Faisons court et efficace.
Un an dans la Ville-Rue est une novella de Paul Di Filippo, auteur américain que l’on n’avait plus guère croisé dans nos contrées depuis la traduction du sidérant et moite Langues étrangères chez Ailleurs & Demain. Habitué à l’expérimentation et à une certaine exigence sur la forme et le fond, autrement dit, dans le genre qui nous intéresse, les images et les idées, il faut croire que l’imagination débridée et décalée de l’auteur n’a pas rencontré son public. Dommage pour son recueil de biographies fictives Pages perdues et pour La trilogie steampunk. Si un éditeur pouvait les rééditer et proposer quelques inédits, il y a matière, ce serait cool.
La présente novella ne risque pas de remettre en cause cette réputation. Un an dans la Ville-Rue a le charme malin des films de cinéma bis. On pense forcément à Dark City pour le contexte urbain et l’étrangeté de l’atmosphère, même si l’intrigue s’en différencie beaucoup. Paul Di Filippo flirte aussi, et pas qu’un peu, avec la weird fiction chère à Jeff VanderMeer. Bref, autant ne pas vous cacher le gros coup de cœur suscité par cette lecture, d’autant plus enthousiaste que l’auteur ajoute une vraie exigence stylistique à son écriture.
Imaginez maintenant un monde réduit à une bande urbanisée, bordée d’un côté par le Fleuve et de l’autre par les voies ferrées. Une ville linéaire apparemment sans début ni fin, personne ne peut en témoigner de toute façon ou même envisager l’existence d’un bloc zéro. Une cité composée d’arrondissements aux noms délicieusement imagés et de blocs numérotés à l’infini, l’ensemble étant éclairé par un double soleil aux orbites orthogonales. Au-delà des limites de la ville, on aperçoit l’Autre rive et le Mauvais Côté des Voies, comme des abstractions géographiques inaccessibles. Au-dessus des têtes, des entités psychopompes, les Bouledogues et les Femmes des Pêcheurs, sillonnent les cieux, attendant leur heure, prêt à ravir les dépouilles des défunts pour les emporter vers un ailleurs indéterminé. En-dessous du métro et des égouts de la Cité, l’inconnu, pavé d’écailles vivantes et pas seulement de bonnes intentions.
La grande force de Un an dans la Ville-Rue réside dans ce cadre familier et dans un jeu d’emprunts à des références culturelles et topographiques en gros issues des années 1950, mais dont la configuration singulière et étrangère nous éloigne de notre quotidien. Paul Di Filippo ne force pas le trait pour faire émerger peu-à-peu ce monde des limbes de son imagination. Il n’assène pas, se contentant de le faire vivre et respirer au fil des pérégrinations de Diego Patchen, son double littéraire, résident de la Ville-Rue.
Habitant au cœur de l’arrondissement de Vilgravier, dans un appartement situé dans le 10 394 850e bloc de l’Avenue, le bougre se satisfait en écrivant des nouvelles de Cosmos-Fiction pour une revue à bon marché vendue en kiosque, activité pour laquelle il rencontre quelque succès, au point de se voir proposer par son éditeur la publication d’un recueil de ses textes. Mais Diego aspire à plus. Une reconnaissance critique, l’estime de ses pairs de la fiction quotidienne et une véritable exigence stylistique, toute chose qu’on lui refuse dans son milieu, ce qui lui vaut de passer pour un excentrique. Comme on le voit, Paul Di Filippo s’y entend pour établir, non sans malice, des parallèles avec notre propre monde. La Ville-Rue apparaît ainsi comme un miroir quelque peu décalé de notre réalité, puisant son inspiration à la source de l’interzone de William S. Burroughs et de la weird fiction.
Sublimé par la traduction de Pierre-Paul Durastanti (je flagorne si je veux, mais honnêtement, félicitations pour le boulot de dingue !), Un an dans la Ville-Rue est un texte malin et ambitieux, où le fond et la forme s’entremêlent en de multiples couches dont on se plaît à décortiquer l’architecture. Parcourir l’Avenue de la Ville-Rue, c’est l’adopter, à la condition d’aimer s’y perdre. Un peu.
Un an dans la Ville-Rue (A Year in the Linear City, 2002) de Paul Di Filippo – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2022 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

bonjour connais-tu chez la petite structure « exoGlyphes » un recueil de nouvelles en e book « ribofunk » traduit par jacques fuentealba, peut être pourras-tu combler en partie un manque
J’en ai entendu parlé, mais je ne sais pas comment faire pour acquérir l’objet.
Je n’ai encore rien acheté dans la collec mais ça pourrait bien être mon premier.
Je ne te cache pas que c’est un bouquin sans doute très clivant.
Ça a l’air de cliver du bon côté. Et ça ne clivera pas très longtemps.