Héctor

Sous couvert de non fiction, entre réalité documentée et imaginaire, Histoire et récit, Héctor dresse le portrait multiple et dramatique d’un pays en proie au cauchemar dictatorial. Figure fantomatique et incarnée, à la fois absente et présente, Héctor Germán Oesterheld, aka le « Vieux », traverse les pages d’un ouvrage atypique et immersif, construit comme un jeu de piste flirtant avec le réel, le rêve et le récit.

Que sait-on exactement de Héctor Germán Oesterheld ? Bien peu connu dans nos contrées, ses scénarios ont pourtant marqué durablement la bande dessinée argentine, les écrits de l’auteur nourrissant notamment le dessin de Pratt et Breccia. Des récits d’aventures populaires, à destination d’une jeunesse avide de sensations. Mais surtout, on se souvient du bonhomme pour sa contribution à L’Éternaute dont les déclinaisons successives ont suscité un phénomène de résonance avec le contexte politique de son époque. Œuvre désormais culte, ce récit de Science fiction accompagne en effet l’engagement d’Oesterheld dans la résistance peroniste, processus qui le poussera à rejoindre la clandestinité avec ses quatre filles au sein des Montoneros, mouvement renié par Juan Perón lui-même et pourtant fidèle à sa mythologie foutraque mêlant nationalisme, bigoterie et socialisme. Un combat qui lui vaudra de passer par les centres d’interrogatoire de la junte militaire et de rejoindre pour son malheur la longue liste des desaparecidos.

« Mon nom est Juan Salvo, et depuis le début de mon voyage, je me suis croisé et reconnu un nombre incalculable de fois. Sous le nom de Juan Rico, je suis parti me battre sur la planète Klendathu contre un peuple d’aliens insectoïdes : ceux-ci ne s’appelaient pas Gurbos mais arachnides, et les extraterrestres qu’ils avaient réduits en esclavage, grands, fins et inquiétants, n’étaient pas des Mains mais des Décharnés. J’ai survécu au bombardement de Dresde sous le nom de Billy Pélerin, et été enfermé pour l’éternité dans le zoo humain de la planète Tralfamadore en compagnie de l’actrice de charme Montana Patachon. J’ai combattu éternellement les Taurans, sous le nom de William Mandella et sur la lune de Pluton que vous appelez Charon. »

Alternant passé et présent, mais aussi réel et fiction, Léo Henry nous entraîne sur les traces d’Oesterheld et de son œuvre, ne nous épargnant rien des détails de la Réorganisation nationale voulue par Videla et ses sbires. Un vaste processus de contre-guérilla, inspiré des méthodes de l’armée française lors de la Bataille d’Alger, dont le dessein consiste à traiter la population, y compris les indifférents, comme un ennemi global qu’il convient de terroriser et de subvertir. Il distille ainsi les informations sur Héctor, sa famille et le contexte politique de l’époque, mêlant les ressorts de L’Éternaute et du film poétique Invasión de Hugo Santiago aux faits historiques et générant en conséquence une mise en abîme passionnante. Le livre de Léo Henry se révèle ainsi multiple, offrant un point de vue collectif sur l’Argentine, Buenos Aires, Oesterheld et son œuvre. On flâne dans les quartiers de la cité du Rio de La Plata et les avenues de son doppelgänger cinématographique, Aquilea, où résonnent les échos du monde réel dans une version fantasmée inquiétante. L’immense capitale, de son hypercentre à ses banlieues arborées, offre son panorama en contrepoint à l’errance de L’Éternaute, naufragé du temps à son corps défendant. Elle apparaît comme le décor d’une horreur indicible, le reflet des méfaits de la dictature, de toutes les dictatures, dont les mots-écrans truqués suscitent davantage l’effroi que la description crue des tortures subies par les desaparecidos.

« clique, bande, gang, groupe de travail, suçoir, ratière, paquet, colis, subversif, marxiste-léniniste, apatride, rouge, matérialiste athée, ennemi des valeurs occidentales et chrétiennes, butin de guerre, puits, salle d’opération, cet enfer-là, capuche, cloison, cloisonner, aquarium, cambuse, Ministaff, niches, cellules, boîte à œufs, bloc opératoire, interroger, chanter, l’aiguillon, la machine, Caroline, la ponceuse, il nous a lâchés, remplir un bulletin, expédier un colis, transférer, ventiler, petite voiture, pentonaval, dormir au fond de l’océan. »

Sous la conduite des Eux, le menu fretin des Mains contribue ainsi à faire plier la population et à façonner la réalité à leur convenance, sous des cieux indifférents à leurs manigances criminelles. Dans leur Ford Falcon verte, ils sillonnent les rues de Buenos Aires, personnage à part entière du récit hybride de Léo Henry, enfournant dans le coffre de leur véhicule leurs victimes pour une destination inconnue. Entre voyage sur les lieux de mémoire, enquête, non fiction, récit romancé et digression introspective, l’auteur tente de mettre des mots sur ce qui demeure au-delà de tous les maux. Convoquant Borges (surtout son silence), Pratt, Ernesto Sábato et bien d’autres, il réaffirme ainsi la nécessité des histoires pour faire exister les faits, leur donner de la substance et pérenniser leur existence dans les mémoires. Il en floute le contour, les nimbant de rêve et d’imaginaire, afin de poursuivre son travail sur le continuum réunissant la réalité et la fiction. À n’en pas douter, une grande réussite !

« Il est très facile de se perdre dans le presque contraire. Le contraire de la vie, c’est la mort. Presque exactement son contraire, c’est la disparition. Le contraire de la parole, c’est le silence. Presque exactement son contraire, c’est le secret. Voilà, c’est là que je range le récit. Presque exactement à l’opposé du réel. »

Héctor – Léo Henry – Éditions Payot & Rivages, février 2023

L’Éternaute 1969

Commandé par la revue Gente, une nouvelle version de L’Éternaute paraît en 1969 dans les pages de l’hebdomadaire d’actualité. L’illustration du scénario remanié par son créateur Héctor Oesterheld est confiée à Alberto Breccia. De quoi rebuter les fans du dessin plus classique de Francisco Solano López et agacer un lectorat guère enclin à supporter les opinions péroniste du scénariste. Oesterheld a en effet grandement modifié l’histoire dessinée en 1957, y introduisant des allusions transparentes à la politique du général Onganía, à la tête de l’Argentine depuis le putsch de 1966. Volontiers critique, pour ne pas dire militant, le récit de Science-fiction se mue en attaque contre le dictateur, dénonçant les aspects les plus oppressifs du régime et appelant à la résistance. L’œuvre ne tarde pas à être la cible des récriminations de lecteurs se plaignant du graphisme illisible de Breccia, prétexte fallacieux pour masquer les véritables raisons de la réprobation dont fait l’objet la bande dessinée. D’aucuns se demandent d’ailleurs si certaines critiques n’ont pas été écrites par la direction du magazine pour saborder la série. Bref, l’histoire est abrégée en quelques chapitres au détriment de l’intrigue et les auteurs sont remerciés. Par la suite, Oesterheld disparaît pendant la Réorganisation nationale ordonnée en 1977 par Videla et ses sbires. Seule son épouse est épargnée.

Appelée L’Éternaute 1969, la présente bande dessinée a connu une précédente édition chez Les Humanoïdes associés en 1992. Cette réédition corrigée d’un bon nombre d’erreurs et d’omissions est l’objet de ma recension. Une seconde version basée sur l’édition argentine de 1982, assortie de surcroît d’une postface de Guillermo Saccomanno et Carlos Trillo. Mais, que raconte exactement L’Éternaute 1969 ?

Minuit, par un froid glacial, un scénariste de BD voit se matérialiser chez lui un visiteur mystérieux. C’est un éternaute, autrement dit un voyageur de l’éternité. Le bougre dit s’appeler Juan Salvo et il commence alors à lui raconter son histoire tragique. En un autre temps, il a connu une vie paisible à Buenos Aires avec sa femme et sa fille, retrouvant ses amis Favalli, Lucas-le-chauve et Polski pour jouer au truco, un jeu de cartes populaire en Argentine. Un jour, leur routine est perturbée par la chute d’une neige mortelle, prélude à une invasion extraterrestre. Face à l’apocalypse, il ne semble d’abord y avoir aucun salut. La radio ne diffuse plus que des parasites, les rues sont jonchées de cadavres, l’armée, la police et le gouvernement pointent aux abonnées absents. Mais, les amis ne tardent pas à s’organiser pour survivre. Ils fabriquent des scaphandres hermétiques pour pouvoir sortir, entreprennent de s’armer et de collecter des vivres pour tenir. Sage précaution car les prédateurs rôdent, prêts à tuer. La suite des événements les confronte à l’adversité et à la découverte de la vraie nature de l’invasion.

Publié à l’époque de la Guerre froide dans un contexte de dictature et de censure, L’Éternaute joue de l’argument science-fictif comme d’une métaphore. En dépit de leur hostilité et du caractère résolument étranger de leur apparence, les extraterrestres ne sont pas en effet les véritables envahisseurs. Ils ne sont qu’un cache-nez (pour se protéger de la neige, c’est pratique), les troupes d’une autre entité qui agit en sous-main avec la complicité des puissances étrangères, en particulier les États-Unis. L’Amérique latine apparaît ainsi comme la victime d’un jeu de dupes contre lequel il faut se prémunir en résistant. Si la première partie convainc sans peine, distillant la paranoïa et la peur, il n’en va hélas pas de même de la seconde où les survivants, essentiellement les hommes, sont embrigadés pour servir de supplétifs sacrifiables dans le conflit contre les forces extraterrestres. On sent bien que le travail d’Oesterheld a pâti des pressions de la revue Gente pour y mettre un terme prématuré.

Le graphisme de Breccia confère au texte une dimension expérimentale rompant avec les conventions traditionnelles de la bande dessinée. Pétri de contrastes violents, le trait du dessinateur joue sur le noir et blanc, mêlant le photo-réalisme à des impressions baveuses et des coups de crayons nerveux qui prolongent le malaise et l’immersion. On est ainsi malmené par les ellipses, en perte totale de repères à certains moments du récit, confronté à une menace extraterrestre que Breccia s’ingénie à rendre indicible et inquiétante, non sans une certaine réussite.

L’Éternaute 1969 n’usurpe donc pas sa réputation d’œuvre malaisante et viscérale. Chef-d’œuvre de la BD argentine, il donne un aperçu du climat politique dans ce pays à une époque périlleuse pour les militants de gauche, sans rien perdre de sa puissance d’évocation. Classique de la SF, on ne peut évidemment qu’en recommander la lecture, au moins en prélude au roman que Léo Henry consacre à son créateur : Héctor Germán Oesterheld.

Aparté 1 : En 1976, Oesterheld est revenu une troisième fois à L’Éternaute, impulsant une tournure encore plus radicale à son propos politique.

Aparté 2 : le curieux pourra mettre à profit cette découverte pour lire l’excellent roman de Guillermo Saccomanno 1977 consacré à la sinistre période de la Réorganisation nationale.

L’Éternaute 1969 – Héctor Oesterheld & Alberto Breccia – Réédition Rackam, 2010 (bande dessinée traduite de l’espagnol [Argentine] par Alejandra Carrasco Rahal)

Les Quinze premières vies d’Harry August

Catherine Webb aka Claire North bénéficie dans nos contrées d’une réputation de plus en plus flatteuse. Autrice œuvrant à la fois dans la Science Fiction et la Fantasy, elle a écrit plusieurs romans et récits courts dont une grande partie a été traduite, signe d’un certain succès et de l’intérêt que lui portent les éditeurs hexagonaux. Les Quinze premières vies d’Harry August est un premier roman, du moins sous ce pseudonyme, qui témoigne de l’efficacité de l’autrice et de sa maîtrise de l’un des lieux communs de la SF : les manipulations du continuum temporel.

Sur une trame n’étant pas sans rappeler celle de Replay, le roman de Ken Grimwood, Claire North raconte les existences successives d’Harry August, se focalisant en particulier sur ses quinze premières vies. Né des amours ancillaires d’une domestique et de son maître, un viol comme il s’en pratiquait beaucoup à l’époque dans l’aristocratie, Harry est un ouroborien. Autrement dit un être humain doté de la faculté à renaître à chaque fois qu’il meurt, rejouant sa vie depuis le début comme un programme réinitialisé. Une situation le condamnant à vivre et revivre les soubresauts chaotiques de l’Histoire du XXe siècle, mais aussi les moments pénibles d’une existence humaine banale. Mais, à la différence de ses congénères, qui se serrent les coudes dans un réseau mondial de clubs clandestins, Harry est doté de surcroît d’une mémoire totale, le faisant se rappeler de tout. Absolument tout, avec une exactitude confinant à la bénédiction ou la malédiction. Question de point de vue, bien évidemment. Passé le stade du rejet provoqué par la découverte de sa condition, un esprit omniscient dans un corps enfantin, il finit par rallier le Cercle Cronus de Londres qui pourvoit à son éducation et le convainc de ne pas interférer avec l’enchaînement des faits historiques, de crainte d’entraîner une catastrophe. Mais, difficile de résister à la tentation de modifier l’Histoire.

« La complexité des événements incite à s’abstenir de toute intervention. »

Les Quinze premières vies d’Harry August est un roman malin, pour ne pas dire teinté d’une bonne dose de roublardise. Claire North s’y entend pour faire du neuf avec des motifs et des poncifs déclinés ad nauseam par de nombreux prédécesseurs. On oscille ainsi entre récit de manipulation temporelle et uchronie, pour le plus grand profit d’un roman qui se révèle au final un thriller de la plus belle eau. S’amusant des conséquences chaotiques de l’effet papillon et déjouant les codes surfaits de l’immortalité traditionnelle, vampires et vieilles dentelles, l’autrice met en scène un duel entre deux personnalités enferrées dans une très classique relation d’attirance et de détestation. Par-delà les existences et les siècles, Harry et Vincent sont ainsi amenés à apprécier mutuellement leur intelligence aiguisée, tout en s’affrontant comme le font souvent le héros et sa Némésis. Vincent a en effet un projet incompatible avec la philosophie qu’Harry s’est forgé au fil du temps. N’hésitant pas à user de la violence par procuration pour arriver à ses fins, il agit en parfait sociopathe, ne s’embarrassant pas du libre-arbitre des linéaires, simples mortels considérés comme des variables d’ajustement dans son plan pour construire l’artefact ultime dans la connaissance du Tout. Il ne s’encombre pas davantage de la longue expérience du Cercle Cronus et des tentatives de modifications du continuum que ses membres ont déjà déjoué dans d’autres incarnations.

Non sans ironie, mais avec une certaine propension à ne rien nous épargner de la cruauté des êtres humains, Claire North nous malmène, nous baladant d’un cliffhanger à un autre, non sans tirer un tantinet à la ligne. À vrai dire, c’est bien le seul reproche qu’on peut lui adresser, tant elle manie avec brio les (grosses) ficelles d’un récit sous-tendu par la paranoïa et le sentiment de voir le monde courir à sa perte. Ceci ne l’empêche cependant pas de se montrer astucieuse lorsqu’elle imagine les moyens dont use le Cercle Cronus pour faire circuler l’information d’une génération d’Ouroboriens à l’autre. Pour autant, les spéculations autour des univers multiples, du paradoxe du grand-père et les autres cataclysmes temporels ne figurent pas au centre de ses préoccupations. Tout au plus sont-ils un argument secondaire, histoire de pimenter le récit d’une pointe de SF.

Les Quinze premières vies d’Harry August est donc essentiellement une course-poursuite et un jeu de cache-cache mortel, entre les différentes versions d’une même vie, dont l’enjeu suprême reste la sauvegarde du monde, ou du moins la perpétuation de la civilisation humaine, ouroboriens y compris. Mais, inutile d’attendre autre chose de ce qui demeure un bon page-turner , sous tendu par un suspense redoutable et quelques réflexions désabusées sur le genre humain.

« Un individu doit d’abord être quelqu’un de décent. Et, ensuite seulement, quelqu’un de brillant. Sans ça, il n’aide pas les gens : il se contente de servir la machine. »

Les Quinze premières vies d’Harry August (The First Fithteen Lives of Harry August, 2014) – Claire North – Réédition Bragelonne (roman traduit de l’anglais par Isabelle Troin)

L’Étrangère

L’Étrangère, curieuse traduction de Strangers, est le premier roman de Gardner Dozois, le célèbre anthologiste et critique américain. L’auteur y raconte la passion et l’union impossible entre Joseph Farber, un terrien lambda, et Liraun Jé Genawen, une extraterrestre native de la planète Weinunach que les compatriote de Farber ont préféré nommer Lisle, en l’honneur de l’un des leurs. Le procédé en dit long sur l’arrogance prévalant au sein de l’humanité, un fait ne facilitant pas les relations avec les autres espèces sentientes vivant dans la galaxie.

Étrangers, le couple l’est à plus d’un titre. De phylum et de culture différente, Farber et Liraum semblent pourtant prédestinés l’un à l’autre. Leur relation suscite la curiosité de leurs congénères respectifs, avant que le voyeurisme ne laisse place à la réprobation et à une forme d’ostracisme. Pour les Terriens, Farber est un traître qu’il convient de circonscrire. Un dangereux déviant engagé dans une union contre-nature avec un être inférieur, à peine plus respectable qu’un animal familier, voire un nègre. Pour les Cians, l’idylle contrevient à leurs traditions, échappant à la compréhension d’un Farber pour qui les tabous et les interdits extraterrestres restent un mystère non résolu. Mais surtout, cette union est vouée à l’infertilité du fait même de l’incompatibilité génétique du couple. À moins que le Terrien ne s’affranchisse des barrières biologiques et n’abandonne aux mains des « tailleurs » la composition de son ADN.

L’Étrangère est sans doute l’un des meilleurs romans sur l’altérité qu’il m’ait été donné de lire. Gardner Dozois y fait montre d’une réelle maestria, mettant en scène une histoire d’amour tragique. Sans user de la surenchère propre au pulp, bug-eyed monster et autres morphologies grotesques y comprises, il évoque une altérité radicale, doublée d’une incommunicabilité culturelle insurmontable. En effet, si Farber ne comprend pas Liraum, ce n’est pas parce que leur deux espèces diffèrent totalement du point de vue de l’apparence. Bien au contraire, les Cians sont des humanoïdes assez proches physiquement des êtres humains, si l’on fait abstraction de leur couleur de peau et du rôle nourricier joué par les mâles auprès de leur progéniture.

L’incommunicabilité repose surtout sur la méconnaissance de l’autre, sur les préjugés et le sentiment de supériorité des humains, mais aussi des Cians d’une certaine façon. Bien que plus avancés, les Cians ont toujours refusé les effets du progrès, prônant à la place un mode de vie rudimentaire, respectueux de la coutume et de la tradition. Pour ces raisons, la couleur de peau n’arrangeant rien, ils sont considérés par les hommes comme des rustres, un peuple d’indigènes dont on décrit avec raillerie les mœurs, comme ont pu le faire à une autre époque les colons européens. Rien de tel chez Farber. Isolé parmi les siens dans l’Enclave où ils ont reproduit leur style de vie, il préfère déambuler de l’autre côté du mur, persuadé que deux moitiés d’âme, mêmes étrangères, peuvent former un tout plus grand que l’ensemble des parties. Mais, l’enfer est pavé de bonnes intentions, comme l’apprendra à ses dépens Farber.

L’Étrangère apparaît enfin comme un roman sur le déracinement et l’impossibilité à se détacher complètement de ses préjugés et des pratiques sociales du monde où l’on est né. Une leçon amère pour ceux qui cherchent un sens à leur vie et ne font que reproduire ailleurs leur désir de conquête.

Avec L’Étrangère, Gardner Dozois propose donc un roman tout en finesse, où l’intelligence se conjugue à un style pudique et sensible, mais sans sensiblerie. À classer parmi les incontournables de la science-fiction, AMHA.

L’Étrangère (Strangers, 1978) – Gardner Dozois – Réédition ActuSF, collection « Perles d’épices », juin 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Guiod)

Je n’aime pas les grands

Née sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, la hargne revancharde d’Augustin Petit se nourrit aussi de l’humiliation de la défaite, préalable au traité infâme imposé à la France. Elle prospère surtout dans l’entre-deux-guerres, période qui voit les blonds et les hauts perchés toiser de leur hauteur les petits et autres rase-mottes voués à la basse besogne et à toutes les vilenies. Désormais connu dans tous les livres d’histoire comme le Suprême, le personnage d’Augustin Petit s’enracine ainsi dans le terreau putrescent des tranchées et la certitude irrationnelle d’un complot des grands. Pour comprendre le destin de ce grand parmi les petits et appréhender l’empreinte du petiste sur l’histoire du XXe siècle, nul doute que le livre de Pierre Léauté soit incontournable, du moins aux yeux de l’amateur d’uchronie.

Je n’aime pas les grands compile et prolonge deux romans parus en 2015 et 2016 aux Éditions Mü. Le présent ouvrage comporte aussi en annexe une courte nouvelle et une bibliographie poil à gratter assez réjouissante, sans oublier une lettre de Pierre Bellemare* (*authentique). Augustin Petit y incarne l’archétype du dictateur, plus vrai que nature. La paranoïa, la folie et le charisme du bonhomme évoquent en effet quelques-uns des plus célèbres tyrans du XXe siècle dont Pierre Léauté dresse en creux un portrait décalé et vachard. Je n’aime pas les grands joue ainsi avec les ressorts de l’uchronie pour dérouler un propos railleur tenant davantage de la fable politique grinçante. Toute simple, la divergence s’appuie sur une inversion de perspective où la France se retrouve dans la position du vaincu de la Première Guerre mondiale, déclinant ensuite un récit contre-factuel limpide, dénué des scories qui viendraient entacher sa vraisemblance ou rendre le propos illisible. Mêlant les éléments familiers de notre histoire aux extrapolations de son imagination, Pierre Léauté se permet également des allusions plus contemporaines qui, en dépit de leur caractère anachronique, prennent un sens cocasse contribuant à enrichir la mécanique absurde de l’intrigue. Décalé, caustique et définitivement sans scrupules, Je n’aime pas les grands ausculte enfin les mécanismes du populisme et de la lâcheté humaine, démontrant s’il est encore besoin de le faire que la bêtise et la démagogie demeurent plus que jamais les moteurs d’un processus vieux comme le monde, pour le plus grand profit de l’émotion et du ressentiment.

Petit livre malin et rigolard, Je n’aime pas les grands ne s’embarrasse donc pas de précautions oratoires, plongeant le lecteur immédiatement dans un récit référencé qui flirte avec la veine satirique. Et si le texte n’est pas exempt de clins d’œil un tantinet trop appuyés, Pierre Léauté y révèle cependant qu’il a assurément tout d’un grand (le fourbe).

Je n’aime pas les grands – Pierre Léauté – Éditions Mü/Mnémos, octobre 2020