Murmurer le nom des disparus

Située aux antipodes, l’île de Tasmanie n’est pas un territoire dont la mention fait entrer en émulsion un lectorat féru en géographie. À vrai dire, le nom évoque davantage un trouble obsessionnel du comportement qu’un toponyme. Ce petit bout d’Australie, grand comme sept fois la Corse quand même, n’en demeure pas moins le cadre du roman de Rohan Wilson.

Murmurer le nom des disparus n’a rien à envier au roman noir américain ou au Western dont il partage bien des caractères, si l’on fait abstraction des aborigènes, kangourous et autres marsupiaux de tous poils. Pas difficile de le faire d’ailleurs, puisque l’auteur choisit de se focaliser sur l’humain et sa désespérante condition. Sur fond d’émeute, de révolte contre l’impôt, de misère et de violence, Murmurer le nom des disparus raconte ainsi l’histoire d’un père et d’un fils. Un père absent, brutal, alcoolique notoire et criminel, parti chercher l’aventure ailleurs plutôt que d’entretenir une relation toxique vouée à l’échec. Un fils contraint de grandir prématurément après la mort subite de sa mère, obligé de tricher avec les autorités afin d’assumer sa subsistance seul et éviter ainsi le placement dans un hospice.

Récit âpre et sans concession, Murmurer le nom des disparus n’évite pas l’écueil du classicisme, même s’il tente de faire revivre une page oubliée de l’histoire de la Tasmanie. Les ressorts de l’intrigue flirte avec le déjà-vu, mais le récit sonne juste, brassant la thématique de la rédemption. Course-poursuite impitoyable, guidée autant par la volonté de se faire justice soi-même que par la quête d’une vraie justice, à la fois sociale et morale, le roman de Rohan Wilson se distingue également par sa tonalité désabusée. L’auteur dresse ainsi le portrait d’un pays n’ayant rien à envier à l’Ouest américain, une contrée exposée aux convoitises, à la loi du plus fort et une conception rudimentaire de l’application de la justice. On y considère les Aborigènes comme des parasites, des sauvages dont il convient de purger la terre afin de laisser place à la colonisation et à une exploitation plu conforme au progrès. On utilise les bagnards comme une main-d’œuvre gratuite, histoire de leur apprendre à rester à leur place, les lois expéditives pourvoyant à leur renouvellement incessant. Bref, on ne s’embarrasse pas avec un humanisme jugé superflu, préférant les vertus rugueuses d’un struggle for life impitoyable.

La quatrième de couverture évoque Cormac McCarthy, établissant un parallèle entre le présent roman et l’œuvre de l’auteur américain. Si la Tasmanie de Rohan Wilson semble irrémédiablement souillée par le péché, en proie à une corruption des mœurs épouvantable, un mal antédiluvien entachant une nature humaine définitivement imparfaite, on n’atteint cependant pas la puissance d’évocation de Méridien de Sang.

En dépit de ce léger bémol, Murmurer le nom des disparus recèle suffisamment de tension et de descriptions saisissantes pour happer le lecteur et satisfaire ses attentes en matière d’émotion. Voici assurément un auteur à découvrir.

Murmurer le nom des disparus (To Name Those Lost, 2014) – Rohan Wilson – Éditions Albin Michel, collection « Les Grandes traductions », novembre 2021 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Étienne Gomez)

Unity

Dans un futur mortifère, où les apocalypses atomique, climatique et pandémique ont réduit la surface terrestre à une terre gâte, anéantissant au passage l’Europe et les autres continents, l’humanité a trouvé refuge autour de l’océan Pacifique dans des cités sous-marines apparemment pacifiées ou du moins soumises à l’autorité régulatrice des gangs criminels qui les gouvernent. Mais, toutes ces catastrophes ne lui ont pas appris la sagesse, bien au contraire une guerre froide implacable oppose Norpak et Epak, les deux superpuissances ennemies qui dominent chacune des rives de l’océan. Piégée à Bloom City, Danaë n’a pourtant pas perdu tout espoir. Elle n’a pas renoncé à restaurer la continuité avec son passé, rompue durant un épisode dont le souvenir la traumatise encore. Il lui suffit de reprendre pied sur la terre ferme, en déjouant la surveillance des maîtres des lieux, et de rallier Redhill, au cœur du néo-désert. Il lui suffit de renouer contact avec ses sœurs, en espérant ne pas subir leur réprobation. Un périple semé de chausse-trapes, avec la menace d’un conflit nanotechnologique en guise d’aiguillon, sans oublier une ribambelle d’enragés à ses trousses, prêts à toutes les violences pour l’attraper. Heureusement, elle peut compter sur Naoto, son amant, et Alexeï, mercenaire sans illusion, un tantinet suicidaire.

On l’avait cru définitivement enterré par l’individualisme forcené et le Moi absolu, remisé dans les enfers du totalitarisme. Et pourtant, Unity semble redonner de la couleur au rêve d’une conscience collective, intuitive et porteuse d’espoir, celui de la compréhension absolue, de la mutualisation des intelligences et de la fin des conflits. Quelque chose qui ne soit pas pour une fois un cauchemar posthumain, prélude au viol de l’identité et de l’intégrité physique. Bref, c’est un joli tour de force que nous propose Elly Bangs en nous livrant un récit au propos nuancé et au rythme soutenu.

Entre Waterworld et Mad Max, Unity est en effet une quête existentielle, survolant tous les aspects du récit post-apocalyptique, sans en épuiser complètement la matière. Sectes survivalistes, syndicat du crime aux pouvoirs régaliens, enfants soldats dépourvus d’allégeance, réfugiés ballottés entre le marteau climatique et l’enclume du chaos, nanobots autoréplicants et entités posthumaines formant littéralement Légion, tout ce beau monde peuple un territoire où le désastre fait le lien entre les uns et les autres. Un décor propice à tous les excès et toutes les spéculations catastrophistes, mais où pourtant il n’est pas interdit de renaître ou de laisser libre cours à la résilience.

Elly Bangs s’y entend en effet pour faire vivre des personnages tiraillés entre leur désir, leur instinct de survie et l’espoir d’une hypothétique rédemption, histoire d’effacer l’ardoise de leur passé. Oscillant entre road-trip et thriller, en passant par l’introspection, Unity donne ainsi à voir et à réfléchir, mariant l’esthétique post-apo à l’énergie cyberpunk.

Après l’apocalypse pop de Marguerite Imbert, Elly Bangs redonne donc un coup de fraîcheur au trope de la conscience collective. Comme le laisse entendre la quatrième de couverture, Danaë est à la fois unique et multiple, le tout étant plus grand que la somme des parties. Au collectif des lecteurs de donner sa chance à ce premier roman. Il le mérite.

Unity (Unity, 2021) – Elly Bangs – Éditions Albin Michel Imaginaire, septembre 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

Eutopia

À force de nous répéter qu’il n’existe aucune alternative au modèle libéral-capitaliste, présenté par ses parangons comme le moins pire de tous les systèmes, on a fini par le croire, y compris dans la Science fiction, littérature des possibles par excellence. Le genre semble s’être résigné, déclinant les pires scénarios de la dystopie, auxquels Camille Leboulanger lui-même a apporté une contribution non négligeable, espérant un sursaut de conscience ou se contentant d’être le spectateur désabusé du monde tel qu’il va mal. C’est oublier un peu vite que la Science fiction se veut aussi littérature de proposition, échafaudant des ailleurs désirables, parfois critiques, voire ironiques, mais autrement plus stimulants que la longue litanie du TINA.

Avec Eutopia, l’auteur fait le pari de l’eutopie, le bon lieu, imaginant un monde meilleur fondé sur les réflexions de Bernard Friot et du Réseau Salariat. Un monde libéré de la propriété privée, où seul l’usage détermine l’attachement à un bien. Un monde fondé sur le bannissement du propriétarisme, où l’intérêt de tous est le seul sujet qui importe vraiment. Un monde de la décroissance, où prévaut l’économie circulaire et la low-tech mais pas la régression technologique. Un monde où l’on a troqué le développement du râble contre une prise de conscience de la fragilité de la nature et du caractère fini des ressources. Un monde respectueux des individus, débarrassé de la tentation totalitaire et des illusions de la perfection. En somme, un monde bienveillant, égalitaire et éco-responsable, n’étant pas sans rappeler – attention gros mot – l’anarcho-communisme.

Optant pour la forme de l’autobiographie fictive, Camille Leboulanger s’efforce autant que possible d’en dévoiler tous les aspects, qu’ils soient sociétaux, moraux, philosophiques, politiques ou économiques. Il dresse littéralement le portrait d’un autre monde, fondé sur des valeurs différentes et pourtant familières à nos yeux, matérialisées dans un texte constitutif présenté en préambule du roman. De la table rase ayant permis son installation, on ne perçoit cependant que des bribes, lâchées ici ou là au fil du récit. Révolution violente ou transition pacifique ? Le processus reste dans un angle mort. À vrai dire, l’Histoire importe peu, elle n’est pas le sujet du roman. Camille Leboulanger préfère nous immerger directement au cœur de l’eutopie, épousant le regard d’Umo, narrateur de sa propre vie. Un individu lambda qui n’a jamais rien connu d’autre que ce monde où il est né. On le suit, de sa jeunesse à sa vieillesse, de ses années de formation à sa maturité, en passant par son entrée dans le monde actif, marqué par l’obtention de son premier salaire en tant que travailleur potentiel. On découvre ainsi les effets concrets de la mise en œuvre de la Déclaration d’Antonia, le texte fondateur de cette eutopie.

En bon connaisseur de la Science fiction, Camille Leboulanger sait en effet que le genre s’intéresse plus aux conséquences d’un fait qu’au fait lui-même qui, du reste, apparaît souvent comme un novum hard scientifique. Il sait aussi qu’il s’adresse au présent, ne manquant pas d’interpeller le lecteur dans ses certitudes et lui donnant matière à réflexion. Avec Eutopia, l’auteur s’inscrit résolument dans une perspective systémique, cherchant à épuiser sans vraiment y parvenir tous les aspects de l’eutopie qu’il pose en hypothèse. Il met ainsi en récit un système bâti sur des valeurs et des bases éthiques, économiques, sociales et politiques radicalement différentes, mais dont tout à chacun peut juger de l’actualité. Pas étonnant donc d’y retrouver comme un écho des débats qui agitent notre contemporanéité en crise.

Eutopia n’est pourtant pas un lieu pour béni-oui-oui. La perfection n’est ni de ce monde ni du nôtre, bien au contraire, Camille Leboulanger a retenu les leçons d’Ursula Le Guin et de Kim Stanley Robinson. Sous sa plume, le bon lieu dévoile ses angles morts et des tensions inhérentes à la condition humaine de ses habitants. Umo n’est pas en effet le héros irrésistible d’une geste révolutionnaire. À bien des égards, il est même un personnage assez falot, du moins au départ, qui apprend des autres et qui se révèle progressivement à lui-même, au fil d’une existence bien remplie. De sa relation contrariée avec Gob, de ses amours successifs, de ses amitiés forgées au fil de ses voyages, du travail qu’il accomplit dans le cadre de grands projets collectifs, de la part qu’il prend dans le débat autour des droits reproductifs, jusqu’à la fondation de la commune où il vit ses vieux jours, il ne cesse d’observer, de se faire le comptable des échecs et des succès du projet collectif d’Eutopia, sans pour autant renoncer à agir, à prendre position, tout en s’interrogeant sur le bien fondé de ses propres actes. Et, le lecteur de constater que si la perfection n’est pas de ce monde, le bonheur lui tient finalement à très peu de choses. Un engagement, la volonté de ne pas nuire, un regard bienveillant, la fidélité à des principes.

« Tout travail qui reste à faire est opportunité de changement pour le mieux. Nous travaillons en commun et le commun n’a pas de limite de temps. Il n’a de frontières que celles du monde lui-même. »

D’aucuns trouveront sans doute à redire, à critiquer, voire à moquer ce projet alternatif, ne le trouvant guère vraisemblable ou le jugeant un tantinet naïf et parfois trop didactique. Ils en ont le droit. On ne peut cependant rien retrancher à l’optimisme et au propos positif de Camille Leboulanger, ni aux questions que son roman ne manquera pas de susciter. En cela, Eutopia se révèle salutaire et d’autant plus précieux qu’il prouve que même les gens heureux peuvent avoir une histoire. Tant mieux.

Eutopia – Camille Leboulanger – Éditions Argyll, octobre 2022

Un an dans la Ville-Rue

Faisons court et efficace.

Un an dans la Ville-Rue est une novella de Paul Di Filippo, auteur américain que l’on n’avait plus guère croisé dans nos contrées depuis la traduction du sidérant et moite Langues étrangères chez Ailleurs & Demain. Habitué à l’expérimentation et à une certaine exigence sur la forme et le fond, autrement dit, dans le genre qui nous intéresse, les images et les idées, il faut croire que l’imagination débridée et décalée de l’auteur n’a pas rencontré son public. Dommage pour son recueil de biographies fictives Pages perdues et pour La trilogie steampunk. Si un éditeur pouvait les rééditer et proposer quelques inédits, il y a matière, ce serait cool.

La présente novella ne risque pas de remettre en cause cette réputation. Un an dans la Ville-Rue a le charme malin des films de cinéma bis. On pense forcément à Dark City pour le contexte urbain et l’étrangeté de l’atmosphère, même si l’intrigue s’en différencie beaucoup. Paul Di Filippo flirte aussi, et pas qu’un peu, avec la weird fiction chère à Jeff VanderMeer. Bref, autant ne pas vous cacher le gros coup de cœur suscité par cette lecture, d’autant plus enthousiaste que l’auteur ajoute une vraie exigence stylistique à son écriture.

Imaginez maintenant un monde réduit à une bande urbanisée, bordée d’un côté par le Fleuve et de l’autre par les voies ferrées. Une ville linéaire apparemment sans début ni fin, personne ne peut en témoigner de toute façon ou même envisager l’existence d’un bloc zéro. Une cité composée d’arrondissements aux noms délicieusement imagés et de blocs numérotés à l’infini, l’ensemble étant éclairé par un double soleil aux orbites orthogonales. Au-delà des limites de la ville, on aperçoit l’Autre rive et le Mauvais Côté des Voies, comme des abstractions géographiques inaccessibles. Au-dessus des têtes, des entités psychopompes, les Bouledogues et les Femmes des Pêcheurs, sillonnent les cieux, attendant leur heure, prêt à ravir les dépouilles des défunts pour les emporter vers un ailleurs indéterminé. En-dessous du métro et des égouts de la Cité, l’inconnu, pavé d’écailles vivantes et pas seulement de bonnes intentions.

La grande force de Un an dans la Ville-Rue réside dans ce cadre familier et dans un jeu d’emprunts à des références culturelles et topographiques en gros issues des années 1950, mais dont la configuration singulière et étrangère nous éloigne de notre quotidien. Paul Di Filippo ne force pas le trait pour faire émerger peu-à-peu ce monde des limbes de son imagination. Il n’assène pas, se contentant de le faire vivre et respirer au fil des pérégrinations de Diego Patchen, son double littéraire, résident de la Ville-Rue.

Habitant au cœur de l’arrondissement de Vilgravier, dans un appartement situé dans le 10 394 850e bloc de l’Avenue, le bougre se satisfait en écrivant des nouvelles de Cosmos-Fiction pour une revue à bon marché vendue en kiosque, activité pour laquelle il rencontre quelque succès, au point de se voir proposer par son éditeur la publication d’un recueil de ses textes. Mais Diego aspire à plus. Une reconnaissance critique, l’estime de ses pairs de la fiction quotidienne et une véritable exigence stylistique, toute chose qu’on lui refuse dans son milieu, ce qui lui vaut de passer pour un excentrique. Comme on le voit, Paul Di Filippo s’y entend pour établir, non sans malice, des parallèles avec notre propre monde. La Ville-Rue apparaît ainsi comme un miroir quelque peu décalé de notre réalité, puisant son inspiration à la source de l’interzone de William S. Burroughs et de la weird fiction.

Sublimé par la traduction de Pierre-Paul Durastanti (je flagorne si je veux, mais honnêtement, félicitations pour le boulot de dingue !), Un an dans la Ville-Rue est un texte malin et ambitieux, où le fond et la forme s’entremêlent en de multiples couches dont on se plaît à décortiquer l’architecture. Parcourir l’Avenue de la Ville-Rue, c’est l’adopter, à la condition d’aimer s’y perdre. Un peu.

Un an dans la Ville-Rue (A Year in the Linear City, 2002) de Paul Di Filippo – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2022 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Le Trésor de la Sierra Madre

Adapté au cinéma en 1948 par John Huston, avec dans l’un des rôles principaux Humphrey Bogart, Le Trésor de la Sierra Madre n’est sans doute pas pour rien dans l’attrait pour B. Traven. L’adaptation lui a apporté une certaine aisance financière et une renommée qu’il s’est ingénié à fuir, y compris en intervenant en tant qu’agent de l’auteur sous l’identité fictive d’Hal Croves. Paru une première fois en allemand en 1927, à la Büchergilde Gutenberg, le présent roman a connu deux traductions en anglais, une de Basil Creighton en 1934 et l’autre de B. Traven lui-même en 1935, dans une version remaniée et allongée pour l’occasion. C’est cette version qui a été traduite ici en français.

Récit d’aventure à la manière de Jack London, Le Trésor de la Sierra Madre retrace l’itinéraire de Dobbs, un gringo plus pauvre que le plus pauvre des Indiens. Une situation inconfortable dans un pays où le Blanc se voit privé des opportunités ouvertes à la population indigène, de crainte de déchoir. En ce début de la république du Mexique, la ruée vers l’or noir s’est en effet éteinte, asséchant les possibilités de s’enrichir sur le dos de l’autochtone. La nationalisation des champs pétroliers a fait fuir les investisseurs étrangers, provoquant la crise et acculant les aventuriers étrangers à la misère. Entre mendicité et travail précaire, Dobbs est réduit à tirer le diable par la queue, n’assurant sa survie au quotidien qu’au prix de sacrifices humiliants. Du moins, jusqu’à sa rencontre avec Howard, un vieux de la vieille, prospecteur chevronné en quête d’associés. En dépit des avertissements de l’ancien, notamment concernant les effets délétères de la fièvre de l’or, ils forment avec Curtin un trio qui ne tarde pas à rallier la Sierra Madre pour y chercher fortune.

« Chaque onde d’or supplémentaire les éloignait du prolétariat pour les rapprocher de la classe moyenne et des nantis. Jusque-là, ils n’avaient jamais rien possédé méritant d’être protégé des voleurs. Avec les richesses, venait le désir de les mettre à l’abri. Le monde ne ressemblait plus à celui qu’ils habitaient quelques semaines plus tôt. Ils appartenaient désormais à la minorité de l’humanité. Ceux qu’ils avaient alors considérés comme leurs frères de misère, ils les tenaient dorénavant pour des ennemis dont ils fallait se défier. Aussi longtemps qu’ils n’avaient possédé aucun objet de valeur, ils avaient été les esclaves de leur ventre affamé et de ceux qui avaient les moyens de le remplir. Tout changeait à présent. Ils avaient franchi le premier pas qui fait de l’homme l’esclave de son bien. »

Le Trésor de la Sierra Madre conjugue cependant à la fois les qualités du roman d’aventure et du texte politique. La quête de Dobbs est en effet sous-tendue par un propos de nature plus critique où B. Traven laisse infuser son analyse de la situation au Mexique au début du XXe siècle. S’il n’évite pas complètement le ton du pamphlétaire, l’auteur n’oublie heureusement pas de faire œuvre de romancier, narrant la chute inévitable de Dobbs. On est ainsi saisi par le réalisme de la description des conditions de vie misérables des travailleurs à cette époque, une extrême pauvreté qui les pousse à renier leur humanité et la solidarité pour s’entre-déchirer. Ce n’est toutefois pas tant la nature humaine qui est dénoncée ici que le capitalisme, système impitoyable où prévaut une concurrence féroce entre les travailleurs, les poussant à écraser l’éventuel concurrent, quitte à user de moyens déloyaux. Dans un tel système, seul importe le droit du plus fort ou du plus malin, celui-ci ne nourrissant aucun scrupule lorsqu’il s’agit de gruger son camarade.

B. Traven ne lésine pas sur les détails pour illustrer le parcours chaotique de Dobbs, décrivant l’évolution délétère du personnage soumis à la fièvre de l’or. Il laisse également transparaître ses convictions libertaires et sa profonde détestation pour l’Église catholique, à l’œuvre en Amérique latine, dévoilant la contradiction fondamentale entre le discours angélique de l’institution et la sombre réalité de ses pratiques auprès des Indiens. D’une écriture ciselée et précise, il affûte ses arguments avec une ironie grinçante et une clairvoyance qui ne ménage guère les certitudes naïves ou faussement sincères des tenants de l’intérêt bien compris.

Fable cynique et impitoyable sur l’avidité humaine, la violence intrinsèque du capitalisme et de la colonisation, Le Trésor de la Sierra Madre n’accuse aucunement son âge, délivrant son comptant d’aventures jusqu’au dénouement funeste. Inutile de dire que je recommande sa lecture, même s’il n’est pas aisé de trouver les romans de B. Traven dans nos contrées. Avis aux éditeurs.

Le Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1935) – B. Traven – Éditions Sillage, 2008 (roman traduit de l’anglais par Paul Jimenes)

Dragon Head

Au retour d’une sortie scolaire, un train transportant plusieurs classes d’un lycée tokyoïte déraille suite à l’effondrement du tunnel où il vient d’entrer. Quelque chose vient de se produire entraînant cette catastrophe. Mais quoi ? Pour les trois survivants, Teru, Ako et Nobuo, la question de la survie s’impose immédiatement dans ce conduit obscur dont les parois s’effritent au fil des secousses qui l’ébranlent. Blessés, en état de choc, la proximité des cadavres de leurs camarades et professeurs n’arrangeant rien, ils succombent peu-à-peu à l’atmosphère d’angoisse oppressante qui imprègnent les lieux, mobilisant avec plus ou moins de succès toutes leurs ressources psychologiques pour entretenir l’espoir d’être secourus. Pas facile lorsque la peur de l’inconnu vous étreint, faisant resurgir les pires instincts d’une nature humaine prompte à oublier le vernis de civilisation dont elle ne cesse de chanter les louanges pour justifier sa place privilégiée sur l’échelle de l’évolution.

Décliné en dix tomes, parus dans nos contrées chez Pika Graphic à partir de 2012 (on me souffle que la chose a été rééditée dans une « intégrale » en cinq volumes en 2021), Dragon Head n’usurpe pas son statut de huis-clos psychologique. Mais un huis-clos avec soi-même, le pire ennemi des personnages fourbissant ses armes aux tréfonds de leur propre esprit.

Minetarō Mochizuki nous invite ainsi à sonder notre psyché, une introspection en territoire périlleux, hors de toute zone de confort. Il le fait à merveille, l’usage du noir et blanc, les jeux d’ombres et de lumière, souvent étirés en pleine page, contribuant à nourrir et accentuer l’angoisse, dans un paysage en ruine dépouillé par la catastrophe de ses repères familiers. La peur et l’irrationalité qu’elle suscite figurent au cœur du propos de l’auteur. Peur instinctive, viscérale qui fait perdre aux personnages tout espoir, alimentant la folie et donnant substance aux démons intérieurs. Peur créatrice qui contribue au dépassement de soi-même, révélant des trésors psychologiques insoupçonnés. Peur destructrice, flirtant avec l’horreur pure, celle qui n’a pas besoin de se révéler pour asseoir son emprise délétère sur la raison. Minetarō Mochizuki convoque ainsi toutes les peurs de l’esprit humain, renouant avec l’une des obsessions japonaises : la fin du monde.

Au fil de leur périple, Teru et Ako rencontrent d’autres survivants, aussi désarmés qu’eux-mêmes face à l’inconnu. Ils progressent vers Tokyo, espérant retrouver leurs proches. Mais, les étapes successives de leur voyage ne font que dévoiler inexorablement l’ampleur du désastre. Au-delà de la catastrophe, dont on taira ici l’origine pour ne pas en déflorer la nature, même si on la devine très vite. Au-delà du simple récit survivaliste, Dragon Head dévoile surtout les angles morts de la société japonaise, mettant l’accent sur les relations entre les personnages, leurs pensées et leurs motivations, tout en jouant des ressorts psychologiques avec une intensité pouvant laisser pantois. Il met en scène l’irrésistible désagrégation sociale d’un pays ayant basculé dans la folie et l’horreur, sans verser dans le grand-guignolesque. Au cours de leur voyage au cœur des ténèbres, au sens propre comme au figuré, Teru et Ako font l’apprentissage de leur véritable nature, éprouvant dans leur chair et leur esprit les affres de la peur primale.

S’il ne figure pas parmi les seinen mangas les plus réputés, Dragon Head n’en demeure pas moins une œuvre frappante où l’introspection ne cède rien à l’angoisse d’une situation aussi extrême que déstabilisante.

Dragon Head – Minetarō Mochizuki – Réédition Pika Graphic, décembre 2012 (série traduite du japonais par Hiroshi Takahashi & Alexandre Tisserand)

Noon du soleil noir

On a découvert L.L. Kloetzer avec deux romans de science fiction lorgnant du côté de la dystopie et du récit post-apocalyptique. Une très bonne surprise, l’imaginaire de l’auteur/trice augurant du meilleur. Anamnèse de Lady Star a d’ailleurs été justement récompensé par le Grand prix de l’Imaginaire, preuve s’il en est de l’attention portée sur l’œuvre du couple Kloetzer. Depuis, on se languissait un peu, au désespoir de ne pas voir les promesses se concrétiser autour d’un nouveau roman. L’attente n’aura pas été vaine puisque l’auteur/rice revient pour nous livrer un hommage à quatre mains à Fritz Leiber, en particulier à la série culte mettant en scène (euphémisme) les fabuleux Fafhrd et Souricier Gris.

Que les lecteurs de ce blog sachent que le « Cycle des Épées » fait partie de mes madeleines littéraires, au moins autant que le « Cycle de Lyonesse » ou l’univers de la Terre mourante de Jack Vance. Fritz Leiber y décline les aventures picaresques et un tantinet théâtrales d’un duo d’anti-héros bien mal assortis et pourtant liés par une indéfectible amitié et communauté de (mauvais) esprit. Guère vertueux, les deux compères passent en effet leur temps en beuverie et ripaille, n’attendant qu’un signe de leur guides spirituels, les mystérieux Ningauble-aux-Sept-Yeux et Sheelba au visage sans yeux, pour partir à l’aventure, histoire de remplir leur bourse éternellement vide. Ils sillonnent ainsi le monde décadent de Newhon, guidés par l’appât du gain, la curiosité et la perspective de s’affranchir de la morale, même s’ils ne sont pas complètement dépourvus d’un certain sens de la justice. En somme, deux parfaits truands dans un monde de brutes guère bienveillantes avec les bons ou les naïfs.

Sans surprise, Noon du soleil noir se coule dans le décor familier aux lecteurs du « Cycle des Épées », même si Lankhmar n’est pas nommée, les auteur/trice préférant l’art de la périphrase imagée. Pas de quoi cependant tromper le connaisseur habitué à la géographie de le cité et à son voisinage. Un autre duo vient se substituer aux deux acolytes, pas moins roublards et téméraires que leurs prédécesseurs. Mercenaire vieillissant et boiteux, Yors est réduit à guetter le pigeon à la porte de la cité afin de proposer ses services pour lui éviter les périls de la Ville aux Mille fumées et ainsi subvenir à ses propres besoins. L’arrivée de Noon, jeune magicien un tantinet naïf mais à la bourse bien pleine, lui laisse espérer quelques repas et verre supplémentaires à l’auberge où il a ses habitudes. Le gandin ne semble cependant pas complètement dépourvu de pouvoir, comme le vétéran s’en rend compte rapidement. Ses centres d’intérêt le distinguent également du quidam moyen, poussant Yors à redouter la désarmante ingénuité du personnage plus que ses sortilèges.

Dans une langue évocatrice, L.L. Kloetzer redonne un coup de jeune au Sword & Sorcery, sous-genre perclus de clichés et de gimmicks que l’on croyait bien mort après le succès de « A Song of Ice and Fire » et consorts, convoquant moult réminiscences auprès des joueurs de AD&D. Machinations politiques, cultes antédiluviens, sortilèges, entourloupes et retournements de situation sont ainsi légion, pour notre plus grand plaisir, sans qu’à un seul moment on éprouve un sentiment de redite ou une quelconque lourdeur stylistique. Les auteur/trice se gardent bien en effet de tout éventuel pastiche, jouant avec les poncifs du genre et déjouant les pièges de l’hommage trop appuyé. Ils semblent d’ailleurs avoir manifestement pris grand plaisir à le faire, leur joie se révélant finalement très communicative. Noon du soleil noir se révèle ainsi un divertissement léger et amusant, dont le rythme vif et enjoué, empreint d’une ironie jubilatoire, fait merveille. Sous la patine des archétypes, Yors comme Noon forment un tandem vraiment efficace qui confère au récit une réelle épaisseur et contribue à renforcer l’immersion au sein de la Cité de la Toge noire.

Noon du soleil noir est donc une réussite, un pur récit de Sword & Sorcery, astucieux et inspiré, auquel les illustrations de Nicolas Fructus apportent un contrepoint graphique bienvenu. On attend maintenant avec impatience la suite annoncée des aventures de Yors et Noon. Les deux compères nous manquent déjà.

Noon du soleil noir – L. L. Kloetzer – Éditions Le Bélial’, juin 2022

Je, François Villon

Notre connaissance de François Villon se limite aux quelques extrapolations que l’on a pu déduire de ses propres écrits et des lettres de rémission l’exonérant des actes criminels accomplis durant sa courte vie. De ce maigre corpus, on a pu tirer une biographie floue, où rien n’est absolument sûr, mais où tout est sujet à interprétation, à débat, supputation et fantasme. Le lieu qui l’a vu naître, sa date de naissance et celle de sa mort font ainsi l’objet d’hypothèses incertaines. Seule son identité ne semble plus sujet à controverse puisque le bougre serait né sous le patronyme de François de Montcorbier. Quant à la prononciation de son nom d’emprunt, inspiré par son tuteur, il faut aller la chercher du côté d’une rime extraite d’un de ses poèmes. Bref, entre le personnage réel et le personnage de fiction, beaucoup ont choisi leur camp, s’empressant d’étoffer un légendaire déjà bien rempli.

Je, François Villon relève de l’autobiographie fictive, Jean Teulé endossant les oripeaux du poète pour nous narrer sa vie. Puisant sa connaissance du personnage dans les quelques éléments sûrs dont on dispose et dans les écrits du bonhomme, il brosse un portrait cru de Villon, contribuant à entretenir sa légende. Sous sa plume, il reprend la tenue du larron, du joyeux fêtard, jamais à court de malice lorsqu’il s’agit de faire montre de villonie. Un adolescent préférant la compagnie du bas peuple, des prostituées, des vagabonds et autres coquillards, à la vie de simple clerc, en quête d’un bénéfice pour vivre de sa rente.

Le Villon de Teulé est viscéralement attaché à sa liberté et à son indépendance, cherchant son inspiration dans l’hypocras, la camaraderie bruyante de la canaille jusqu’à flirter avec l’indicible et l’horreur. Il côtoie ainsi le crime et les abîmes du mal absolu jusqu’au dégoût de lui-même. Mais, la frontière entre la sauvagerie cruelle de la pègre et les procédés violents de la Justice paraît bien mince. Le droit du plus fort, obtenu par la naissance, est-il forcément plus juste que l’envie de revanche des gueux ? Teulé ne tranche pas, il se contente de poser la question, nous renvoyant à nos propres certitudes.

Au-delà du questionnement moral, Je, François Villon est enfin un formidable roman sur le Moyen-âge, mettant en scène un Paris truculent où, entre le cimetière des Innocents, le gibet de Montfaucon et les rues populeuses du quartier latin, avec leurs bordeaux et leurs étuves, le lecteur (re)découvre un monde relevant d’un passé révolu, mais continuant à vivre à travers les vers du poète, non sans susciter encore quelques échos.

Avec Je, François Villon, Jean Teulé nous convie donc à une fort revigorante ballade au cœur du légendaire du poète médiéval. De quoi donner envie de poursuivre l’aventure avec l’auteur, hélas récemment décédé. Sans doute bientôt.

Je, François Villon – Jean Teulé – Éditions Julliard, 2006.