Pour terminer 2022, voici de quoi agrémenter l’écran noir des nuits blanches à venir, sous la couette avec une bouillotte ou deux. La programmation du cinéma du coin étant faiblarde, à moins d’apprécier les comédies françaises, les blockbusters superhéroïques, les films d’animation neuneus ou la rediffusion en 4D de La Grande vadrouille, il faudra se contenter de la portion congrue pour le grand écran. Mais, le petit écran pallie le manque, avec un certain panache. Tout est foutu !
En attendant, déconstruisez la famille et le rêve américain avec Ozark, traquez le serial killer et le patriarcat du côté de Belfast avec Gillian Anderson, côtoyez la banalité du mal avec Andor, Scrutez les angles morts de la moralité et de la rédemption avec Giri/Hadji ou dites-vous avec Kleo que l’Est ou l’Ouest, quelle pagaille camarade ! Embarquez aussi dans un trip hallucinant avec The Northman et tuez le temps qui passe avec Onoda. Personne n’en sortira indemne. Tant mieux !
Après les livres et toujours dans une perspective de sobriété, voici de quoi réchauffer l’atmosphère des foyers soumis aux restrictions bananières. Avec du gros son (Wilderness of mirrors des Black Angels), du vieux son (Doggerel des inoxydables Pixies), du son de la Frontière (El Mirador de Calexico), du son glacé et sophistiqué (A Light for Attracting Attention de The Smile), et le son léger et acidulé de Wet Leg. Un bilan sonore compensé carbone pour 2022. Allez, twist again à Moscou !
La sobriété étant de mise, comme les cols roulés et les (éventuelles) (peut-être) (ne nous affolons pas) coupures électriques, le blog yossarian propose une sélection disruptive et allégée, en forme de bilan pour l’année écoulée, histoire de ne pas manquer de papier pour amorcer le feu dans la cheminée en cas de panne de chauffage.
Et comme la science fiction aime inventer, spéculer, dépeindre des lendemains qui chantent, faire vivre des utopies désirables, tirer la queue du malin pour voir s’il a de grandes dents, voici de quoi pourvoir à l’optimisme, à la joie, au bonheur et au pouvoir d’achat, car un autre monde est possible (éventuellement) (peut-être) (ne nous affolons pas). De toute façon, on s’en fout. Nous serons tous bientôt morts, hein ?
Longue vie et prospérité, comme disait l’autre. (cliquez sur les vignettes)
Un peu tombée dans l’oubli dans nos contrées, Vonda McIntyre a pourtant connu son moment de célébrité dans la SF américaine, notamment en étant récompensée par le Hugo et le Nebula. Depuis la traduction de La Lune et le roi-soleil en 1999, fantasy douce amère où se côtoient une sirène et Louis XIV, les romans de l’autrice avaient déserté les tables des librairies dans l’Hexagone. Aussi la réédition de Superluminal chez Mnémos, pour inaugurer leur collection « Stellaire » dédiée aux aventures spatiales, apparaît-elle comme une bonne surprise, du moins en attendant celle de Le Serpent du rêve.
Comme souvent dans le monde anglo-saxon, Superluminal trouve son origine dans la forme courte, plus précisément les nouvelles « Aztecs » et « Transit », si l’on se fie à l’isfdb. On y découvre un futur à la fois familier et étranger où l’espèce humaine semble avoir apprivoisé le voyage supraluminique, mais au prix du sacrifice d’une partie de son humanité. Impossible en effet pour les équipages humains de franchir le mur de la vitesse de la lumière sans être placés en sommeil artificiel, avec comme seule sauvegarde la vigilance d’un pilote, c’est-à-dire un homme ou une femme, capable de ralentir ou d’accélérer son flux sanguin grâce à un cœur mécanique implanté à la place de leur organe naturel. À la fois adulés et regardés avec crainte, les pilotes forment ainsi un corps à part, isolés dans la tour d’ivoire d’une transhumanité qui les coupe définitivement du commun des mortels. Laena Trevelyan a subit cette transformation chirurgicale sans se rendre compte qu’elle allait mettre un terme à sa passion naissante pour Radu Dracul. Elle le regrette amèrement, même s’il est plus facile pour elle de faire son deuil de sa relation avec Radu, cœur mécanique oblige. Pour son ex-partenaire, la rupture est moins facile à accepter, d’autant plus qu’il se découvre un don particulier de nature à remettre en question l’équilibre entre les pilotes et le reste de l’humanité. Mais, tout cela ne compte finalement pas. Le seul sujet qui importe vraiment se résume à une question : l’amour n’est-il pas le meilleur moyen de se rapprocher les uns des autres ?
Que les amateurs de science fiction se rassurent. Superluminal n’est pas seulement une romance contrariée sur fond d’aventures spatiales, comme la quatrième de couverture le laisse penser. Certes, la dimension psychologique, pour ne pas dire sentimentale, constitue un aspect important de l’intrigue. L’amour de Radu pour Laena, et vice-versa, apparaît comme le principal moteur d’un récit qui, fort heureusement, ne se cantonne pas à la bluette. Superluminal est surtout un roman sur l’altérité, mais aussi sur les conséquences des transformations corporelles, métaboliques et psychologiques rendues nécessaires par le voyage dans l’espace. Un roman sur la transhumanité en somme, mais avec un traitement que n’aurait pas désavoué Ursula Le Guin. Jouant de la temporalité différente impulsée par le voyage au-delà de la vitesse de la lumière, relativité oblige, Vonda McIntyre déroule une histoire d’amour nuancée et bienveillante, autour de la différence et de la nécessaire adaptation aux changements, brossant en creux le tableau d’un avenir empreint de lyrisme, de mystère et de choix moraux déchirants.
Selon qu’ils soient sensibles à la plume délicate et à la poésie de la prose de Vonda McIntyre, d’aucuns succomberont au charme de Superluminal ou trouveront insupportablement nunuche le présent roman. Les défenseurs acharnés de Cordwainer Smith ne manqueront cependant pas de relever une certaine communauté d’esprit avec le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». On a connu pire comme comparaison.
Aparté : Je n’ai pas résisté à joindre à cet article la sublime illustration de Florence Magnin, réalisée pour le Club du livre d’anticipation chez Opta.
Superluminal (Superluminal, 1983) – Vonda McIntyre – Réédition Mnémos, collection « Stellaire », juin 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Daniel Lemoine, révisée par Olivier Bérenval)
Poursuivant le travail patrimonial commencé avec la réédition deLe Crépuscule de Briareus, les éditions Argyll ont exhumé dans une traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti ce que l’on peut considérer comme l’œuvre majeure de Richard Cowper. Décliné en trois tomes le cycle de L’Oiseau Blanc de la Fraternité développe l’univers esquissé dans la nouvelle « Le Chant aux portes de l’Aurore » dont le titre inspiré du roman de Kenneth Grahame donne également son nom au premier album des Pink Floyd.
Dans un avenir oscillant entre anticipation post-apocalyptique et fantasy médiévale, le tout n’étant pas sans rappeler l’archipel du rêve de Christopher Priest, du moins pour le décor, Richard Cowper nous immerge au cœur d’un récit marqué par le messianisme, la transmigration des esprits et les mythes du recommencement. Entre christianisme (prophétie et déluge obligent) et conte (comment ne pas penser à la légende du Joueur de flûte d’Hamelin), l’auteur narre une histoire de rédemption s’étirant sur plusieurs générations. Un récit qui voit les promesses d’harmonie, de paix et de fraternité se réaliser, après moult péripéties.
D’aucuns découvriront ainsi une Grande-Bretagne réduite à un confettis d’îles où seuls les sommets des plus hauts reliefs émergent des flots résultant de la submersion progressive des terres, provoquée par l’élévation des mers et océans autour de l’an 2000. Un millénaire plus tard, après une période de désordres violents, dans un monde à l’apparence médiévale, marqué par la régression technologique, l’humanité survit tant bien que mal sous le joug de l’Église chrétienne et de ses séides autoritaires, corbeaux inquisiteurs et faucons armés, résolus à éradiquer la menace de cette secte naissante, La Fraternité de l’Oiseau Blanc, dont le message sape les bases de leur pouvoir.
« Le premier avènement fut celui de l’homme ;
Le deuxième, celui du feu pour le brûler ;
Le troisième, celui de l’eau pour noyer le feu ;
Le quatrième est celui de l’Oiseau de l’Aurore. »
Transmigration des esprits, communion des sensibilités, message de paix, Richard Cowper narre un récit à hauteur d’homme dont la teneur n’est pas sans évoquer celui d’un christianisme naissant, dépourvu des attributs souverains, ceux auxquels aspire toute religion attirée par la théocratie. Un récit non exempt de miracles, de bonté et d’actes extraordinaires. En somme, une sorte d’évangile, mais porté par les sonorités musicales d’un joueur de pipeau. L’auteur britannique n’est cependant pas avare de détails lorsqu’il faut dépeindre la ruse, la cruauté et la violence intrinsèque de la tyrannie, quitte à choquer (d’où l’avertissement inséré dès l’entame du présent ouvrage). La rédemption n’est pourtant jamais très loin et les pires serviteurs de la théocratie peuvent eux-mêmes douter et retourner leur cuirasse pour épouser la cause qu’ils ont combattu jusque-là.
Si Richard Cowper emprunte son décor à l’anticipation post-apocalyptique, le propos de L’Oiseau Blanc de la Fraternité se cantonne toutefois à l’univers du conte, celui d’une fantasy douce empruntant ses ressorts à un Moyen-âge fantasmé et à une forme de magie mystique. La submersion des terres, même si elle trouve quelques échos dans notre situation présente, urgence climatique oblige, ne sert finalement que de prétexte à l’auteur pour dérouler les motifs d’une prophétie initiée par un sacrifice quasi-christique. Une geste où se retrouve le goût de l’auteur pour la supériorité de l’esprit sur la technologie. Une transcendance plus forte que la matière et le temps,
S’il n’est pas désagréable aujourd’hui de (re)lire L’Oiseau Blanc de la Fraternité, force est toutefois de constater que le cycle accuse son âge, même si le message sur l’éternel recommencement de l’Histoire semble plus que jamais d’actualité. On peut aussi le lire comme le témoignage d’une époque où l’anticipation se teintait de mysticisme et de philosophie, en espérant que les bouleversements issus de la submersion des terres décrits dans le présent cycle ne prendront pas la tournure d’une prophétie auto-réalisatrice.
L’Oiseau Blanc de la Fraternité – Richard Cowper – Recueil regroupant la nouvelle « Le Chant aux portes de l’Aurore » (« The Piper at the Gates of Dawn », 1975), les romans La Route de Corlay (The Road to Corlay, 1977), La Moisson de Corlay (A Dream of Kinship, 1981), Le Testament de Corlay (A Tapestry of time, 1982) – Réédition Argyll, novembre 2022 (textes traduits de l’anglais par Claude Saunier, révision par Pierre-Paul Durastanti)
Donbass, 2018. Une terre gâte, riche pour son malheur des promesses d’un avenir radieux, un paradis pour les prolétaires. Une terre brûlée, lieu de maints conflits et révolutions, coincée entre l’ours soviétique, puis russe, et l’Occident, bien plus intéressé par la géopolitique et le marché que par ses habitants. Des existences fracassées, générations après générations, ex-supplétifs de l’Empire communiste ou du fascisme, petits soldats prêts à toutes les compromissions avec les maffias ou les simples quidams, tiraillées entre la sourde nostalgie d’une illusion de puissance et le rêve clinquant de la démocratie. Alors, dans ce désastre permanent, qu’est-ce qu’un mort de plus ? Dans ce conflit fratricide, que vaut encore une existence, surtout celle d’un enfant ? Dans la routine des attaques et contre-attaques, des tranchées bombardées, au petit bonheur la chance, et des habitations ravagées, la vie a-t-elle seulement encore un sens ?
Pour le colonel Henrik Kavadze, elle a en tout cas perdu toute saveur depuis la mort de sa fille, fauchée par un camion. L’ancien combattant d’ Afghanistan et tout nouveau héros de l’Ukraine libre n’entretient plus guère d’illusion sur ses congénères. Pourtant, le corps dénudé de cet enfant, littéralement cloué au sol par un poignard militaire, réveille en lui ce qui pourrait encore s’apparenter à une conscience.
Il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non et boivent un coup après, parce que c’est dur. La phrase de Jean-Patrick Manchette pourrait s’appliquer au personnage de Kavadze, tant le bonhomme s’impose comme l’archétype de l’enquêteur de roman noir. Désabusé, la petite cinquantaine alcoolisée, marqué par un drame personnel qui le ronge, le policier est parfaitement conscient qu’il ne changera rien à la déliquescence du Donbass, surtout avec la guerre comme voisine de palier. Depuis la chute de l’URSS, les lendemains déchantent en effet pour les prolos, passés du statut de héros de l’Empire à celui de rebuts dont on cherche à oublier l’existence. Un terreau fertile pour toutes les aventures, surtout les plus crapuleuses, faisant resurgir en même temps les blessures du passé. La guerre civile née de la révolution d’octobre, l’Holomodor et les ravages de la Grande Guerre patriotique, sans oublier la contribution au conflit en Afghanistan, ce Vietnam soviétique. Sur ces événements, les habitants du Donbass s’accordent à se chercher des excuses, préférant ne pas voir leur propre responsabilité dans le naufrage généralisé. Corruption, vente à la découpe des combinats géants, aptitude à s’illusionner, à ne pas vouloir voir le mal lorsqu’il paraît évident, les maux à dénoncer ne manquent pas, même si on préfère ne pas mettre de mots sur cette complicité passive et cette démission totale.
Benoît Vitkine connaît bien son sujet. Au cours de ses nombreux reportages sur le terrain, pour lesquels il a d’ailleurs reçu le prix Albert-Londres, il en a sondé les tréfonds sordides, flirtant avec le désespoir et la souffrance indicible. Il en a également disséqué les mécanismes géopolitiques, jaugeant les rapports de force et les alliances de circonstance qui agitent la région. Fort heureusement, il use de cette connaissance avec parcimonie, dressant un portrait nuancé, sans état d’âme, de ce territoire européen, à la fois si familier et si lointain. Il n’oublie surtout pas de faire œuvre de romancier, distillant son intrigue avec suffisamment de métier pour cueillir le lecteur et entretenir le suspense. Il en ressort un excellent roman noir, porté par des personnages à fleur de peau, enfermés dans une routine absurde qui peu-à-peu les broie. Une population fatiguée de vivre dans un monde façonné par la somme de toutes les lâchetés d’une humanité imparfaite.
Donbass n’est donc pas un énième docu-reportage comme on aurait pu le craindre. Bien au contraire, Donbass est un excellent roman noir où la fiction, portée par l’écriture imagée et incisive de Benoît Vitkine, donne de la substance à un conflit vécu par procuration, via les images colportées par la télé et l’internet.
Donbass – Benoît Vitkine – Réédition Le Livre de Poche, mars 2022
Comme il le déclare en ouverture, à la manière modeste d’un Isaac Asimov, Stanislas Lem expérimente avec La Voix du maître une forme d’hybridation de la littérature et de la philosophie, sorte de philosophie fiction matinée d’une bonne dose de science et d’épistémologie. Le présent roman est en effet le genre de récit qu’il ne convient pas de lire d’un œil distrait tant les digressions abondent déclinant moult réflexions stimulantes et concepts vertigineux. D’aucuns resteront sans doute désemparés devant la profusion et la densité des idées déployées comme une arborescence touffue ne se laissant pas conquérir sans quelques efforts. D’autres lâcheront l’affaire, préférant retrouver l’exubérance pulp dont on sent que Stanislas Lem ne prise guère le bigger than life. La Voix du maître dénote surtout de la volonté de son auteur à faire sens en épuisant toutes les hypothèses afin de traiter le plus rationnellement possible de son sujet. Et, s’il use de la boîte à outils de la science-fiction, c’est en la dépouillant de ses ornements les plus clinquants, les plus ostentatoires selon son goût, préférant les idées aux images, l’analyse minutieuse à la narration débridée, la raison à l’émotion. Une attitude lui ayant valu d’être radié de la Science Fiction and Fantasy Writers of America en raison de sa critique acerbe du genre outre-Atlantique.
Adoptant le registre du monologue autobiographique, La Voix du maître traite d’un lieu commun de la Science-fiction dont Stanislas Lem a déjà fait le sujet du roman Solaris. Les connaisseurs l’auront compris, il s’agit du premier contact avec une forme d’intelligence extraterrestre. Celui-ci est ici à sens unique puisque transmis sous la forme d’un message capté via un flux de neutrinos. Information ou simple bruit intergalactique, message destiné à l’humanité afin de tester son intelligence ou bribe d’une transmission perdue dans l’éther, le mystère ne résiste pas aux interrogations d’un Stanislas Lem très inspiré, toujours aussi pessimiste quant à la faculté humaine à s’autodétruire, Guerre froide oblige, mais surtout très intéressé par la démarche scientifique, la philosophie et la métaphysique. En conséquence, la tension dramatique est intellectuelle, les cliffhangers étant remplacés par de longues digressions consacrées au rôle de la science, à son détournement dans un but de domination et aux conflits entre scientifiques, véritables guerres picrocholines aux buts absurdes. Bref, l’optimisme ne guide pas un auteur navré de constater que nos connaissances se réduisent à des croyances fragiles entre les mains de décideurs avides de pouvoir, mais qui ne renonce pas pour autant au sarcasme et à la critique. Le choix de l’intelligence.
Incontestablement ambitieux et dense, La Voix du maître ravira sans doute les amateurs de H.G. Wells ou d’Olaf Stapledon par l’ampleur de spéculations et thématiques, elles-mêmes très appréciées des lecteurs de science-fiction, en dépit des réserves de l’auteur pour le genre.
La Voix du maître – Stanislas Lem – Éditions Denoël, coll. « Présence du futur », 1976 (roman traduit du Polonais par Anna Posner)
Sur Gbado, aux tréfonds de la forêt équatoriale, là où les rapides commencent, rendant la navigation impossible sur le grand fleuve, T’Zée a fait construire une résidence somptueuse, embryon de sa future capitale. La piste de l’aéroport a d’ailleurs été allongée pour permettre l’atterrissage des Concordes affrétés pour les invités prestigieux, plénipotentiaires des puissances étrangères attirées par ce pays de cocagne qu’un coup d’État opportun lui a permis de gouverner. D’une main de fer, T’Zée, le maréchal dictateur invincible et immortel, a ainsi réduit à néant l’opposition, comptant sur la Guerre froide et le contexte post-colonial pour monnayer l’appui des Occidentaux. Il a distribué les richesses volées au pays avec générosité, rétribuant une clientèle dévouée et stipendiant une garde armée impitoyable. Longtemps, il a régné sans contestation, sûr de son hégémonie, comme anesthésié par sa propre aura maléfique.
Mais, rien ne dure dans le monde. Dans l’entourage du dictateur, on s’inquiète en effet. On est sans nouvelle de T’Zée. Les rebelles de l’Est auraient pris la capitale et se seraient emparés de la personne du président à vie. Certains affirment même qu’il aurait été exécuté après l’échec de son évasion. D’aucuns prétendent même que l’événement ne devraient rien à la géopolitique mais tout à la malédiction de Mami-Wata, l’esprit des eaux du grand fleuve. Dans le Versailles de la jungle, l’heure n’est plus aux supputations. Il faut agir, résister ou partir, assumer la succession ou abdiquer. Quel sera le choix d’Hippolyte, le dernier fils vivant du dictateur ? Quel sera celui de Bobbi, la jeune et intrigante épouse du cacique ?
Habile mélange d’Histoire et de fiction, T’Zée apparaît d’emblée comme une nouvelle réussite à mettre sur le compte de Brüno (au dessin) et Appollo (au scénario). En transposant le Phèdre de Racine dans le contexte zaïrois, les deux compères combinent les cultures africaine et européenne avec brio, mêlant les ressorts de la tragédie classique au contexte historique contemporain. Décliné en cinq actes, T’Zée est ainsi un superbe objet graphique racontant la fin du règne d’un potentat sanguinaire via le regard décalé de ceux ayant vécu dans son ombre.
En proie à la guerre civile, à la déliquescence d’une autorité trop longtemps soumise aux règles dévoyées de la cleptocratie, le pays s’enfonce désormais dans le chaos. Le chacun pour soi semble le seul mantra susceptible de charmer les successeurs du dictateur, à la condition des disposer des moyens pour financer sa partition. Sur cette toile de fond tragique, entre flash-back et histoire en marche, Brüno et Appollo se permettent digressions originales, notamment un combat de catch où des combattants aux surnoms aussi insolites que Police belge, Chien méchant, Léopard ou Muntu et Umuntu, les catcheurs de la forêt, usent de magie et de fétiches pour s’affronter, rejouant d’une manière symbolique et spectaculaire, le drame qui se noue présentement dans le vide politique né de la vacance du pouvoir. Si Appollo mitonne un scénario violent et diablement intense, faisant monter la tension en un crescendo implacable, aux crayons, Brüno n’est pas en reste, composant une partition graphique impressionnante n’étant pas sans rappeler par moment le trait (plutôt certains thèmes) de David B.
Pour toutes ces raisons, T’Zée mérite donc toute l’attention de l’amateur de bande dessinée historique et de tragédie classique.
T’Zée – Une tragédie africaine – Appolo et Brüno – Éditions Dargaud, mai 2022