Le présent ouvrage n’est pas la première adaptation d’Abattoir 5, mais il s’agit sans doute de l’une des plus réussies, tant Ryan North et Albert Monteys ont su capter l’essence du roman de Kurt Vonnegut, ce mélange désespéré de fatalisme et de drôlerie irrésistible. Un condensé de Science fiction, d’autobiographie et d’Histoire, faisant de ce roman l’une de mes œuvres antimilitaristes préférées, avec le fameux Catch 22 de Joseph Heller.


À l’usage des étourdis qui seraient passés à côté de ce texte majeur du XXe siècle, quelques mots de l’histoire. Billy Pilgrim possède une étrange faculté depuis qu’il a été enlevé par les Tralfamadoriens, ce peuple extraterrestre à la curiosité insatiable. Devenu sur leur planète l’objet de toute leur attention, pour ne pas dire la vedette de leur zoo, il a acquis à leur contact le don de se détacher du temps, calquant son regard sur leur perception simultanée des événements. Les Tralfamadoriens ont en effet la connaissance de l’entièreté de la réalité, de son début à sa fin. À vrai dire, le début et la fin n’existent pas, le continuum n’étant qu’un ensemble de séquences qu’ils perçoivent simultanément et auxquelles ils ne peuvent rien changer. Pour eux, la notion de libre-arbitre est une bizarrerie, un caprice de lunatique, une exception à l’échelle de l’univers. Les faits se sont déroulés, se déroulent et se dérouleront toujours de la même façon. C’est comme ça.
« Voilà une question très terrienne. Pourquoi vous ? Pourquoi nous ? Pourquoi tout le reste ? Eh bien, nous sommes piégés, M. Pilgrim, dans l’ambre de cet instant. Il n’y a pas de pourquoi. »
De même, la mort n’est pas la fin de tout puisque qu’elle n’est qu’un moment de ce déroulement dont on peut se détacher pour revivre d’autres instants de son existence. Revivre des épisodes clés de sa propre vie, Billy sait le faire, tirant de cette expérience personnelle un regard désincarné sur son humaine condition. L’Histoire ne nous apprend rien. Elle n’est que le compte-rendu de grandes catastrophes humaines vécues par de simples individus. Billy est bien placé pour le savoir, ayant vécu lui-même l’un de ces événements : le bombardement de Dresde en 1945. Prisonnier de guerre à cette époque, il a échappé à la mort mais pas au traumatisme. Sans cesse, son errance détachée du temps le ramène à cet épisode vécu à l’abri de la chambre froide de l’abattoir 5.

Pour réussir à adapter en bande dessinée le roman de Kurt Vonnegut, il fallait une grande dose de talent et sans doute aussi un peu d’inconscience, toute chose que possèdent manifestement Ryan North et Albert Monteys. Leur adaptation de Abattoir 5 transpose en effet le propos de l’auteur américain avec une grande maîtrise, restituant les sauts temporels impulsés par la narration d’une façon admirable. On saute ainsi d’un épisode à un autre, sans véritable solution de continuité, découvrant peu-à-peu la vie de Billy et le regard qu’il porte sur son bref passage sur Terre. On accompagne son récit aux différentes époques de son existence, avec comme point d’ancrage dans le temps cette expérience traumatique à Dresde, dont les échos et les récurrences ne font que le poursuivre pendant son errance, apportant un contrepoint tragique aux moments plus heureux de sa vie. D’aucuns pourraient considérer Abattoir 5 comme un roman pessimiste, dépourvu de tout espoir. On ne niera pas le fait. On sourit pourtant, voire on rit beaucoup car Kurt Vonnegut confère au récit de Billy Pilgrim une drôlerie incontestable. Des moments où il laisse libre cours à l’ironie et à la satire, prenant pour cible les compagnons de Billy, mais n’épargnant cependant pas le narrateur. On y croise ainsi des types bas de plafond ou tout simplement haineux, l’avatar grotesque d’un écrivain de SF, un honnête professeur de lycée, une starlette du X, un propagandiste américain traître à son pays et Kurt Vonnegut lui-même.
La virtuosité du découpage et du graphisme font écho au récit atomisé de Pilgrim. Oscillant entre ligne claire quasi-réaliste et abstraction, Albert Monteys ne craint pas également de jouer avec différents registres graphiques, du pulp au simple crayonné, restituant à merveille la déconstruction de la narration et transposant avec brio le propos fataliste et existentialiste du roman de Vonnegut. De cette quête du bonheur flirtant avec l’absurdité et l’ironie grinçante, il tire une bande dessinée impressionnante dont les images nous accompagnent longtemps. Très longtemps. C’est comme ça.
Ryan North et Albert Monteys rendent donc justice au roman de Kurt Vonnegut, leur adaptation dessinée faisant écho au récit de Billy Pilgrim d’une manière touchante, dépourvue de toute sensiblerie, mais avec une justesse de ton indéniable. Un chef-d’œuvre !
Abattoir 5 ou La Croisade des enfants : une danse imposée avec la mort (Slaughterhouse-five or the children’s crusade, 2020) – Ryan North & Albert Monteys, adapté du roman de Kurt Vonnegut – Coédition Seuil et éditions du sous-sol, septembre 2022 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Clément Baude)

La couverture est un tantinet trop graphique – paradoxe – pour une BD. Je n’ai jamais réussir à lire Catch 22. Un humour qui m’échappe totalement – pour le moment. Et puis lisez les romans avant les adaptations 🙂
Toujours.
L’aspect graphique ne m’a pas choqué, mais bon, c’est une question de goût.
C’est vrai que cette couverture détonne avec les planches que tu montres. Je n’aime pas du tout ces illustrations de couverture dont c’est la grande mode en couvrante de livre de poche ou grands formats, et qui ressemblent à des infographies à la façon des boîtes de communication d’entreprises. Bref
J’avais bien aimé ce court roman, merci pour la découverte de son adaptation. Quant à l’humour, je crains que cela ne soit pas l’enjeu de cet OLNI et de cette tragédie ponctuée par une terrible ritournelle : « C’est la vie. »
Pour les couvertures de poche, tu évoques celles des rééditions de Dick chez j’ai lu ?
On est d’accord que l’humour n’est pas l’enjeu principal du roman. Mais, un peu d’humour grinçant, voire absurde, ça ne fait pas de mal, surtout dans la satire.
oui, chez J’ai lu par exemple, Dick, tout comme plusieurs autres Asimov, Sturgeon, Clarke.
Grands formats, les collections de Passager Clandestin, des Moutons électriques… complètement hermétiques à ces éditeurs
Don’t judge a book by its cover. 😉