La Millième nuit

Bien connu dans nos contrées des amateurs de Science Fiction depuis au moins la parution du « cycle des Inhibiteurs », Alastair Reynolds fait partie du paysage au même titre que Stephen Baxter. Réputé dans la hard SF et surtout le space opera, l’auteur gallois n’a pas l’habitude de négliger le lectorat lorsqu’il imagine le futur de l’humanité. La Millième nuit ne déroge pas à la règle puisque cette novella nous projette quelques millions d’année dans l’avenir. Une bagatelle à l’échelle de l’univers.

À cette époque, l’humanité a évolué vers la posthumanité, la technologie lui offrant de multiples possibilités pour s’adapter à une voie lactée devenue en quelque sorte son terrain de jeu. Mais un terrain dépourvu d’autres joueurs puisque seules quelques traces attestent de la présence passée de civilisations extraterrestres. Pour pallier au long ennui cosmique dans un univers où ils ne sont toujours pas parvenus à s’affranchir du mur de la vitesse de la lumière pour se déplacer, les posthumains ont donné naissance à une myriade de cultures et de civilisations humaines. Parmi celles-ci, on trouve la lignée Gentiane qui tient son nom d’Abigail Gentian, leur mère et matrice à tous. Mille clones quasi-immortels issus de la même souche génétique, mais dotés de personnalités fort différentes. Sillonnant les galaxies dans de gigantesques vaisseaux mondes adapté à leurs lubies, les Gentiane ont pris l’habitude de se retrouver tous les 200 000 ans pour partager l’expérience acquise pendant leurs pérégrinations. 999 nuits pour s’immerger dans les souvenirs de leurs alter-ego et une nuit supplémentaire pour élire un vainqueur, celui qui aura offert la narration la plus spectaculaire, celui qui organisera les prochaines retrouvailles. L’Eurovision n’a qu’à bien se tenir…

N’entretenons pas le suspense. Je dois avouer un enthousiasme modéré pour cette novella car, même si Alastair Reynolds n’est pas avare en matière de visions et de spéculations vertigineuses, le récit proposé ici manque terriblement de souffle et de surprise. A vrai dire, on a vraiment l’impression de lire une variation hyper-tech d’un récit de l’Âge d’or de la SF que n’aurait sans doute pas désavoué Isaac Asimov.

Certes, l’envolée des baleines à l’acmé des festivités organisées par les Gentiane sur un monde aménagé pour satisfaire leur appétit de grandiloquence, sous la pyrotechnie d’une pluie de météores, au moment où se dévoile l’identité des comploteurs qui agissent dans l’ombre de la lignée Gentiane, est un moment magique, empreint d’une poésie science-fictive à nulle autre pareille. Toutefois, on peut juger le procédé un tantinet frustrant au regard d’une intrigue plan-plan, sans véritable enjeu autre que celui de l’enquête et du dévoilement du Grand Œuvre astronomique promis en quatrième de couverture. Une révélation alourdie par les chichis de Campion et de Purslane, décidemment agaçants jusqu’au bout à force d’occuper tout l’espace.

Savoir que La Millième nuit constitue le galop d’essai du roman inédit House of Suns, considéré comme LE point d’orgue de l’œuvre de Alastair Reynolds a de quoi refroidir un peu l’attente de sa traduction. On demande à voir.

La Millième nuit (Thousandth Night, 2005) – Alastair Reynolds – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2022 (novella traduite de l’anglais par Laurent Queyssi)

Upside Down

Dans un avenir peut-être pas si lointain, la bipolarisation du monde est désormais un fait établi. Down Below, sous la grisaille aux reflets de rouille du Brown, on travaille, on produit, on s’échine à la tâche et on se ruine la santé pour faire fonctionner la machine. Pendant ce temps, Up Above, les nababs des grands consortiums goûtent au confort d’un pays de cocagne, délocalisés en orbite terrestre, sûrs de ne manquer de rien, convaincus de l’innocuité de l’air respiré, de la douceur de l’atmosphère climatisée et de la chaleur d’un soleil pacifié. Bref, ils vivent au paradis, jouissant d’une jeunesse éternelle à l’abri du besoin dont ils partagent les miettes avec les rares élus montés au-dessus de l’horizon pour les servir. Down Below, les illusions frelatées diffusées par les domocubes Sensipac entretiennent la paix sociale, adoucissant la rugosité de la vie réelle des damnés de la terre. Un investissement ne remettant en rien le statu quo. À la condition d’alimenter sans cesse les canaux de la machine à rêves.

Bienvenue dans l’avenir selon Richard Canal. Les plus anciens se réjouiront sans doute de retrouver l’une des plumes les plus stimulantes des années 1980-1990. Passionné par l’Afrique, au point d’anticiper l’afrofuturisme avec la trilogie Swap-Swap/Ombres Blanches/Aube Noire, et fasciné par l’Asie, l’auteur a également flirté avec le courant cyberpunk. Sur ce blog, on ne chantera jamais assez les louanges de son premier roman La Malédiction de l’Éphémère, titre ayant fait l’objet d’une réédition révisée en 1996. On ne dira jamais assez de bien de son recueil Animamea. Depuis le début des années 2000, il s’était fait beaucoup plus discret. Son retour du côté de la science-fiction apparaît donc comme une bonne nouvelle.

Avec Upside Down, rien de neuf sous le soleil. Dans un registre dystopique, Richard Canal imagine un avenir cauchemardesque où les maux inhérents de notre présent ont poursuivi leur route, contribuant à notre déroute et à l’effondrement de la biosphère. Mais, loin de se résigner à l’inévitable, il pose les jalons d’une renouveau prenant la forme d’une révolution. Rien de neuf, on vous dit. Pollution, exploitation de l’homme par l’homme, bouleversement climatique, manipulations génétiques, via l’humanisation de certaines espèces animales, clonage, jeunisme, si l’auteur déroule en effet le catalogue bien connu d’un futur en état de collapsus, il ne se veut aucunement pessimiste, brodant une intrigue déclinée en trois lignes narratives qui adoptent les points de vue des dominants et des dominés.

On épouse ainsi le regard de Bill Gates, cinquième du nom, dont l’empire du loisir contribue à la paix sociale Down Below. L’entreprise du magnat est cependant menacée par la rébellion de sa fille adoptive, clonée à partir des gènes de l’actrice Maggie Cheung. Devenue l’égérie de bon nombre de déshérités, l’interprète du film In The Mood for Love refuse en effet de continuer à tourner le remake 3D du chef-d’œuvre intemporel de Wong Kar-Wai, préférant inspirer la colère généreuse des damnés de la Terre plutôt que de contribuer à leur apathie. On croise aussi un duo insolite de détectives, composé de l’habituel dur à cuire et de son collègue, incarné ici par un Saint-Hubert humanisé (faut-il y voir une réminiscence du chien de Ghost in the Shell, l’anime de Mamoru Oshii ?). On suit aussi l’itinéraire d’un artiste un tantinet révolutionnaire, au sens propre comme au figuré, et de sa muse, une empathe aux dons surprenants. Tous ces personnages contribuent à donner chair à une intrigue qui, si elle ne brille pas par son originalité, reste portée par une prose ne manquant pas de références, notamment au situationnisme, et n’étant pas dépourvue de fulgurances visuelles saisissantes.

On est maintenant curieux de lire le prochain roman de Richard Canal, annoncé sous le titre de Cristalhambra. À suivre

Upside Down – Richard Canal – Éditions Mnémos, octobre 2020

Abattoir 5

Le présent ouvrage n’est pas la première adaptation d’Abattoir 5, mais il s’agit sans doute de l’une des plus réussies, tant Ryan North et Albert Monteys ont su capter l’essence du roman de Kurt Vonnegut, ce mélange désespéré de fatalisme et de drôlerie irrésistible. Un condensé de Science fiction, d’autobiographie et d’Histoire, faisant de ce roman l’une de mes œuvres antimilitaristes préférées, avec le fameux Catch 22 de Joseph Heller.

À l’usage des étourdis qui seraient passés à côté de ce texte majeur du XXe siècle, quelques mots de l’histoire. Billy Pilgrim possède une étrange faculté depuis qu’il a été enlevé par les Tralfamadoriens, ce peuple extraterrestre à la curiosité insatiable. Devenu sur leur planète l’objet de toute leur attention, pour ne pas dire la vedette de leur zoo, il a acquis à leur contact le don de se détacher du temps, calquant son regard sur leur perception simultanée des événements. Les Tralfamadoriens ont en effet la connaissance de l’entièreté de la réalité, de son début à sa fin. À vrai dire, le début et la fin n’existent pas, le continuum n’étant qu’un ensemble de séquences qu’ils perçoivent simultanément et auxquelles ils ne peuvent rien changer. Pour eux, la notion de libre-arbitre est une bizarrerie, un caprice de lunatique, une exception à l’échelle de l’univers. Les faits se sont déroulés, se déroulent et se dérouleront toujours de la même façon. C’est comme ça.

« Voilà une question très terrienne. Pourquoi vous ? Pourquoi nous ? Pourquoi tout le reste ? Eh bien, nous sommes piégés, M. Pilgrim, dans l’ambre de cet instant. Il n’y a pas de pourquoi. »

De même, la mort n’est pas la fin de tout puisque qu’elle n’est qu’un moment de ce déroulement dont on peut se détacher pour revivre d’autres instants de son existence. Revivre des épisodes clés de sa propre vie, Billy sait le faire, tirant de cette expérience personnelle un regard désincarné sur son humaine condition. L’Histoire ne nous apprend rien. Elle n’est que le compte-rendu de grandes catastrophes humaines vécues par de simples individus. Billy est bien placé pour le savoir, ayant vécu lui-même l’un de ces événements : le bombardement de Dresde en 1945. Prisonnier de guerre à cette époque, il a échappé à la mort mais pas au traumatisme. Sans cesse, son errance détachée du temps le ramène à cet épisode vécu à l’abri de la chambre froide de l’abattoir 5.

Pour réussir à adapter en bande dessinée le roman de Kurt Vonnegut, il fallait une grande dose de talent et sans doute aussi un peu d’inconscience, toute chose que possèdent manifestement Ryan North et Albert Monteys. Leur adaptation de Abattoir 5 transpose en effet le propos de l’auteur américain avec une grande maîtrise, restituant les sauts temporels impulsés par la narration d’une façon admirable. On saute ainsi d’un épisode à un autre, sans véritable solution de continuité, découvrant peu-à-peu la vie de Billy et le regard qu’il porte sur son bref passage sur Terre. On accompagne son récit aux différentes époques de son existence, avec comme point d’ancrage dans le temps cette expérience traumatique à Dresde, dont les échos et les récurrences ne font que le poursuivre pendant son errance, apportant un contrepoint tragique aux moments plus heureux de sa vie. D’aucuns pourraient considérer Abattoir 5 comme un roman pessimiste, dépourvu de tout espoir. On ne niera pas le fait. On sourit pourtant, voire on rit beaucoup car Kurt Vonnegut confère au récit de Billy Pilgrim une drôlerie incontestable. Des moments où il laisse libre cours à l’ironie et à la satire, prenant pour cible les compagnons de Billy, mais n’épargnant cependant pas le narrateur. On y croise ainsi des types bas de plafond ou tout simplement haineux, l’avatar grotesque d’un écrivain de SF, un honnête professeur de lycée, une starlette du X, un propagandiste américain traître à son pays et Kurt Vonnegut lui-même.

La virtuosité du découpage et du graphisme font écho au récit atomisé de Pilgrim. Oscillant entre ligne claire quasi-réaliste et abstraction, Albert Monteys ne craint pas également de jouer avec différents registres graphiques, du pulp au simple crayonné, restituant à merveille la déconstruction de la narration et transposant avec brio le propos fataliste et existentialiste du roman de Vonnegut. De cette quête du bonheur flirtant avec l’absurdité et l’ironie grinçante, il tire une bande dessinée impressionnante dont les images nous accompagnent longtemps. Très longtemps. C’est comme ça.

Ryan North et Albert Monteys rendent donc justice au roman de Kurt Vonnegut, leur adaptation dessinée faisant écho au récit de Billy Pilgrim d’une manière touchante, dépourvue de toute sensiblerie, mais avec une justesse de ton indéniable. Un chef-d’œuvre !

Abattoir 5 ou La Croisade des enfants : une danse imposée avec la mort (Slaughterhouse-five or the children’s crusade, 2020) – Ryan North & Albert Monteys, adapté du roman de Kurt Vonnegut – Coédition Seuil et éditions du sous-sol, septembre 2022 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Clément Baude)

Opexx

Le paradoxe de Fermi est résolu. Une immense confédération extraterrestre pacifique, le Blend, a contacté l’humanité, lui proposant un marché qu’elle n’a pas pu refuser. Contre quelques gadgets technologiques, de quoi améliorer l’ordinaire sur une Terre à la biosphère quelque peu dégradée, les humains peuvent se livrer à leur activité favorite : la guerre. Car l’utopie du Blend n’est enviable que si on l’accepte et l’intègre à sa façon d’être et de vivre. Elle ne suscite pas toujours l’adhésion et nécessite parfois la violence. Toute chose que l’humanité a éprouvé dans sa chair au cours de sa propre histoire et continue de pratiquer avec efficacité et sans scrupules.

Pourvus de la meilleure technologie du Blend, armés et équipés de pied en cap, des commandos humains sont ainsi déplacés vers les zones sensibles, opérant dans l’intérêt du meilleur des mondes possibles. Des opexx sur d’autres planètes pour explorer, s’interposer ou repousser les agressions. De la chair à canon qui ne comprend pas grand chose aux motivations des aliens et dont on efface la mémoire, histoire de lui épargner le stress post-traumatique du combattant, mais surtout une connaissance trop étendue de l’ailleurs. Il ne faudrait pas que les chiens de guerre échappent à leur maître et viennent pisser sur les plate-bandes de l’échiquier géopolitique cosmique. Bref, le boulot idéal pour le personnage principal, soldat professionnel atteint du syndrome de restorff, dont la narration guide notre découverte des opexx d’autant plus aisément que son trouble le rend imperméable aux déprogrammations.

Sous couvert de SF militariste et de space opera, Laurent Genefort nous propose un court récit introspectif où la quête d’altérité se substitue progressivement à la logique de l’affrontement et au repli identitaire. Ponctué par les visions fugitives de mondes extraterrestres, à la beauté incompréhensible et mortelle, Opexx nous immerge ainsi dans l’esprit d’un soldat lambda frustré par sa condition de simple porte-flingue. On observe son glissement progressif, impulsé par sa soif de connaissance et d’interaction, un processus qui finit par le rendre étranger à sa propre espèce, voire à lui-même, le poussant à se fondre dans un ailleurs qu’il juge plus désirable.

Mais, Opexx est aussi une réflexion sur ces opérations en terre étrangère et sur le droit d’ingérence qui les motive. Toute chose accomplie pour un plus grand bien, dit-on. Pour paraphraser le bon sens populaire, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Évidemment, c’est toujours mieux de le faire chez le voisin, histoire de garder son chez soi propre.

D’aucuns trouveront sans doute un goût de trop peu à ce récit, conséquence évidente de sa brièveté. L’essentiel est pourtant énoncé, bousculant les certitudes et nous interpellant sur notre capacité à épouser le regard de l’autre.

Opexx – Laurent Genefort – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2022

L’Anneau-Monde

Parfois, on devrait se fier à son intuition, à la petite voix qui vous susurre dans un coin de votre caboche que vous avez fait le mauvais choix en saisissant ce bouquin sur une pile à lire. On devrait entendre qu’il mérite de continuer à prendre la poussière et tant pis si c’est un classique, un ouvrage fréquemment cité par les éminences, de surcroît primé (un Hugo, excusez du peu). Tant pis s’il échappe à votre culture livresque. Hélas, l’oisiveté estivale et la curiosité sont mauvaises conseillères, on le sait évidemment, même si l’on continue à céder à leurs injonctions répétées.

Donc, L’Anneau-Monde de Larry Niven.

Ce roman fait partie des récits ayant popularisé le thème du Big Dumb Object. À l’instar de Rendez-vous avec Rama de Arthur C. Clarke, L’Anneau-Monde met ainsi en scène un artefact de taille colossale, un anneau englobant un soleil dont la superficie gigantesque est en mesure de résoudre la question de la surpopulation dans plusieurs mondes. Pour examiner la chose, les Cavaliers, une espèce extraterrestre manipulatrice, s’adresse à un Kzin, sorte de félin agressif et tatillon sur l’honneur, et à un couple d’humains pour composer une équipe d’explorateurs téméraires. L’affaire est d’autant plus délicate et périlleuse que les Cavaliers ne leur ont pas tout dit. Un tel scénario ne pouvait que réjouir l’amateur de sense of wonder. Il faut malheureusement convenir que c’est raté.

Space opera et Hard SF font pourtant bon ménage dans ce roman au ton léger, pour ne pas dire primesautier, où l’auteur ne semble pas se départir d’une sorte d’humour décalé. Mais, l’humour est un ressort délicat à manier et Larry Niven est un gros lourd en cette matière. Ses saillies tombent à plat, ne suscitant qu’accablement, voire un agacement croissant au fil de péripéties dignes d’une comédie française des années 1970.

L’Anneau-Monde est de surcroît un véritable remède contre le sense of wonder. l’histoire est écrite (traduite ?) au fer à repasser, rendant la lecture pénible et ennuyeuse. Le traitement des personnages, y compris extraterrestres, se vautre dans les poncifs et la caricature, et ne parlons pas de l’unique personnage féminin qui n’est finalement présent que pour faire tapisserie, ou chambre à coucher, sous couvert de libération des mœurs.

Ne tergiversons pas, L’Anneau-Monde est une vraie purge. On pouffe en se disant qu’il s’agit du premier volet d’une série comportant au moins trois autres titres, sans compter les cycles annexes… Certains lecteurs aiment se faire mal.

L’Anneau-Monde (Ringworld, 1970) – Larry Niven – Réédition Mnémos, 2005 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Fabrice Lamidey, révision par Patrick Mallet)

L’Histoire HS n°98 : Les vikings, une histoire mondiale

Le hors-série de janvier de la revue l’Histoire est consacré à un sujet qui m’est cher, comme le savent les habitués de ce blog. Plus précisément, il revient sur l’époque viking, même si l’âge précédant les raids scandinaves des VIIIe – XIe siècles n’est pas laissé de côté.

Rassemblant les plumes affûtées d’universitaires et chercheurs aux connaissances solides et sérieuses, doté de surcroît d’une chronologie, de cartes, d’un lexique et d’une bibliographie/sitographie exhaustive, le présent numéro fait œuvre salutaire de vulgarisation, établissant un tableau clair et informé du sujet, tout en réajustant nos représentations sur cette période qui fait le lit d’une ribambelle de clichés et de fantasmes virilistes. Décliné en trois parties, le magazine revient d’abord sur la société scandinave du Haut Moyen âge dont sont issus les vikings. Puis, il propose une synthèse sur notre connaissance actuelle de la géographie des raids, de la diaspora viking en Europe et au-delà. L’occasion de remettre à leur juste place quelques idées reçues et de déconstruire les représentations des hommes du Nord les plus douteuses, tout en satisfaisant une légitime curiosité alimentée par les produits de la pop culture. Autrement dit les séries, les BD, romans et jeux vidéos qui ont su profiter et nourrir l’engouement pour le monde scandinave médiéval.

Résumer l’ensemble du sommaire n’a que peu d’intérêt. On invite les éventuels curieux à acquérir l’objet ou à le consulter en bibliothèque pour satisfaire leur appétence pour l’époque viking. Qu’ils sachent quand même que les runes, la poésie scaldique, la mythologie, les sagas, la navigation, les navires, l’unification des royaumes scandinaves, les conquêtes, les voyages d’exploration et de colonisation figurent parmi les sujets traités. Ceci dit, histoire d’aguicher l’éventuel passionné, quelques articles méritent un court développement.

On commence d’ailleurs très fort avec « Ceux qui partent et ceux qui restent ». Dans cet article, Lucie Malbos brosse un tableau fort intéressant du monde scandinave durant le Haut Moyen âge. Un monde morcelé où la population n’occupe qu’un espace restreint, les vallées des fjords et les plaines du sud, le reste du territoire restant soumis à des conditions naturelles hostiles. Dans ce monde de forêts, de montagnes et de glace, la société est marquée par la concurrence, voire la compétition entre des chefs locaux, une classe élitaire forgeant sa puissance sur le renom, la force brutale et un clientélisme entretenu par le butin, accumulé à l’occasion de raids chez les voisins ou par la pratique de la piraterie. Si cette élite domine le monde scandinave et cherche à imprimer sa marque sur l’Histoire, via les scaldes, elle n’en demeure pas moins la minorité. Esclaves, paysans, pêcheurs, artisans, enfants et femmes demeurent la majorité contribuant au moins autant que les guerriers à l’essor scandinave. Et si la société fonctionne sur une base patriarcale, les femmes ne semblent pas totalement dépourvues de pouvoir, comme en attestent les fouilles de tombes monumentales.

L’article de Neil Price, « Dieux, elfes et trolls : une mythologie pas comme les autres » et l’entrevue où il est interrogé sur les raisons qui ont poussé les vikings à prendre la mer me poussent à hâter la lecture de son essai Les enfants du frêne et de l’orme. À vrai dire, le concept de merritoire, cette domination fondée sur le contrôle de la mer, mélange d’opportunisme et de soif de renommée, se révèle diablement stimulant et mérite qu’on s’y arrête. De son côté, Alban Gautier remet à sa juste place la présence scandinave en Angleterre, démontrant que si le Danelaw ne dure finalement que quelques décennies, les conséquences de l’occupation ne se limitent pas qu’à la toponymie, la langue et les coutumes, bien au contraire la colonisation contribue surtout à accélérer l’unification anglo-saxonne. D’ailleurs, il y aurait sans doute une chouette uchronie à écrire sur le sujet. L’Angleterre serait-elle advenue sans les vikings ? Par contre, désolé pour les Normands et les fans de la Rus’, les scandinaves ayant opté pour l’assimilation, il ne semble pas rester grand chose de leur héritage, en dépit de quelques toponymes ou noms de famille et de la volonté d’en faire un marqueur identitaire. Bref, je recommande la lecture des articles d’Aleksandr Musin, de Pierre Bauduin et de Fabien Paquet pour s’en convaincre.

Pour terminer, dans un ultime article salutaire à tous points de vue, Pierre Bauduin en appelle à « décoloniser » les vikings pour les libérer d’une histoire, en grande partie forgée par l’imaginaire romantique du XIXe siècle, qui n’est pas la leur. Il invite aussi à déconstruire les représentations virilistes, guerrières et néo-païennes qui grèvent l’imaginaire, regardées par l’extrême-droite comme un idéal marqué du sceau de la fausseté et d’une certaine frustration. Enfin, il pose la question de la validité de l’utilisation des termes migration et invasion, préférant plutôt parler de diasporas scandinaves. Le débat est posé.

L’Histoire – Hors-série « Collection n°98 » – Les vikings, une histoire mondiale

Capitaine Futur : Les Sept Pierres de l’espace

Le temps passe aussi vite que le Comète en quête de nouveaux défis à relever. Voici déjà le cinquième opus des aventures du Capitaine Futur, le sémillant géant à la chevelure de feu et à l’intelligence remarquable. Sortez les midinettes, le héros est toujours un cœur à ravir, même si Joan le couve plus que jamais d’un regard jaloux. Mais, ne soyez pas trop impatient quand même, car la liste des ennemis de l’humanité est longue avant de pouvoir trouver le moment propice afin de compter fleurette. D’autant plus que le sorcier de la science a toujours une expérimentation sur le feu, histoire de ne pas rester oisif. Une fois de plus, il affronte un adversaire implacable, un véritable génie du mal, déterminé à dominer les neuf planètes pour en repousser les limites à son avantage exclusif. Un adversaire évidemment à la démesure de Curt Newton et de ses Futuristes, persuadé que l’univers, de l’infiniment petit au plus grand, lui appartient, prêt à être façonné à sa convenance. Face à Ul Quorn, l’hybride maléfique et à sa caravane de l’étrange, toutes les ressources athlétiques et intellectuelles du Capitaine ne seront pas de trop pour le mettre hors de nuire.

Lire Capitaine Futur, c’est un peu comme retrouver une paire de pantoufles auprès du feu. Périls terrifiants dont on sait que le héros parviendra à se dépêtrer à force de courage et de ténacité, sense of wonder suranné, voire kitschouille, décontraction et frisson sans prise de tête, les aventures de Curt Newton proposent un condensé de cet esprit pulp, cher à l’Âge d’or de la science fiction américaine. Dans l’univers du feuilleton ou plutôt du serial, Edmond Hamilton tire son épingle du jeu, en dépit de l’aspect répétitif des intrigues, de l’humour lourdingue du duo Otho/Grag et de rebondissements un tantinet téléphonés. Si les recettes d’écriture ne changent pas vraiment, l’auteur introduit pourtant une petite variante, dévoilant d’emblée l’identité de l’adversaire du Capitaine. Il s’agit donc moins de démasquer celui-ci que de le prendre en flagrant délit ou de le devancer afin de l’empêcher de mener son projet à terme. Le mano à mano entre Curt et Ul Quorn n’empêche pas le respect d’exister, voire même une certaine admiration mutuelle se développer entre les deux personnages, malgré l’antagonisme irréductible qui les oppose. Il en va souvent ainsi du héros et de son âme damnée.

Bref, Les Sept Pierres de l’espace s’apparente à un petit changement dans la continuité où l’ambivalence des motivations reste toujours exclue et où les poncifs constituent l’ordinaire d’un système solaire réduit aux dimensions d’une Amérique fantasmée.

Capitaine Futur  : Les Sept Pierres de l’espace – Edmond Hamilton – Le Bélial’, coll. «  Pulps  », juin 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Djinn City

Oubliez tout ce que vous croyez savoir  ! Le Big bang, le plan de Dieu, la théorie de l’évolution, le sens de l’Histoire, rien ne peut égaler la magie des Djinns. Depuis des éons, ils cohabitent avec les humains, colocataires encombrants et un brin ombrageux dont il convient de se méfier. On dit même qu’ils ont précédé l’aube de l’humanité, qu’ils sont à l’origine de bien des inventions et révolutions technologiques. Mais tant de choses ont été dites et écrites sur eux que la réalité a fini par se muer en contes et légendes. Après l’ultime bataille ayant mis fin à leur empire, ils ont choisi la discrétion, s’effaçant devant l’humanité conquérante et n’entretenant des relations avec elle que par l’intermédiaire de quelques clans triés sur le volet. Des intermédiaires, voire des ambassadeurs, dont ils ont favorisé la fortune et la réussite car rien n’est gratuit en ce bas monde. Ni la magie, ni la dignitas sur laquelle se fonde l’auctoritas des plus puissants Djinns et pas davantage la richesse vulgaire dont use l’engeance humaine pour asseoir sa puissance. En ce début de XXIe siècle, le statu quo semble pourtant sur le point de s’achever. Parmi les Djinns, les plus vindicatifs fourbissent leurs armes et affûtent leurs arguments juridiques, prêts à faire table rase des hommes, en commençant par la baie du Bengale.

Djinn City marque le retour de Saad Z. Hossain sous nos longitudes, après le fort drôle et désenchanté Bagdad, la grande évasion  ! Dans un registre semblable, sorte de fantastique oriental mâtiné d’une bonne dose de nonsense et d’ironie, l’auteur bengalis déroule un récit vigoureux et inventif, puisant son inspiration dans l’imaginaire musulman. À la manière d’un conteur des Milles et Une Nuits, Saad Z. Hossain passe avec aisance du passé mythique au présent le plus prosaïque, mêlant physique quantique et magie primordiale pour abuser de notre suspension d’incrédulité. Il décline ainsi une intrigue centrée sur trois personnages – un père, un fils et son cousin – poussés bien malgré eux en première ligne. Entre la capitale de l’empire des Djinns et la cité tentaculaire de Dacca, via les tréfonds vicieux d’une fosse à meurtre, on s’attache à déchiffrer progressivement les enjeux d’un conflit cosmique enraciné à une époque antédiluvienne, tout en s’amusant beaucoup du choc des civilisations et du ton pétillant de l’auteur bengalis. À bien des égards brillant et atypique, du moins aux yeux d’un lecteur n’étant pas familier de la culture islamique, le roman de Saad Z. Hossain s’achève toutefois sur la fâcheuse impression d’un dénouement un tantinet bâclé qui, à défaut de convaincre pleinement, laisse poindre un sentiment d’incomplétude. Mais, tout ceci appelle-t-il peut-être une suite  ? L’avenir nous dira.

En attendant une réponse plus sûre, Djinn City reste quand même un roman original, vif et divertissant, dont on peut louer les qualités et affirmer sans crainte qu’il ne suscite à aucun moment l’ennui.

Djinn City – Saad Z. Hossain – Agullo Fiction, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [Bangladesh] par Jean-François Le Ruyet)

Spirale

Prépublié dans le magazine Big Comic Spirits entre 1998 et 1999, Spirale fait l’objet d’un enthousiasme frénétique auprès des lecteurs déviants, friands de body horror. Après avoir lu la chose, je conviens que cette réputation n’est pas usurpée et je rejoins illico les adeptes vouant un culte à Junji Itō, le mangaka à l’origine de cette histoire effroyable. Il m’aura pourtant fallu attendre sa réédition dans une fort belle version intégrale pour en juger et succomber à la fascination.

Quid de l’intrigue ? On se contentera de dire qu’elle tient à peu de choses, se développant autour d’un couple de lycéens formé par Kirié et son amoureux Schuichi. Les deux ados sont liés par une fidélité indéfectible et par la connaissance de la malédiction frappant leur petite ville. Isolé entre la mer et la montagne, Kurouzu partage en effet de nombreux points communs avec ces communautés imaginaires hantées par un secret indicible qui les poussent inexorablement à leur perte.

Tout commence par l’obsession bizarre d’un père de famille pour les escargots et s’achève sur un spectacle d’apocalypse. Entre les deux événements, l’anodin et l’extraordinaire, nous sommes conviés à suivre une succession d’épisodes macabres dans un crescendo horrifique frappé du sceau fatidique de la spirale. Plus cercle vicieux que symbole de l’infini ou de l’immortalité, le motif marque de sa volute le destin et la chair des habitants de Kurouzu, mais aussi de tous ceux venus ici par curiosité ou pour les secourir.

Junji Itō bâtit une intrigue diabolique, oscillant entre la folie et la raison. En effet, qu’est-ce qui est vrai dans ce drame ? Où commence l’illusion et où s’arrête la réalité ? On se pose la question avec Kirié avant de se résoudre à succomber au point de vue paranoïaque de Schuichi puisque rien de rationnel ne peut expliquer la folie qui s’empare des habitants de Kurouzu. La spirale grandit ainsi en puissance en même temps qu’elle pervertit les habitants de la petite cité. On les voit sombrer au fil d’événements sans lien entre eux, comme autant de pièces apparemment dépareillées, mais dont l’agencement dessine peu-à-peu un tableau funeste et mortifère. Quelques épisodes attirent tout particulièrement l’attention. Celui des femmes enceintes et de leur progéniture épouvantable. Celui de la mère obsédée par la spirale au point de vouloir en éradiquer le motif dans toutes les parties de son anatomie qui en rappellent la forme. Celui du phare ou de la cabane du démon. Tout converge vers la même fin, une malédiction antédiluvienne à laquelle nul ne peut se soustraire. Kurouzu sombre sous nos yeux et on assiste à sa déchéance, non sans éprouver une fascination morbide pour le processus.

Sur ce point, Junji Itō ne ménage pas son trait, restituant les aspects les plus glauques et contre-nature du phénomène. Il donne ainsi substance aux pires cauchemars, s’appuyant sur les passions, les psychoses ou les interdits moraux, mais en torturant aussi littéralement les corps et les esprits pour en tirer un spectacle grotesque et dérangeant.

Difficile donc de ne pas tomber sous l’emprise de Spirale, tant l’œuvre fascine et impressionne par la puissance de son imagerie choquante. Avec ce mélange de body horror et de weird fiction, Junji Itō nous cueille sans coup férir, s’amusant de notre attirance insidieuse pour le malsain et le sordide.

Spirale (Uzumaki, 1999) – Junji Itō – Réédition « intégrale » Delcourt/Tonkam, collection « Seinen », 2021 (manga traduit du japonais par Jacques Lalloz)

2023 : jusqu’ici, tout va bien.

Après une année 2020 ayant tenu toutes ses promesses moisies, un an 2021 fertile en coups bas et une année 2022 guère surprenante en matière de déconvenues, nul doute que 2023 ne sera pas avare en lendemains qui déchantent. Le changement dans la continuité, comme disait l’autre. Fort heureusement, n’ayant peur de rien, surtout pas du ridicule, cette valeur éminemment disruptive, le blog yossarian succombe à la tradition et vous radiographie ses meilleurs vœux. Os court !