Un Puits dans les Étoiles

Il était une fois un vaisseau, grand comme une planète et vieux comme l’univers, qui errait dans l’espace intersidéral. Un jour, le mastodonte atteignit la voie lactée et tomba dans les mains industrieuses de l’humanité, qui s’empressa de le convertir en astronef de croisière pour extraterrestres voyageurs. Pour embarquer, une seule condition à remplir : payer sa place en information — transfert de technologie fructueux — ou en ressources sonnantes et trébuchantes. Mais le Mal couvait au cœur du Grand Vaisseau. Pendant une mission d’exploration, certains membres de l’équipage découvrirent la mystérieuse entité dénommée Marrow, incarcérée en son centre. S’étant proclamés Indociles, ils tentèrent alors de s’emparer du pouvoir pour imposer son culte et peut-être même, la libérer de sa prison en hyperfibres. Il en résulta une guerre impitoyable qui manqua de détruire entièrement le Grand Vaisseau. Au terme de cet épisode, on aurait pu croire qu’après avoir réprimé la révolte, préservé l’intégrité de la coque et échappé à l’engloutissement dans un trou noir, les capitaines survivants allaient pouvoir enfin goûter à une immortalité paisible durant des éons. C’est bien mal connaître l’imagination de Robert Reed et le goût du lectorat pour ce genre de saga. A peine ses plaies sont-elles pansées que le Grand Vaisseau voit son avenir dramatiquement hypothéqué. En effet, la nouvelle trajectoire qu’il a adoptée pour échapper au trou noir l’entraîne inexorablement au cœur d’une nébuleuse obscure où le guette… un danger peut-être — certainement — plus grand encore…

Voici donc la chronique de Un puits dans les étoiles qui pourrait aisément s’intituler Le Grand Vaisseau — saison 2. En effet, tous les ingrédients constitutifs, les tics narratifs et les poncifs du précédent volet sont une nouvelle fois convoqués pour en mettre plein la vue aux adeptes de NSO (acronyme désignant le New Space Opera, courant littéraire qui, a bien y réfléchir, ne se différencie de son ancêtre de l’âge d’or que par les trois premières lettres). Un puits dans les étoiles commence immédiatement au moment où l’action de Le Grand vaisseau s’était interrompue et le programme de la seconde saison peut se résumer en deux mots : encore plus. Encore plus de gigantisme, encore plus de combats titanesques et cataclysmiques, encore plus d’armes effroyables (insérez ici le cri d’effroi de votre choix), encore plus d’extraterrestres bizarres, encore plus de jargon technoscientifique, encore plus de sexe (eh non ! même pas…) ; l’ensemble se déroulant sur une échelle de temps qui s’étiiiiiiiire encore sur des centaines d’années.

Une nouvelle fois, la surenchère d’effets se fait au détriment de l’aspect humain de l’histoire. Ici, on pourrait également résumer le procédé promptement. C’est le règne du encore moins. Encore moins de psychologie, encore moins de chaleur humaine, encore moins d’interaction entre les individus. Capitaines, ingénieurs, post-humains, extraterrestres ne sont que les marionnettes d’événements qui les dépassent en ampleur. Ils évoluent en tâche de fond, immergés dans une intrigue, par ailleurs totalement balisée. Fort heureusement, Robert Reed pratique davantage l’ellipse, ce qui nous épargne des siècles de comptes-rendus minutieux sur l’avancement des réparations et sur l’approche de la nébuleuse. Cependant, la narration reste très lente, pour ne pas dire ennuyeuse. Il ne se passe rien ou presque, durant environ 130 pages.

Puis, le rythme s’accélère, les événements se précipitent jusqu’à l’offensive générale contre le Grand Vaisseau. C’est alors une toute autre sorte de lassitude qui s’impose. Celle générée par la répétition des combats qui mobilisent un arsenal toujours plus impressionnant. Celle suscitée par le ressassement des effets dévastateurs de l’assaut. Celle enfin, du rabâchage des contre-mesures déployées par les capitaines, Washen et Pamir, afin de repousser l’invasion ; manœuvres toutes successivement et implacablement déjouées. Des pages et des pages où il n’est plus question d’une S-F d’idées puisque l’enjeu se réduit à la question : Charybde (Marrow) va-t-il trouver son Scylla ? Il n’est pas davantage question d’une S-F d’images, même si certaines visions titillent de manière subliminale le sense of wonder. Non, nous nous trouvons ouvertement dans une S-F de comptabilité. Seul importe le nombre de morts, les outrages pyrotechniques infligés au Grand Vaisseau et, de manière de plus en plus lancinante, le compte à rebours des pages qu’il reste à tourner avant un dénouement, en forme de cliffhanger comme il se doit, dans une série interminable…

Un Puits dans les Étoiles (The Well of Stars, 2005) de Robert Reed – Éditions Bragelonne, collection Science-fiction, juin 2007 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Olivier Debernard)

On the Brinks

« Si c’était une fiction, ce serait un excellent thriller. » Opportunément rappelée en quatrième de couverture, l’appréciation de Rolling Stone Magazine prend toute sa saveur à la lecture de On the Brinks, tant la part autobiographique du roman paraît indéniable.

Natif de Belfast, Lancaster road pour être plus précis, ce nom n’ayant aucun rapport avec l’acteur comme il le regrette, Sam Millar a connu les tiraillements de l’Irlande du Nord au sein de sa propre famille. La mort d’un ami d’enfance le fait basculer dans la lutte politique au sein de l’IRA, activisme qui lui vaudra de purger huit longues années de prison à Long Kesh, interné dans les sinistres Blocs H. Sur sa détention, il ne nous épargne rien d’ailleurs. Un long processus pour tenter de le briser, lui et ses codétenus politiques. Car à Long Kesh, parce que le gouvernement britannique a décidé de priver les militants de l’IRA de leur statut de prisonnier politique, les ravalant au rang de simples détenus de droit commun, la rébellion s’organise pour une longue période. Un bras de fer impitoyable où tous les moyens sont permis pour faire plier les paramilitaires irlandais. De la Blanket Protest qui voit les prisonniers troquer l’uniforme des droits communs contre une simple couverture aux grèves de la faim dont on connaît l’issue tragique, en passant par la Dirty Protest, Millar décrit par le détail les turpitudes qu’il endure avec ses compagnons d’infortune. Un traitement hallucinant où les détenus subissent les humiliations quotidiennes, la torture psychologique, les brimades et les coups, dans un déchaînement de violence à proprement parlé cruel, sans que cela ne fasse sourciller ni la Couronne, ni l’Église catholique.

« On comptait plus de gens tués à New York pendant un week-end que pendant une année à Belfast. On aurait dit que chacun se créait des monstres plus gros pour tenter de minimiser les siens. »

Raconté avec un art de la formule mémorable et une gouaille fort réjouissante, On the Brinks témoigne du courage, un peu suicidaire quand même, et de la lucidité d’hommes conscients d’être les petits soldats de politiques retors, mais fiers de leur courage face à l’horreur de l’instrument de répression et face aux bas instincts de gardiens n’ayant rien à envier aux tortionnaires des dictatures. Mais que voulez-vous, le sens du devoir a le dos large. Loin d’être un enfant de chœur, il le reconnaît lui-même bien volontiers, Sam Millar relate aussi sa reconversion ratée outre-Atlantique, consacrant la troisième partie du récit à sa bascule vers le crime. Le retentissant braquage du dépôt de la Brinks a la saveur des classiques du roman policier, même si les faits sont ici réels. Allez savoir pourquoi, j’ai beaucoup moins apprécié cette partie. Les plans pour réaliser le cambriolage parfait et le récit de son déroulement, imprévus y compris, n’ont jamais fait partie de mes centres d’intérêt. Pour tout dire, le sujet m’ennuie énormément. C’est comme ça. Heureusement, la description de sa vie à New York permet à Millar de délivrer quelques saillies ironiques sur l’Amérique du Nord et le struggle for life bidonné par les instances capitalistes qui y prévaut. De sa position marginale, il est bien placé pour ausculter les angles morts, dévoiler les faux semblants et pointer les contradictions de l’american dream.

Roman roublard en bonne partie autobiographique, On the Brinks ne dépare donc pas aux côtés des classiques du roman noir, se distinguant juste de la fiction par ce petit supplément d’authenticité lié à l’aspect vécu du récit.

On the Brinks (On the Brinks, 2009) – Sam Millar – Éditions du Seuil, 2013 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Patrick Raynald)

Cyberdreams 09

Paru en 1997, le numéro 9 de la revue Cyberdreams explore des mondes futurs volontiers dystopique où, sous couvert d’utopie et de bienveillance, on s’attache à dépouiller les relations humaines de cette part d’incertitude fâcheuse, propice à la tragédie mais aussi à l’empathie pour autrui. Avec un sous-titre en forme de jeu de mots, « Société sens dessus-dessous », Francis Valéry et Sylvie Denis nous proposent quatre nouvelles et un essai dont l’actualité résonne plus que jamais cruellement à nos oreilles en 2022.

Avec « L’ère de l’innocence », Brian Stableford imagine un avenir bien sombre, où l’allongement de la durée de la vie semble un fait incontesté dont on se félicite globalement, même si les différents âges de l’existence et leurs tracas restent une réalité biologique indépassable. L’innocence donnant son titre à la nouvelle n’est plus celle des enfants mais des aïeuls, arrière-arrière-arrière-arrière-grands-parents jouissant d’une existence prolongée, mais condamnés à l’étiolement inéluctable de leurs facultés cognitives. Dans une inversion de perspective malicieuse, la juvénile narratrice d’à peine onze ans nous fait part d’une sagesse acquise aux côtés d’aînés devenus esclaves de leurs pulsions, y compris sexuelles. Une situation la poussant à oublier sa propre insouciance, non sans tendresse pour ces vieilles choses.

« La Ballade de Sally NutraSweetTM » évolue dans un autre registre, celui de la satire. Guère enclin à la tendresse, Paul Di Filippo y met en scène une utopie consumériste totale où les êtres humains ne sont plus que les supports de grandes marques, partageant leur existence entre leur affiliation commerciale et leur crainte de déchoir dans l’échelle des valeurs consuméristes. Aussi absurde et sarcastique que l’intrigue du film Brasil, « La Ballade de Sally NutraSweetTM » raconte l’aventure banale et médiocre vécue par une consommatrice lambda, poussée à devenir agent infiltrée dans l’enfer du Bac-à-soldes. On sent que Paul Di Filippo s’amuse beaucoup des poncifs du genre, délivrant une réflexion vacharde sur la société de consommation et son mode de vie superficiel et frelaté.

« Plaidoyer pour les contrats sociaux » a été récompensé par un prix Nebula. On comprend pourquoi à la lecture de ce court texte implacable qui voit l’amour réglementé par un système de contrat supposé mettre un terme à l’aspect passionnel, voire obsessionnel de ce sentiment. On regrette de ne pas pouvoir lire d’autres nouvelles de Martha Soukup qui semble avoir définitivement disparu des radars.

Quant à Alain le Bussy, il nous invite dans un monde futur où le principe de l’obsolescence programmée et du tout jetable a été poussé à l’extrême, rendant impossible le marché de l’occasion. Pour qui a lu Hank Shapiro au pays de la récup, le texte peut apparaître cependant un tantinet frustrant.

Pour terminer, s’inspirant des idées de Greg Egan et de Joe Shout, Jean-Jacques Girardot nous propose une revigorant petit article sur l’immortalité, via la copie numérique de l’esprit et son téléchargement dans un univers virtuel, amorçant une réflexion quasi-philosophique sur la conscience, l’identité et sur l’impact d’une telle technologie sur la gouvernance de nos sociétés. De quoi finir bellement le présent numéro de feue la revue Cyberdreams.

Revue Cyberdreams n°09Société sens dessus-dessous – Collectif – DLM Éditions, janvier 1997

Le Casse du continuum – Cosmique fric-frac

À l’instar des mercenaires, ils sont sept, tous experts dans leur domaine respectif. Qu’il s’agisse de séduire, d’arnaquer, de cambrioler, de prévoir le futur, de faire tout exploser ou d’assassiner, on peut leur accorder toute confiance. Sont-ils pour autant libres ? Rien n’est moins sûr.

Troisième roman de Léo Henry après l’excellent Rouge Gueule de bois et le fascinant Sur le fleuve, Le Casse du continuum apparaît comme un joyeux florilège, un tantinet foutraque, où l’auteur mêle quelques uns des poncifs issus des mauvais genres. Entre science-fiction et thriller, il s’approprie des figures familières au lecteur, s’amusant à les plier, avec une bonne dose de roublardise, aux exigences d’une intrigue qui, si elle ne brille guère pour son originalité, ne lésine pas sur les cliffhangers, les retournements de situation et les effets pyrotechniques.

On ne s’ennuie en effet pas un seul instant en lisant les aventures de la troupe hétéroclite dont on découvre les composantes stéréotypées dans une première partie faisant office de longue scène d’exposition. Un mince aperçu du déchaînement frénétique qui assaille ensuite le lecteur lorsque la mission débute. On se trouve ainsi embarqué dans une sorte de grand-huit émotionnel où la sauvegarde du monde, rien de moins, apparaît comme l’enjeu principal. On leur a promis monts et merveilles, mais le temps imparti pour accomplir leur mission est compté. Et bien entendu, rien ne se passe comme prévu. On le voit, Léo Henry use de ficelles énormes, ne s’embarrassant pas toujours avec la suspension d’incrédulité. Peu importe, chaque rebondissement impulse une montée de tension supplémentaire, entretenant le suspense jusqu’au paroxysme du grotesque, il faut le reconnaître.

Si l’on accepte le pacte de lecture proposé par l’auteur, l’expérience peut plaire. Dans le cas contraire, nul doute que Le Casse du continuum apparaisse comme un exercice un peu vain et répétitif. L’auteur de cette chronique avoue être lui-même un peu passé à côté de ce shoot’em up séminal. Tant pis. À noter que le présent roman ouvre désormais une trilogie thématique consacrée aux mauvais genres. À suivre donc avec La Panse. Pas tout de suite cependant.

Le Casse du continuum – Cosmique fric-frac – Léo Henry – Éditions Folio « SF », 2014

Spirou – L’espoir malgré tout

Renouer avec la justesse de ton et la fraîcheur juvénile de Spirou, le journal d’un ingénu ne paraissait pas un pari gagné d’avance, d’autant plus que l’aventure avait été conçue à l’origine comme un one-shot appelé à rejoindre les autres variations du personnage titre de l’éditeur de Marcinelle. Mais, après avoir pris mon temps pour parcourir les quatre volets de « L’espoir malgré tout », après avoir pris note des multiples détails et clins d’œil, des échos renvoyant notamment à Hergé et à Rob-Vel, après avoir pris connaissance des divers niveaux de lecture, je ne peux que reconnaître le caractère extraordinaire du travail d’Émile Bravo.

Extraordinaire par l’acuité de son regard sur la période de l’occupation allemande de la Belgique. Plus habitué à son occurrence française, on ne sait finalement pas grand chose de cette période chez nos voisins d’outre-Quiévrain. Pénurie, rationnement, marché noir, absence des prisonniers de guerre, fuite du gouvernement à Londres, discriminations antisémites, montée des extrémismes, chasse aux résistants, aux communistes, aux inadaptés, des maux semblables touchent le petit royaume belge, même si les particularismes se traduisent par une concurrence entre des nationalismes antagonistes liés aux entités flamande et wallonne. Émile Bravo prend garde de ne pas caricaturer ces différents enjeux, tentant d’en restituer la complexité, hélas finalement réductible au dénominateur commun de la banalité du Mal. Pour autant, il n’oublie pas de louer la fraternité des petits gestes, une décence commune qui parcourt toute la période et contribue à rendre la quotidien moins insupportable.

Brasil, quand tu nous tiens.

« L’espoir malgré tout » est également extraordinaire par sa réinterprétation du personnage de Spirou et de ses compagnons Spip et Fantasio. Émile Bravo confère au jeune groom une réelle épaisseur psychologique, un surcroît de vitalité assez étonnant. Sous le crayon du dessinateur et scénariste, Spirou acquiert substance et vie, respirant et luttant pour son existence devant nos yeux. Il affronte ainsi le danger, doutant à l’occasion du bien fondé de ses actes, mais sans jamais renoncer à ses valeurs, son pacifisme acharné, sa fraternité naturelle, son empathie pour autrui et les liens d’amitiés indéfectibles qu’il noue au cours de ses aventures. En donnant corps aux années d’adolescence, le personnage n’étant pas majeur à la différence de Fantasio, Bravo dévoile la phase d’éducation de Spirou, période où il se forge son caractère, nous permettant d’appréhender également la nature de ses relations avec Fantasio, grand escogriffe inconséquent, finalement aussi généreux dans ses vantardises et son excentricité que dans sa fidélité.

Tragicomédie impeccable, « L’espoir malgré tout » nous fait toucher du doigt ce qui fait désormais défaut au personnage de Spirou, depuis au moins le départ de Tome & Janry. Cette connexion essentielle avec l’air du temps, ce phénomène de synergie avec l’Histoire dont l’aspect absurde rejaillissait, non sans malice et légèreté, dans les aventures du personnage. Une combinaison désormais nous manque.

Spirou – « L’espoir malgré tout » – Emile Bravo – Éditions Dupuis, 2018-2022

Les Flibustiers de la mer chimique

Les Flibustiers de la mer chimique pourrait se révéler comme la bonne surprise de la rentrée littéraire. Second roman de Marguerite Imbert, après le très remarqué Qu’allons-nous faire de ces jours qui s’annoncent ?, le présent récit post-apocalyptique est sa première incursion dans le domaine de la Science-fiction, genre pour lequel elle montre un réel engouement.

Suite à l’Hécatombe, la population humaine est désormais réduite à une poignée de survivants divisés en clans rivaux, à la recherche d’un nouveau piédestal sur lequel jucher leur ego insatiable d’homo sapiens sapiens et leur emprise toxique sur la planète. Et pendant que des créatures antédiluviennes surgissent des abysses, donnant substance à leurs pires cauchemars, graffeurs, flibustiers, naturalistes, étoilés et autres transhumains rejouent la sempiternelle comédie humaine dans les décombres de la grandeur passée de leurs aînés. Partagés entre leur instinct de prédation et leur besoin d’utopie, en dépit de l’élévation des mers, de la corruption irrémédiable des terres et de la rébellion du règne animal et végétal, ils interagissent comme un vrai panier de crabes, défaisant l’œuvre de leurs adversaires.

L’apocalypse nous rappelle la fragilité de notre condition et celle de nos constructions sociales. La beauté du désastre fascine et effraie, stimulant l’instinct de survie et nourrissant le spleen pour un avant que l’on aime mythifier. Elle nous rabaisse au rang de simple spectateur, séparé de l’effondrement par un quatrième mur dont la porosité ne cesse de nous interpeller. Dans une langue pétillante et imagée, Marguerite Imbert imagine un futur aux teintes acidulées et à la poésie venimeuse, d’où émerge une humanité décimée, orpheline de ses rêves de domination sur le vivant. Nous embarquons ainsi pour une odyssée périlleuse et foutraque, menée tambour battant, sous un soleil de plomb et une mer couleur mercure. Une chasse au trésor malicieuse et gaillarde, évoquant à la fois Jules Verne, Herman Melville et Bruce Sterling. L’autrice y fête la fin de l’abondance, recherchant dans l’insouciance l’énergie nécessaire pour continuer à avancer.

Marguerite Imbert ne bride en effet aucunement son imagination, bien au contraire, elle oppose au discours des prophètes du désastre un récit picaresque, irrévérencieux et salutaire, convoquant quelques belles trouvailles visuelles pour égayer un avenir guère enchanteur. On croise ainsi une ribambelle de personnages pittoresques qui contribue à nourrir une intrigue fertile en rebondissements et en en morceaux de bravoure. En compagnie d’Ismaël, d’Alba, de Jonathan et de son escorte de pieuvres géantes héroïnomanes, on croise la route de la Compagnie des Limbes Orientales, officine aux desseins aussi secrets qu’inquiétants. On côtoie la Métareine et ses zélotes dans une ZAD romaine en proie à la submersion où se conjuguent les vertus de la sobriété et l’art de Machiavel. Tout un microcosme infusé au MMORPG et à la débrouille se dévoile, révélant peu-à-peu la complexité des enjeux d’un avenir tragique et ironique, où l’humain n’a plus guère voix au chapitre. Mais, peu importe, cela ne l’empêche pas de continuer à conspirer, à trafiquer, à dépouiller autrui et à imaginer des lendemains qui chantent, en dépit de la crainte des erreurs du passé et d’une extinction définitive. Bref, on s’amuse beaucoup en lisant ce récit post-apocalyptique vif et sarcastique, où l’on ricane également de nos pitoyables travers humains.

Conjuguant l’entrain juvénile de la culture pop et les vertus laudatives d’une écriture inventive, Les Flibustier de la mer chimique apparaît comme la lecture idéale d’une génération désabusée, mais guère encline à la sinistrose. Le parfait remède contre les augures d’un présent ayant sacrifié le désir d’utopie sur l’autel du réalisme mortifère.

Les Flibustiers de la mer chimique – Marguerite Imbert – Éditions Albin Michel Imaginaire, septembre 2022

Traversée vent debout

Un auteur ne meurt pas, tant que l’on parle de son œuvre. Jim Nisbet vient de lâcher la rampe, ce n’est pas une raison pour l’oublier.

Grand lecteur et écrivain frustré, Charley Powell a trouvé dans la mer ce suprême refuge pour ceux ayant décidé de s’affranchir de l’humanité (dixit Rafael Sabatini). Abandonnant sa sœur cadette Tipsy, il a largué les amarres et opté pour une existence bohème. Pour autant, il n’a pas lâché ses mauvaises fréquentations, trafiquant à l’occasion pour leur compte. Chargé de convoyer en solitaire à bord de son voilier le Vellela Vellela un colis illégal, il fait naufrage dans la mer des Caraïbes après avoir heurté un conteneur. Fin de l’aventure.

Pendant ce temps, accoudée au zinc d’un bar de San Francisco, Tipsy écluse son shot de tequila avec Quentin, homosexuel notoire, maudissant son frère. Elle vient d’être en effet informée qu’il effectue une mission pour quelqu’un dont le commanditaire n’est autre qu’une organisation religieuse secrète manipulant le cours de l’histoire mondiale via la démocratie américaine. Comme si le trafic de cocaïne ne lui suffisait pas… Elle finit par rencontrer Red Means, avec qui Charley a fait affaire pour cette mission. Le bougre a ramené dans une glacière la tête coupée de son frère. Dans quelles circonstances ? Red compte bien lui raconter toute l’histoire. En échange de sa peine, il espère qu’elle lui révélera un indice sur le lieu où Charley a pu cacher le colis qu’il devait convoyer. Un paquet pour lequel son commanditaire est prêt à tuer.

Même s’il demeure un auteur confidentiel, au moins autant outre-Atlantique que dans l’Hexagone, on ne peut plus considérer Jim Nisbet comme un perdreau de l’année. L’écrivain américain a en effet déjà publié une dizaine de titres sous nos longitudes, exclusivement chez Rivages. Des livres disponibles parfois seulement en France, où Nisbet jouit de l’aura d’auteur culte. Si la plupart de ses romans relèvent du genre policier ou du thriller, ses textes mettent plutôt en scène des francs-tireurs et des marginaux, alcooliques et toxicomanes notoires, en passant par de dangereux psychopathes. Nisbet ne trouve son plaisir que dans le détournement des codes, écrivant des livres inclassables même si leurs ressorts s’inscrivent dans un genre ou un autre. Pas sûr qu’avec Traversée vent debout, les choses s’améliorent…

A vrai dire, il y a matière à rester perplexe en lisant ce nouveau roman. Jim Nisbet commence très fort avec un avertissement laissant entendre que son histoire ne serait qu’une transcription neuronale, du moins son prologue. Celui-ci constitue d’ailleurs une entrée en matière déroutante tant par son style — une sorte de SF qui ne déparerait pas dans l’anthologie Dangereuses visions. Complètement décontextualisé — est-on dans le futur ou un rêve ? — , ce prologue projette le lecteur dans une situation où tous ses repères sont brouillés. Des éléments familiers y côtoient une vision fantasmatique, sorte d’expérimentation SF truffée de mots valises abscons — dronifleur, holotorium et j’en passe…

Le récit qui suit ce morceau de bravoure n’en est pas moins perturbant. Mélange de thriller, d’intrigue conspirationniste et de roman maritime, Traversée vent debout bouscule le lecteur dans ses habitudes. Il l’agace au point qu’il se demande à plusieurs reprises si l’auteur ne se fiche tout simplement pas de lui. Au travers des circonvolutions de l’histoire, on distingue tout de même deux lignes narratives principales. L’une classique, la composante thriller du roman, et une autre plus expérimentale, sorte de méta-récit issu des transcriptions neuronales mentionnées par Nisbet, où le narrateur et sa narration sont, en quelque sorte, mis en abyme.

Roman ardu et exigeant, Traversée vent debout risque de laisser à quai beaucoup de lecteurs. Quant à savoir où se cache la Vraie Vérité, sujet abordé à plusieurs reprises dans le texte, il semble que tout soit question de point de vue et de perception. A chacun de se forger le sien.

Traversée vent debout (Windward Passage, 2010) – Jim Nisbet – Éditions Rivages/Thriller, octobre 2012 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Eric Chédaille & Catherine Richard)