Commandé par la revue Gente, une nouvelle version de L’Éternaute paraît en 1969 dans les pages de l’hebdomadaire d’actualité. L’illustration du scénario remanié par son créateur Héctor Oesterheld est confiée à Alberto Breccia. De quoi rebuter les fans du dessin plus classique de Francisco Solano López et agacer un lectorat guère enclin à supporter les opinions péroniste du scénariste. Oesterheld a en effet grandement modifié l’histoire dessinée en 1957, y introduisant des allusions transparentes à la politique du général Onganía, à la tête de l’Argentine depuis le putsch de 1966. Volontiers critique, pour ne pas dire militant, le récit de Science-fiction se mue en attaque contre le dictateur, dénonçant les aspects les plus oppressifs du régime et appelant à la résistance. L’œuvre ne tarde pas à être la cible des récriminations de lecteurs se plaignant du graphisme illisible de Breccia, prétexte fallacieux pour masquer les véritables raisons de la réprobation dont fait l’objet la bande dessinée. D’aucuns se demandent d’ailleurs si certaines critiques n’ont pas été écrites par la direction du magazine pour saborder la série. Bref, l’histoire est abrégée en quelques chapitres au détriment de l’intrigue et les auteurs sont remerciés. Par la suite, Oesterheld disparaît pendant la Réorganisation nationale ordonnée en 1977 par Videla et ses sbires. Seule son épouse est épargnée.
Appelée L’Éternaute 1969, la présente bande dessinée a connu une précédente édition chez Les Humanoïdes associés en 1992. Cette réédition corrigée d’un bon nombre d’erreurs et d’omissions est l’objet de ma recension. Une seconde version basée sur l’édition argentine de 1982, assortie de surcroît d’une postface de Guillermo Saccomanno et Carlos Trillo. Mais, que raconte exactement L’Éternaute 1969 ?
Minuit, par un froid glacial, un scénariste de BD voit se matérialiser chez lui un visiteur mystérieux. C’est un éternaute, autrement dit un voyageur de l’éternité. Le bougre dit s’appeler Juan Salvo et il commence alors à lui raconter son histoire tragique. En un autre temps, il a connu une vie paisible à Buenos Aires avec sa femme et sa fille, retrouvant ses amis Favalli, Lucas-le-chauve et Polski pour jouer au truco, un jeu de cartes populaire en Argentine. Un jour, leur routine est perturbée par la chute d’une neige mortelle, prélude à une invasion extraterrestre. Face à l’apocalypse, il ne semble d’abord y avoir aucun salut. La radio ne diffuse plus que des parasites, les rues sont jonchées de cadavres, l’armée, la police et le gouvernement pointent aux abonnées absents. Mais, les amis ne tardent pas à s’organiser pour survivre. Ils fabriquent des scaphandres hermétiques pour pouvoir sortir, entreprennent de s’armer et de collecter des vivres pour tenir. Sage précaution car les prédateurs rôdent, prêts à tuer. La suite des événements les confronte à l’adversité et à la découverte de la vraie nature de l’invasion.
Publié à l’époque de la Guerre froide dans un contexte de dictature et de censure, L’Éternaute joue de l’argument science-fictif comme d’une métaphore. En dépit de leur hostilité et du caractère résolument étranger de leur apparence, les extraterrestres ne sont pas en effet les véritables envahisseurs. Ils ne sont qu’un cache-nez (pour se protéger de la neige, c’est pratique), les troupes d’une autre entité qui agit en sous-main avec la complicité des puissances étrangères, en particulier les États-Unis. L’Amérique latine apparaît ainsi comme la victime d’un jeu de dupes contre lequel il faut se prémunir en résistant. Si la première partie convainc sans peine, distillant la paranoïa et la peur, il n’en va hélas pas de même de la seconde où les survivants, essentiellement les hommes, sont embrigadés pour servir de supplétifs sacrifiables dans le conflit contre les forces extraterrestres. On sent bien que le travail d’Oesterheld a pâti des pressions de la revue Gente pour y mettre un terme prématuré.
Le graphisme de Breccia confère au texte une dimension expérimentale rompant avec les conventions traditionnelles de la bande dessinée. Pétri de contrastes violents, le trait du dessinateur joue sur le noir et blanc, mêlant le photo-réalisme à des impressions baveuses et des coups de crayons nerveux qui prolongent le malaise et l’immersion. On est ainsi malmené par les ellipses, en perte totale de repères à certains moments du récit, confronté à une menace extraterrestre que Breccia s’ingénie à rendre indicible et inquiétante, non sans une certaine réussite.
L’Éternaute 1969 n’usurpe donc pas sa réputation d’œuvre malaisante et viscérale. Chef-d’œuvre de la BD argentine, il donne un aperçu du climat politique dans ce pays à une époque périlleuse pour les militants de gauche, sans rien perdre de sa puissance d’évocation. Classique de la SF, on ne peut évidemment qu’en recommander la lecture, au moins en prélude au roman que Léo Henry consacre à son créateur : Héctor Germán Oesterheld.
Aparté 1 : En 1976, Oesterheld est revenu une troisième fois à L’Éternaute, impulsant une tournure encore plus radicale à son propos politique.
Aparté 2 : le curieux pourra mettre à profit cette découverte pour lire l’excellent roman de Guillermo Saccomanno 1977 consacré à la sinistre période de la Réorganisation nationale.
L’Éternaute 1969 – Héctor Oesterheld & Alberto Breccia – Réédition Rackam, 2010 (bande dessinée traduite de l’espagnol [Argentine] par Alejandra Carrasco Rahal)

Belle mise en lumière à travers votre chronique de cet auteur de BD, tragiquement disparu sous la dictature Argentine.
Une belle introduction à l’ouvrage de Léo Henry”Héctor” que je lirai.
Je pense aussi à Roberto Walsh, Haroldo Conti,entre autres ,dont les écrits étaient vus comme de la propagande politique et qui ont disparu.
Noté, bien entendu. Merci !