Dix noms et beaucoup de lacunes.

Autrices incontournables en SFFF

L’été étant une période propice aux listes, je n’ai pas résisté longtemps à la proposition de la blogueuse Nevertwhere d’établir une recension des autrices me paraissant incontournables. Bien entendu, l’incontournable se réduit ici à mon appréciation personnelle. Pas sûr de faire l’unanimité, mais à vrai dire on s’en fiche, l’essentiel étant de donner envie de découvrir l’œuvre de quelques dames de la SFFF. Bref, tout ceci est à examiner ci-dessous, une fois admiré le très joli logo réalisé par Anne-Laure du blog Chut Maman lit.

Comme indiqué par de nombreux lecteurs, Ursula Le Guin est un peu l’arbre cachant la forêt. On ne passera cependant pas outre cette autrice que l’on apprécie particulièrement sur ce blog. Histoire de se distinguer, on suggérera l’ultime roman de la dame, une variation féminine et féministe sur le personnage de Lavinia, laissée un peu hors-champs par Virgile lors de l’écriture de l’Enéide. Je laisse aux éventuels curieux le loisir de parcourir ce blog où ils trouveront de nombreuses autres suggestions de lecture.

Histoire de ne pas déchoir dans l’esprit des curieux, je les invite à poursuivre cette liste avec Nina Allan, autrice dont j’apprécie particulièrement la plume, l’étrangeté et l’exigence, par exemple avec La Course, fiction spéculative diablement envoûtante.

Pour varier les plaisirs, faisons un petit tour du côté des classiques et du fantastique avec Shirley Jackson dont l’œuvre a bénéficié récemment d’un regain d’intérêt éditorial, notamment avec la réédition de La Loterie & autres contes noirs. C’est le moins que l’on puisse faire pour l’une des inspiratrice du thriller moderne.

Une liste sans autrice francophone serait franchement décevante, d’autant plus qu’il y a matière du côté de Catherine Dufour. Parmi les titres chroniqués ici-bas, je conseille de jeter un œil sur Au Bal des absents et son humour noir salutaire.

Continuons avec Claire Duvivier, bien connue des lecteurs des publications des éditions Asphalte, la jeune femme s’est découverte autrice avec Un long voyage, roman aux frontières floues, oscillant entre SF et Fantasy. Un coup d’essai pas loin du coup de maître.

Avec un titre faisant allusion à la réplique du célèbre réplicant Roy Batty, Des Larmes sous la pluie a introduit Rosa Montero dans la SF. Premier volet d’une trilogie centrée autour du personnage de Bruna Husky, le présent livre apporte une touche espagnole à cette liste.

Jetons maintenant un œil du côté de l’uchronie avec Le Livre de Cendres, épopée para-historique pleine de bruit, de fureur et de physique quantique de Mary Gentle, et ne craignons pas de faire exploser le quota avec une tétralogie. On ne m’en voudra pas, j’espère.

Un peu borderline, Elizabeth Hand a toute mon attention depuis la traduction de L’Ensorceleuse. Hélas, le succès ne semble pas au rendez-vous, comme en témoigne ce Images fantômes bien esseulé dans nos contrées. Dommage, l’œuvre de la dame recèle pourtant quelques autres pépites. Contentons-nous donc des rares romans traduits disponibles sur le marché de l’occasion.

Vandana Singh n’a pas eu de chance dans l’Hexagone où le recueil Infinités n’a manifestement pas rencontré le succès escompté, du moins pour permettre d’autres traductions. En tout cas, ce titre permet d’introduire un peu d’Asie dans cette liste.

Pour terminer, je ne saurais trop recommander la lecture de TysT de Luvan, dont la parution est programmée en décembre 2022 après un financement participatif réussi. L’objet s’annonce somptueux, il serait dommage de passer à côté.

Objectif rempli donc avec ces dix titres et dix autrices de SFFF. Evidemment, il en manque beaucoup et je ne suis pas certain d’aboutir au même résultat d’ici une semaine. Il en va ainsi des listes : elles varient selon l’humeur du moment et suscitent le déchirement.

Émissaires des morts

Andrea Cort se considère comme un monstre. Objet de fascination et de répulsion aux yeux de sa propre espèce, depuis sa plus sanglante enfance, elle l’est également pour les interlocuteurs extraterrestres avec lesquels l’Homsap est amenée à entrer en contact. Liée par un contrat ressemblant davantage à une forme de servitude à vie, elle sert les intérêts du Corps diplomatique, accomplissant la mission délicate d’aplanir les angles avec les autres êtres sentients lorsqu’un humain se rend coupable de crime. Le plus souvent, on lui demande de déterminer ses mobiles ou de trouver son auteur en procédant à une enquête indépendante. Autant dire un travail délicat, où la vérité est souvent suspendue à la compréhension des mœurs étrangères et aux ressorts plus tortueux de la politique. La Confédération humaine doit en effet maintenir l’illusion de l’unité si elle veut continuer à peser dans le concert des nations extraterrestres, du moins sans avoir recours à l’argument hasardeux de la guerre. Elle doit prouver qu’elle est capable de régler sans compromission les problèmes causés par ses ressortissants, en dépit d’une histoire humaine troublée et d’un contexte présent non exempt de chicaneries et de cruauté. Bref, Andrea est un outil, utile mais évidemment sacrifiable, dont l’efficience n’a jusqu’à présent jamais fait défaut, y compris dans les cas les plus épineux.

Émissaires des morts se compose de quatre novellas et du roman donnant son titre à ce fort volume de plus de sept-cent pages. Comme le précise Gilles Dumay en avant-propos, le sommaire résulte plus d’un choix éditorial que d’un calcul commercial. Il s’agit en effet de restituer l’évolution psychologique d’Andrea Cort dont la personnalité constitue l’un des points forts du récit. La représentante du Procureur général du Corps diplomatique se dévoile en effet progressivement au fil d’enquêtes imaginées par Adam-Troy Castro avec plus ou moins de bonheur. Si l’on peut juger anecdotiques «  Les lâches n’ont pas de secret  » ou «  Une défense infaillible  », «  Avec du sang sur les mains  » et «  Démons invisibles  » se révèlent très stimulants du point de vue de l’intrigue et de l’exo-psychologie. Mention spéciale sur ce dernier point au second texte où l’auteur déjoue avec brio un problème apparemment insoluble d’incommunicabilité. En dépit de son aspect classique, tant du point de vue policier que du point de vue science-fictif, Émissaires des morts ne manque cependant pas de fraîcheur, apportant un petit coup de jeune à des motifs old school que n’auraient pas désavoué des auteurs de l’âge d’or américain comme Poul Anderson. Dans un univers dominé par la libre entreprise, la loi du plus fort et la concurrence acharnée, y compris avec les extraterrestres, l’ironie empreinte d’amertume d’Andrea fait écho au traumatisme qu’elle a vécu, ne faisant finalement pas d’elle l’être le plus monstrueux du lot. Bien au contraire, son point de vue apparaît comme un coup de pied mental salutaire, où la science-fiction semble être un outil pour mieux interroger le présent. En cela, Émissaires des morts peut être lu comme un roman noir où l’enquête se mue progressivement en quête plus personnelle, la collecte des faits cédant la place à l’introspection. Une enquête qui ne néglige pas l’aspect science-fictif, proposant quelques belles figures d’altérité radicale, notamment avec les Catarkhiens et les Brachiens, mais aussi, sous couvert des poncifs habituels du space opera, quelques passionnantes réflexions, peut-être un tantinet sur-explicatives, notamment sur le libre-arbitre et la perception de la réalité.

Entre enquête et quête intime, roman noir et science-fiction, Émissaires des morts déploie toute une palette d’arguments en mesure de séduire l’amateur de science-fiction, mais aussi le lecteur attiré par un questionnement flirtant avec la philosophie et la politique. De quoi réjouir les tenants d’une science-fiction divertissante, axée sur les images autant que les idées.

Émissaires des morts (Emissaries from the Dead, 2008) – Adam-Troy Castro – Éditions Albin Michel Imaginaire, janvier 2021 (roman traduit de l’anglais par Benoît Domis)

Dans les Profondeurs du temps

Avec Dans les Profondeurs du temps, Adrian Tchaikovsky nous propose de renouer avec l’avenir multi-racial développé dans l’excellent Dans la Toile du temps. Un futur où les araignées et les Humains, désormais débarrassés de leur propension atavique à l’auto-destruction grâce au virus synthétique Rus-Califi, collaborent pour explorer l’espace et ainsi accroître leur connaissance. Attiré par un signal d’apparence humaine dans le système Tess 834, l’astronef Voyageur y découvre une civilisation inconnue et pour le moins agitée. Des poulpes de l’espace dotés d’une technologie très avancée, aussi belliqueux que versatiles, divisés en factions n’hésitant pas à s’affronter pour se disputer les quelques ressources à leur disposition et à se réconcilier selon leur humeur du moment. Bref, pas de quoi faciliter un premier contact d’autant plus qu’un interdit absolu semble peser sur leur culture, déclenchant des réactions irraisonnées et violentes. L’équipage mixte du Voyageur, composé à parts égales de portidés et d’Humains modifiés, marche donc sur des œufs, prêt à rebrousser chemin au moindre signe hostile. Prudemment, il dépêche une navette auprès des octopodes afin de sonder leur capacité à négocier, se mettant à portée sans le deviner d’un danger encore plus grand.

On ne change pas une recette qui fonctionne. Adrian Tachikovsky applique sans vergogne ce vieux principe rejouant, non sans imagination, l’intrigue de Dans la Toile du temps. Alternant le passé et le présent, les événements de l’un éclairant le contexte de l’autre, l’auteur britannique semble interpréter une partition assez semblable, même si l’on ne peut s’empêcher de ressentir plus douloureusement les points faibles sur lesquels on passait allègrement dans le précédent roman.

Le passé nous plonge ainsi quelques milliers d’années plus tôt, au moment où une mission scientifique humaine arrive dans le système de Tess 834. Les sondes spatiales ont ciblé deux planètes, Nod et Damas, comme candidates à la colonisation, mais il reste à confirmer leurs observations. Hélas sur la première, la vie pullule à la surface ne manquant pas de soulever immédiatement quelques problèmes éthiques auprès des membres de l’équipage. En attendant l’arrivée des milliers de colons qui ne manquera pas de précipiter les événements, ils décident de se partager le travail. Pendant qu’une partie des scientifiques étudie et ausculte sur place les différents biomes de Nod, l’autre moitié, dirigée par Dsira Senkovi, va terraformer Damas la glacée. Mais, le bougre est un électron libre, bien peu respectueux de la discipline qui, dès qu’il bénéficie de temps libre, se consacre à la manipulation génétique de son animal familier préféré, le poulpe. On imagine sans peine qu’il espère faire du mollusque un partenaire de confiance pour explorer et mettre en œuvre ses projets d’aménagement du fond les océans de Damas, non sans prendre quelques risques comme les premières expériences lui montrent. Adrian Tchaikovsky dévoile ainsi progressivement les préliminaires d’une tragédie dont les effets sont au cœur de la crise traversée par l’équipage de la navette du Voyageur, contraints de délaisser leur mission d’ambassadeurs pour celle de négociateurs aux prises avec des interlocuteurs sans cesse le tentacule sur la gâchette.

D’aucuns apprécieront une nouvelle fois la faculté de l’auteur à imaginer et mettre en scène des espèces aux biologie et psychologie différentes, même s’il zappe l’étape évolutive qui demeurait le point fort de Dans la Toile du temps. Adrian Tchaikovsky préfère en effet se focaliser sur l’épineuse question de la communication inter-espèces, déployant une réelle inventivité pour imaginer des modes de communication adaptés au comportement des différentes races. Si la mutuelle compréhension semble établie entre les araignées et leur partenaire Humains, il n’en va pas hélas de même pour les échanges avec les poulpes. Surmonter la barrière du langage avec ces interlocuteurs impulsifs et frénétiques semble d’autant plus vital qu’un troisième intervenant d’origine véritablement extraterrestre menace tout le monde d’une manière radicale et définitive.

Si l’aspect hard-SF reste appréciable, il n’est malheureusement pas suffisant pour contrebalancer les nombreux défauts. Bavard, laborieux, Dans les Profondeurs du temps ne parvient pas à ranimer l’étincelle qui animait le précédent roman. À plusieurs reprises, on ne peut s’empêcher de soupirer et trouver le temps long, l’intrigue se déroulant quasi-exclusivement du point de vue humain. On le sait, la psychologie humaine n’est pas le point fort d’un auteur qui fait montre par ailleurs d’un optimisme fâcheux lui faisant bâcler le dénouement de son roman. Des faiblesses certes déjà présentes dans son précédent roman mais qui finissent ici par agacer.

Imaginé comme un prolongement et un enrichissement de l’univers de Dans la Toile du temps, Dans les Profondeurs du temps ne convainc donc pas complètement. Le voyage promis aurait pu être stimulant, il l’est tout de même pour l’amateur de hard-SF. Mais, pas suffisamment pour amoindrir des faiblesses qui finissent par plomber le sense of wonder.

Dans les Profondeurs du temps (Children of Ruin, 2019) – Adrian Tchaikovsky – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2021 (roman traduit de l’anglais par Henry-Luc Planchat)

La Brigade chimérique – Ultime renaissance

Parallèlement à son travail d’exhumation littéraire autour du merveilleux-scientifique, commencé avec l’anthologie Chasseurs de chimères et poursuivi récemment avec la parution de Maîtres du vertige, Serge Lehman est à l’origine d’une geste super-héroïque développée en collaboration avec Fabrice Colin et Gess pour le dessin. Découpé en plusieurs volumes, par la suite rassemblés en intégrale, La Brigade chimérique fait revivre ainsi les surhommes européens de l’âge du radium, en gros l’entre-deux guerres, racontant leur chute et leur effacement de la mémoire collective. Décliné sous la forme d’un jeu de rôle par les éditions Sans-Détour, l’épopée tragique initiale s’est muée en plusieurs albums et séries parallèles, les éditions Delcourt récupérant le gros du projet. Petit-à-petit dans l’imaginaire des lecteurs s’est ainsi esquissé un univers riche de possibilités, nourrissant les attentes pour cette para-histoire, loin de l’exclusivité des pulps de science fiction et des comics américains.

Le présent ouvrage entreprend donc de faire renaître la Brigade chimérique, transposant les superhéros de l’âge du radium à notre époque. Un pari risqué mais réussi tant la greffe porte des fruits généreux. À vrai dire, on ne s’ennuie pas un seul instant en lisant cette Ultime renaissance et, même si Serge Lehman entretient les passerelles avec ses autres séries, notamment avec les quatre tomes de « Masqué », la présente histoire peut se lire indépendamment, sans que cela ne nuise à sa compréhension.

Un peu de contextualisation. Dans le Grand Paris contemporain, la peur règne depuis qu’un mystérieux roi des rats a pris ses quartiers dans les sous-sol de la mégapole. Il se murmure et se chuchote que, dans les ténèbres, il régnerait sur une cour de créatures mutantes, préparant la venue d’un péril encore plus grand. De quoi affoler les autorités publiques et les pousser, plus par désespoir qu’autre chose, à faire appel à deux universitaires un tantinet marginaux. Spécialistes en aberrations scientifiques et experts de l’hypermonde, Charles Dex et Greg Ulm sont ainsi chargés de constituer une équipe afin de neutraliser la menace souterraine, sans se douter un seul instant qu’un autre péril s’apprête à fondre du ciel.

La Brigade chimérique traitait de la disparition du genre littéraire SF en Europe, convoquant l’Histoire et l’imaginaire du continent pour donner substance à un récit tragique, marqué du sceau du traumatisme de la Grande Guerre et de la montée des totalitarismes. Ultime renaissance semble vouloir marquer leur retour sur le vieux continent, dans un contexte marqué par l’incertitude et la multiplication des menaces. Si le récit s’apparente à une passation de flambeau, Lehman puise une nouvelle fois dans le riche corpus de l’imaginaire de l’entre-deux-guerres, les super-héros de l’après Seconde Guerre mondiale n’apparaissant qu’à la marge, au travers de divers posters ou allusions. On retrouve surtout quelques écrivains s’étant illustrés dans la première moitié du XXe siècle, comme Renée Dunan, Maurice Renard, Georges Spad, Paul féval fils ou Théo Varlet pour ne citer que ces noms.

Face à l’effacement des surhommes de l’âge du radium de la mémoire collective, Serge Lehman use de l’astucieux artifice de la fiction afin de leur insuffler un regain d’existence. Dans l’univers de la Brigade chimérique, ils existent ainsi par le truchement des romanciers du merveilleux-scientifique et des articles publiés dans la presse populaire sous la forme de feuilleton. L’auteur évite heureusement l’écueil de l’anachronisme en leur conférant une touche de modernité bienvenue. L’homme truqué emprunte ainsi son apparence à Robocop, autre héros de la pop culture. Félifax s’incarne sous les traits d’une féministe vegan au langage aussi fleuri que sa force de frappe. La petite-fille de la sorcière Palmyre devient une jeune femme issue des minorités et Jean Séverac retrouve son personnage du soldat inconnu.

Si Lehman acquitte son tribut à ses devanciers avec respect, il ne se prive pas pour autant de private joke, Alan Moore et Alain Damasio faisant l’objet de boutades amusantes. L’intertextualité joue aussi à fond et la bande dessinée bénéficie du trait nerveux de Stéphane de Caneva, le dessinateur de la série « Metropolis », un graphisme n’étant pas sans rappeler parfois celui de Gess. L’ouvrage est enfin pourvu d’une postface revenant sur la genèse de l’univers de la Brigade chimérique et proposant en commentaires des références, ma foi fort instructives, surtout si l’on n’est pas un érudit.

La Brigade chimérique – Ultime renaissance apparaît donc comme un retour gagnant pour la geste super-héroïque imaginé par Serge Lehman. La fin ouverte laisse présager même une poursuite des aventures. L’avenir nous dira.

La Brigade chimérique – Ultime renaissance – Serge Lehman & Stéphane de Caneva – Éditions Delcourt, janvier 2022