C’est à un véritable voyage en terre étrangère que nous convie Adam-Troy Castro. Si l’on fait en effet abstraction de la nouvelle « Les Lames qui sculptent les marionnettes », où l’auteur nous livre quelques clés sur la planète Vlhan et surtout sur ses habitants, il nous immerge sans préambule au cœur d’un monde à l’étrangeté aussi radicale qu’incompréhensible.
Peuplé d’extraterrestres intelligents mais inaccessibles à l’entendement du commun des mortels composant le concert dissonant des espèces sentientes, Vlhan reste un mystère fascinant, résistant jusque-là à toutes les tentatives de déchiffrement de sa civilisation. Réduit à observer le ballet des tentacules supportant le corps sphérique massif et dépourvu de traits des Vlhanis, à tâtonner pour comprendre leur langage corporel, les scientifiques se contentent de singer laborieusement quelques mèmes, l’essentiel de leur pensée demeurant de l’ordre de l’incompréhensible. Un seul fait semble cependant certain. Une fois par an, les Vlhanis se livrent à un rituel sanglant : 100 000 d’entre eux s’affrontent en suivant une chorégraphie qui s’achève par l’anéantissement de tous. Un spectacle mortel n’étant pas sans susciter la curiosité de la communauté scientifique, pressée d’en comprendre le dessein, mais aussi le voyeurisme des habituels déviants, au point de pousser certains humains à se joindre au suicide collectif, après avoir subit auparavant des modifications corporelles radicales et définitives.
Pour faire face à ce qui s’apparente de plus en plus à un comportement sectaire toxique, Andrea Cort est dépêchée sur Vlhan pour enquêter sur ces pèlerins et démanteler les filières contribuant à leur transformation. Sa mission rejoint sa qualité d’agent secret des IA-Source car la planète est par ailleurs au cœur de la lutte les opposant à leur faction renégate, les Démons Invisibles, à l’origine du drame personnel d’Andrea. Très rapidement, la Procureure Extraordinaire du corps diplomatique de l’Homsap comprend que la situation lui échappe. Contrainte de fuir dans un monde devenu hostile afin de sauver sa vie, elle doit en même temps ménager une porte de sortie à l’Homsap, en dépit des velléités génocidaires des va-t’en guerre de toute race, et tenter de restaurer la confiance vacillante de ses amants, les Porrinyard. De quoi éprouver sévèrement son estime personnelle et sa (maigre) confiance en autrui.
Délaissant les ressorts de l’enquête, du whodunit ou du crime en chambre close, Adam-Troy Castro opte pour une intrigue plus resserrée, teintée de body horror, ne ménageant guère de répit à ses personnages et au lecteur. Dès l’entame de La Guerre des marionnettes, Andrea Cort ne cesse en effet de fuir, tiraillée entre son attachement viscéral aux Porrinyard et la fin funeste que lui réservent des puissances occultes résolues à sa perte. Elle passe ainsi de surprise en vision horrifique, ou du moins psychologiquement déstabilisante, glanant les indices qui lui permettent de déjouer les pièges d’un cheminement accompli dans l’urgence permanente. Les déconvenues succèdent aux épreuves contribuant à la malmener ou à la faire douter de ses capacités, d’autant plus aisément qu’elle suscite toujours l’animosité d’autrui par ses remarques acerbes et une antipathie forçant le respect.
Le personnage d’Andrea continue ainsi son lent travail de résilience, même si ses doutes demeurent, notamment concernant sa relation avec les Porrinyard. Elle n’a pas la tâche facile d’autant plus qu’autour d’elle le monde semble s’enfoncer dans le chaos et l’horreur. Si toutes les civilisations sont mortelles, l’Homsap semble en effet plus douée que les autres pour précipiter sa date d’expiration.
Émissaires des morts et La Troisième Griffe de Dieu ne brillaient par pour leur optimisme, il faut le reconnaître. La Guerre des marionnettes s’apparente à un voyage au cœur des ténèbres, une plongée étouffante aux tréfonds du mal, jalonnée de tueries de masse, d’actes d’une cruauté odieuse, où des corps sont littéralement démembrés, parfois de manière un peu gratuite, et où la violence s’exerce aussi d’une manière psychologique. On est très loin de l’univers policé d’un Star Trek et sans doute beaucoup plus proche de la vision nihiliste d’un libertarien forcené (pléonasme).
Pour terminer, un mot de « La Cachette », ultime enquête d’Andrea Cort (même si la porte ne semble pas complètement fermée) et sans doute point d’orgue du présent ouvrage, où la Procureure est confronté à un trio d’Inceps impliqué dans un meurtre sordide. Inutile de dire que le dilemme juridique posé par cette affaire va susciter quelques échos intimes funestes auprès d’Andrea. N’en disons pas davantage, de peur de déflorer le sujet.
La Guerre des marionnettes tient donc toutes les promesses largement exposées dans les deux précédents romans. Sans crier au chef-d’œuvre, ne craignons cependant pas d’affirmer que les enquêtes d’Andrea Cort méritent leur place aux côtés d’autres classiques de la Science fiction.

La Guerre des marionnettes (War of the Marionnettes, 2019) – Adam-Troy Castro – Éditions Albin Michel Imaginaire, juin 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Benoît Domis)