Lisière du Pacifique

Ce blog avait atteint l’âge de mille articles. Déjà ? Enfin ? Hélas ? Visons les deux mille maintenant. On croise les doigts.

Longtemps resté inédit dans nos contrées, Lisière du Pacifique achève le cycle consacré à la Californie dont on a pu lire jadis les précédents volets chez J’ai lu. Première œuvre d’importance de Kim Stanley Robinson, dont chaque volet se lit de manière indépendante, le présent ouvrage forme avec Le Rivage oublié et La Côte dorée un ensemble thématique centré sur le Comté d’Orange permettant à l’auteur américain de fourbir ses arguments à l’aune du roman post-apocalyptique, de la dystopie et de l’écotopie. De quoi envisager le monde et la Californie sous l’angle du pire comme du meilleur, mais dans une perspective résolument politique et spéculative. Kim Stanley Robinson a également bien retenu les leçons de John Dos Passos et de John Brunner. Le macrocosme sud californien se dessine ainsi progressivement par le truchement d’un patchwork de destins individuels, mais aussi via le personnage de Tom Barnard dont les apparitions récurrentes font office de fil directeur.

Chez Kim Stanley Robinson, la Science-fiction est éminemment politique. Littérature d’idées, elle offre un ban d’essai aux spéculations et débats enracinés dans le présent. Lisière du Pacifique ne dément pas cette acception du genre puisqu’on s’immerge directement au cœur d’une petite communauté confrontée à un dilemme social et politique dont le point focal se situe sur les pentes de l’ultime colline «  naturelle  » de la petite ville d’El Modena. L’homme étant un animal politique, son avenir d’être vivant et celui de son environnement résultent de son engagement dans une voie de développement ou une autre. L’auteur imagine ici une Californie future plus soucieuse d’écologie et de social, confrontant cette écotopie socialiste à la résurgence d’un capitalisme toujours intéressé par le profit et la rentabilité à court terme.

Territoire à l’avant-garde des stratégies de conversion, le Comté d’Orange esquisse un avenir plus soutenable et viable pour l’humanité, sans pour autant renoncer au progrès. Un futur auquel Kim Stanley Robinson s’efforce de donner corps d’une manière raisonnée. L’autopie et les suburbs de La Côte dorée s’effacent ainsi au profit du vélo et d’un mode de vie collectif jusque dans les pratiques politiques et l’habitat. Les maisons sont conçues comme des organismes dotés d’une domotique permettant de réduire au maximum leur impact sur l’environnement, notamment grâce au poétique gel-nuage, sans nuire pour autant au confort de leurs habitants. Sur les océans, les porte-conteneurs ont disparu, remplacés par des voiliers aux gréements composites et automatisés. Le Rivage oublié et son paysage cauchemardesque disparaissent aussi, repoussés grâce à une réglementation plus stricte, notamment pour l’usage de l’eau, qui favorise également le dépeuplement du territoire afin d’en restaurer peu-à-peu les ressources.

Bref, Lisière du Pacifique donne des raisons d’espérer, démontrant s’il est nécessaire de le faire encore, que la Science-fiction reste plus que jamais la littérature des possibles. Trente et un ans après sa parution, à l’heure des sécheresses et incendies à répétition en Californie, il serait peut-être temps d’en explorer les pistes de toute urgence.

Lisière du Pacifique – Kim Stanley Robinson – Les moutons électriques, coll. «  La bibliothèque voltaïque  », mai 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Stéphan Lambadaris)

Mary Toft ou La Reine des lapins

Le petit village de Godalming peut s’enorgueillir de son calme. Un pasteur, un médecin, quelques fidèles et patients, on ne se bouscule pas vraiment aux portes de l’église ou du cabinet de John Howard, où les accouchements succèdent aux toux et autres maux nés des carences et infections courantes à cette époque. Et pourtant, c’est un cas très particulier, pour ne pas dire une situation extraordinaire, qui va contribuer à faire connaître le nom de la petite localité du Surrey jusque dans la capitale, dans l’entourage du fantasque roi Georges II, faisant la joie du graveur William Hogarth.

Dès son plus jeune âge, Zachary Walsh a manifesté un intérêt prononcé pour les secrets de l’anatomie, toutes ces choses qui palpitent, gargouillent, inspirent ou expirent, insufflant la vie à ce qui n’est finalement qu’une masse d’abats. Pour cette raison, il a été choisi par Howard pour devenir son apprenti, position qui lui vaut d’être aux premières loges du miracle de la reine des lapins, mal étrange et monstrueux faisant de Mary Toft, une simple paysanne, le réceptacle d’une nombreuse progéniture lapinesque, hélas vouée au démembrement lors de l’accouchement. De quoi attirer l’attention des plus éminents spécialistes en médecine et chirurgie de Londres.

Je ne connaissais pas vraiment Dexter Palmer, ayant vu passer d’un œil distrait son précédent roman Le Rêve du mouvement perpétuel, uchronie steampunk pourtant digne d’intérêt selon certaines éminences bien informées. Le synopsis de Mary Toft ou la Reine des lapins a toutefois immédiatement suscité toute mon attention. Il faut dire que l’ouvrage n’inspire pas l’indifférence, l’argument de départ se fondant sur l’incroyable histoire de Mary Toft. Le roman opte d’ailleurs pour un ton ironique et une narration que n’auraient pas désavoué Jonathan Swift ou Laurence Sterne. Bref, le présent récit se lit avec grand plaisir, d’autant plus qu’il conjugue la satire et l’intelligence du propos.

Le mystère des accouchements contre-nature de Mary Toft suscite d’abord l’effroi avant de nourrir la curiosité et l’ambition de plusieurs praticiens bien peu soucieux de la santé de leur patiente. Nombreux sont ceux à se bousculer au chevet de la parturiente, espérant tirer quelques profits de la situation ou arracher des anecdotes, histoire d’alimenter les rumeurs qui ne manquent pas de naître autour du phénomène. Au grand dam du pauvre John Howard et sous le regard candide de son apprenti Zachary, avec comme contrepoint les railleries de l’épouse du médecin, la seule à garder raison dans tout ce cirque, on suit les péripéties d’un récit moqueur, s’amusant de la duperie et de la faculté à s’illusionner de savants pourtant guidés par la raison, tout en appréciant également les circonvolutions d’une prose volontairement surannée. Mais, au-delà du simple pastiche, Dexter Palmer aborde avec une certaine acuité la fascination que provoque la monstruosité. Un phénomène se nourrissant de notre goût pour l’illusion et notre faiblesse coupable face à la manipulation et au mensonge. Une thématique somme toute encore très actuelle.

À l’heure des réseaux sociaux, des emballements médiatiques et de la dictature de l’émotion, pas sûr que toutes les leçons des satiristes aient été retenues. Plus que jamais la crédulité et la foi semblent en effet les valeurs les mieux partagées dans le monde, signe de l’échec non de la raison, mais de ceux qui devraient la transmettre dans l’intérêt de tous.

« Car ils n’ont que faire de la vérité. Leur veille est un geste de pure politique – une révolte contre l’élite intellectuelle de cette ville, doublée d’une tentative de s’emparer de ses positions. Ils visent à dépouiller de leur valeur vos beaux certificats, vos diplômes sur parchemins, vos années de formation… »

Mary Toft ou La Reine des lapins (Mary Toft or The Rabbit Queen, 2019) – Dexter Palmer – Editions Quai Voltaire, janvier 2022 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Anne-Sylvie Homassel

L’œil du Héron

À l’instar de l’Australie, ou pour rester dans le domaine de l’œuvre d’Ursula Le Guin, à l’instar d’Annares, Victoria a été peuplée grâce à la déportation d’une population proscrite. Embarquée dans un astronef pour un voyage sans retour possible en terre étrangère, sur une planète où tout restait à bâtir, ils ont surmonté non sans perte le défi d’un milieu inconnu et hostile, parvenant à établir une économie de subsistance viable. Ces bannis condamnés à l’expatriation en raison de leurs crimes ont été ensuite rejoint par des déportés de nature plus politique, prônant la non violence et l’anarchie. À côté de la Cité, la Zone est ainsi née, une sorte de township dans laquelle puiser la main-d’œuvre dévouée aux tâches les plus épuisantes et pourtant nécessaires à la survie de tous. Mais, cet équilibre imposé par la force et justifié par les préjugés semble menacé lorsque les zonards décident de coloniser de nouvelles terres, échappant ainsi à l’emprise des citadins.

Non loin du « Cycle de l’Ekumen », L’œil du Héron fait figure de roman mal aimé parmi les titres de science fiction de l’autrice américaine. Pourtant, les préoccupations éthiques et anthropologiques du présent ouvrage restent au cœur de l’inspiration d’Ursula Le Guin, prolongeant en quelque sorte la réflexion développée dans Les Dépossédés. Elle met en scène une nouvelle fois la thématique de l’altérité, opposant deux organisations sociales difficilement conciliables, n’étant pas sans évoquer une sorte de néo-féodalisme. L’autrice déroule ainsi la logique de l’affrontement entre entre la Cité belliqueuse, société raciste et masculiniste, et la Zone, communauté pacifiste et égalitaire lorgnant du côté de l’anarchie. Si L’œil du Héron ne fait pas partie des œuvres majeures d’Ursula Le Guin, ce n’est certes pas par manque d’ambition. Sans doute le roman pâtit-il de l’aura des Dépossédés. Il n’en demeure pas moins une immersion au cœur d’un monde étranger convaincante, où l’autrice s’ingénie à nous faire ressentir le caractère différent jusqu’au moindre détail de sa faune et de sa flore, contribuant au dépaysement. Une œuvre intéressante dans son traitement et pour le retournement de situation impulsé par la mort du protagoniste principal.

L’œil du Héron apparaît donc comme une transposition réussie de la lutte des classes et des sexes dans un décor exotique où l’humanité démontre encore sa faculté à se désunir et à exploiter autrui. Et si la figure du cercle (vicieux), évoquée à plusieurs reprises dans le roman, renvoie à la figure d’un éternel recommencement, gageons que quelqu’un saura finalement en briser la routine. C’est le moins que l’on puisse espérer, mais c’est dur.

L’œil du Héron (The Eye of the Heron, 1978) – Ursula Le Guin – Réédition Les Moutons électriques, collection Hélios, avril 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle D. Philippe, texte révisé par idp)

Éversion

Depuis la parution du dernier tome de la trilogie « Les Enfants de Poséidon », Alastair Reynolds s’était fait rare dans nos contrées. La traduction de Éversion au Bélial’, son roman le plus récent, après celle de La Millième Nuit, vient nous rafraîchir la mémoire avec bonheur, montrant que l’auteur gallois reste une valeur sûre de la Science fiction. Si la lecture de la novella m’avait quelque peu laissé insatisfait, le présent roman lève les doutes sur la faculté de l’auteur à susciter le vertige car, oui, incontestablement Éversion est un roman futé, apte à contenter les attentes d’un lectorat en quête d’aventures science fictives.

Difficile d’évoquer l’intrigue sans trop en dévoiler. On se contentera de renvoyer les curieux à une quatrième de couverture suffisamment elliptique pour brosser les enjeux du roman sans en dire trop. Le docteur Silas Coade apparaît en effet comme le point focal d’un récit bâti comme le miroir déformant de ses fantasmes et du déni dans lequel il s’est enfermé. Pour cette raison, on me permettra donc d’adopter la technique du pas de côté, passant outre le traditionnel résumé des grandes lignes de l’histoire.

Éversion apparaît d’abord comme un jeu de pistes où Alastair Reynolds distille les différents éléments d’un contexte truqué sciemment, frappé du sceau de l’incertitude et du traumatisme. Nous sommes ainsi poussés à opérer un tri dans les faits relatés par un narrateur définitivement non fiable, mais luttant pour retrouver un équilibre ébranlé par des circonstances dramatiques. Au fil de l’écriture et de la réécriture de l’itinéraire de Silas Coade, Alastair Reynolds cultive les redondances, semant le doute et un trouble croissant, à l’aune des émotions du narrateur, ballotté sans cesse d’un voyage d’exploration à un autre. D’aucuns trouveront peut-être le procédé répétitif, même si l’auteur en joue avec bonheur, entretenant le suspense jusqu’au dénouement.

Hommage malin et respectueux au roman feuilleton, au récit d’exploration et au pulp, Éversion acquitte aussi sans honte son tribut à ses devanciers, jouant la connivence avec les connaisseurs des littératures populaires. Ils feront évidemment le parallèle avec les expéditions maritimes et aériennes des explorateurs des pôles et autres terres australes ou boréales, tout en s’amusant de retrouver le mythe de la terre creuse, non dépourvu d’horreur cosmique, et une forme de Space opera ayant le charme désuet des aventures du Capitaine Futur.

Éversion réjouira donc l’amateur de science-fiction d’autant plus facilement qu’il procure un authentique plaisir de lecture avec une efficacité exemplaire. Si on doutait de la faculté de Alastair Reynolds à suspendre notre incrédulité pour mieux nous surprendre, nous voici rassuré. À suivre avec le dossier que va lui consacrer la revue Bifrost et l’inédit House of Suns dont on entend grand bien.

Éversion (Eversion, 2022) – Alastair Reynolds – Le Bélial’, février 2023 (roman traduit de l’anglais par Pierre-Paul Durastanti)

The Department of Truth 1 & 2

Fraîchement diplômé de Quantico, Cole Turner pensait tout connaître des communautés de l’alt-right dont la logorrhée complotiste contamine jusqu’aux recoins les plus secrets des réseaux de l’Internet. Il pensait avoir tout vu, tout entendu, tout analysé du sujet, au point d’exposer son expertise aux apprentis agents venus écouter ses cours dans les locaux de la célèbre agence gouvernementale. Du moins jusqu’à cette convention platiste. Venu au départ pour observer incognito les délires co(s)miques de ces doux dingues, il se retrouve mêlé aux agissements de deux milliardaires convaincus de pouvoir lui prouver que la rotondité du monde comme les premiers de l’homme sur la Lune ne sont que mensonges et manipulation de l’Etat. En leur compagnie et celle de leurs richissimes amis, il décolle dans un jet privé, direction le pôle où l’attend une bouleversante révélation. Et les balles de Ruby, agente spéciale du Département de la Vérité. De quoi suspendre définitivement son incrédulité au fil de sa découverte de l’histoire secrète du monde. Un changement de paradigme n’étant pas sans réveiller quelques échos intimes déplaisants dans sa mémoire.

La vérité et le mensonge appartiennent à notre réalité. Elles la nourrissent, lui conférant de la substance et contribuant au compromis collectif sur lequel se fondent certitudes et croyances. Mais surtout, elles lui fournissent un socle tangible sur lequel édifier durablement nos sociétés. La série écrite et dessinée par James Tynion IV et Martin Simmonds propose une remise en perspective vertigineuse de tout ce que nous croyions savoir sur la réalité. Série futée et diablement documentée, The Department of Truth imagine en effet que la réalité est tributaire du consensus collectif, tel qu’il est protégé par une officine secrète. Malléable, fluctuante, la réalité n’est finalement ainsi que la somme des croyances d’une majorité, définie comme Vérité jusqu’à preuve du contraire. Cette situation est cependant menacée par les agissements d’ennemis déterminés à imposer leur vue de l’esprit, notamment une mystérieuse femme habillée de rouge et une organisation appelée Black Hat. Évoluant en marge, ils manipulent la complosphère et ses relais médiatiques ou politiques, tentant de faire advenir à la réalité tout ce qui relève du fantasme, de la superstition et de la dinguerie, avec comme ultime objectif de faire du mensonge la nouvelle vérité.

En suivant Cole Turner, on se retrouve de l’autre côté du miroir, auscultant les angles morts de la réalité derrière le verre sans teint de l’histoire secrète. On l’accompagne dans sa découverte du combat mené par le Département de la Vérité contre les tulpas, ces formes de pensée issues des recoins les plus crapoteux des communautés complotistes, rendues suffisamment tangibles pour modifier la réalité. Reptiliens inquiétants, pédophiles satanistes mangeurs d’enfants, chemtrails toxiques et autres fictions sauvages, comme le Sasquatch américain, prennent ainsi corps, composant l’ordinaire d’agents chargés de les éliminer, de les traquer jusqu’aux tréfonds de l’inconscient pour en en faire disparaître toutes traces.

James Tynion IV dresse ainsi un panorama saisissant des théories du complot tout en démontant avec intelligence leurs ressorts. Dans ce voyage au pays des zinzins, le mensonge apparaît préférable à la vérité car il rassure et console, redonnant foi dans la réalité. Il ramène un semblant d’ordre dans un monde, un instant perturbé par une discordance. Dans ce monde, on veut croire qu’on nous cache tout. On veut croire que la vérité n’est qu’un mensonge mis en scène par des puissances occultes, La vérité est ailleurs affirmait Fox Mulder. La vérité, c’est le mensonge écrivait George Orwell dans 1984. Chez les complotistes, on est convaincu que le monde est dirigé par une cabale qui n’a de cesse de vouloir priver les citoyens de leurs libertés, à grand renfort d’injonctions écologiques, vaccinales, féministes et j’en passe. Au pays des zinzins, on cherche à réinformer, on combat le système qui cherche à nous grand remplacer, la pensée unique et le politiquement correct qui font que l’on ne peut plus rien dire. Dans le monde des zinzins, la foi fait raison.

La partie graphique de The Department of Truth est tout simplement hallucinante de justesse et de créativité, s’enrichissant de surcroît d’un lettrage soigné de Aditya Bidikar. Le trait nerveux aux couleurs vives saturées de Martin Simmonds convient en effet idéalement au propos de James Tynion IV, introduisant un dialogue stimulant entre le fond et la forme. De même, le découpage et le cadrage contribuent à entretenir la paranoïa latente en singeant la définition médiocre des webcams et des images vidéos dérobées. Simmonds ne recule devant aucune audace, alternant les ruptures de style ou les collages, raturant ses dessins ou laissant baver l’encre, sans hésiter à emprunter des codes et des images issues du complotisme. Et tout cela sans nuire aucunement à la compréhension d’une histoire mêlant l’intime et le collectif, l’Histoire et la fiction. On ne peut que saluer ce joli tour de force.

On ne le répétera jamais assez, The Department of Truth est malin, très malin, puisqu’il nous sonde jusque dans nos biais cognitifs les plus profonds, nous interpellant sur notre faculté à croire ou pas. Il nous interroge également sur notre capacité à douter, nous rappelant qu’à l’heure de l’Internet, des médias de masse, des fake news, des acteurs de crise et des vérités alternatives, appliquer le principe du rasoir d’Ockham relève d’un exercice de plus en plus difficile et périlleux.

The Department of Truth : Au bord du monde 1/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », janvier 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

The Department of Truth : La cité sur la colline 2/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », septembre 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

La Terre sous l’Angleterre

La Terre sous l’Angleterre est la réédition d’un roman paru jadis chez Gallimard, puis plus récemment chez Terre de brume, sous le titre Le Peuple des ténèbres. Publié dans la belle collection dédiée au fantastique et au merveilleux scientifique chez L’Arbre vengeur, le présent récit n’y usurpe pas sa place, livrant de surcroît un aperçu de cette littérature d’avant-guerre taraudée par les velléités dystopiques, l’époque étant hélas marquée par la montée des totalitarismes de toute obédience. Préfacée par Guy Costes dans une édition retrouvant un titre plus proche de la version originale, La Terre sous l’Angleterre dévoile également sa nature de récit implanté en terre creuse.

L’intrigue du roman de Joseph O’Neill a le mérite de la simplicité. Pour retrouver son père disparu dans les parages du Mur d’Hadrien, le narrateur s’aventure dans les entrailles de la terre, poursuivant en cela une longue tradition familiale. Chez les Julien, on est en effet assez fier des origines romaines du clan, au point d’entretenir la légende de l’existence d’un passage vers un monde souterrain où vivraient les descendants des bâtisseurs du mur. Dont acte. Le dernier des Julien profite donc d’une période de sécheresse pour descendre sous terre, via une grotte cachée, révélée par la décrue des eaux de l’étang qui jusque-là en cachait l’existence. Bravant les créatures monstrueuses qui s’y tapissent, ballotté par les rapides d’un fleuve souterrain, dans une embarcation de fortune, il franchit ainsi les falaises qui séparent la surface de la terre de la cité où habitent les descendants des illustres Romains.

Récit d’aventure, La Terre sous l’Angleterre dresse le portrait glaçant d’un monde totalitaire où prévalent l’utilitarisme et un État totem. Préférant la sécurité d’une existence sous contrôle, les héritiers de Rome ont ainsi renoncé à leurs relations sociales, familiales et à toute empathie pour autrui. Ils ont abandonné la parole, optant pour les vertus d’une communication non verbale, plus proche de l’hypnotisme que de la télépathie. Jugée dangereuse par les élites de la cité, seules détentrices du savoir, la liberté a été proscrite sans susciter de réprobation, la peur des ténèbres restant la plus forte.

En dépit de ce synopsis engageant, La Terre sous l’Angleterre a cependant les défauts et les qualités de son âge. D’aucuns pourront juger les aventures du dernier des Julien un tantinet répétitives, voire surannées. Difficile en effet de ne pas succomber à l’ennui devant la monotonie des descriptions et des péripéties d’un récit qui, une fois passée la découverte de la société souterraine, s’embourbe dans la longue description de la « Grande » évasion du narrateur. De phases de déprime en sursaut de vitalité, il passe par toutes les nuances du renoncement et de l’espoir, opposant à l’emprise mentale du totalitarisme une force psychique digne d’admiration. C’est bien peu pour pimenter des pérégrinations ne ménageant que peu de surprise et on saute des passages entiers, histoire d’abréger notre calvaire.

Ce n’est donc pas pour son rythme et le traitement de son personnage principal que l’on se souviendra de La Terre sous l’Angleterre, mais bien pour le message qu’il dispense. Pour O’Neill, la peur est vraiment la petite mort qui occulte la raison et pousse le citoyen dans les bras de dirigeants faussement vertueux. Elle les fait basculer irrésistiblement vers la dictature et le totalitarisme, les promesses de sécurité et d’égalité absolue étant toujours plus enviables que l’inconnu de la liberté. En-cela, le propos de La Terre sous l’Angleterre reste plus que jamais d’actualité, en dépit d’une narration (traduction?) pesante et d’une intrigue passe-partout.

La Terre sous l’Angleterre (Land under England, 1935) – Joseph O’Neill – Réédition L’Arbre vengeur, juin 2022 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Jacques Gans, traduction revue et corrigée)

La Chanson d’Arbonne

Réédité dans une nouvelle et belle édition brochée, La Chanson d’Arbonne faisait partie des introuvables de Guy Gavriel Kay dans l’Hexagone, du moins si l’on ne souhaitait pas hypothéquer un rein pour l’acheter sur le marché de l’occasion.

Après s’être acquitté de sa dette envers Tolkien avec « La Tapisserie de Fionavar », et plus largement envers la high fantasy, l’auteur canadien peaufine avec La Chanson d’Arbonne une vision plus personnelle du genre, née de sa passion pour l’Histoire et pour la culture méditerranéenne. Ce roman fait en effet directement allusion au pays de langue d’Oc et plus particulièrement à la Provence médiévale. Kay y déploie toute son admiration pour le fin’amor, cet art de vivre et d’aimer porté par les troubadours et autres ménestrels. Il fantasme ainsi une terre imaginaire, l’Arbonne, aux vignobles ensoleillés, peuplée de seigneurs et poètes aussi redoutables avec les mots qu’avec leur épée, un pays de cocagne ceint de montagnes élevées, la protégeant des convoitises de ses voisins ombrageux, mais hélas pas des mauvaises rumeurs qui courent sur ses femmes. Dans son voisinage, l’austère royaume du Gorhaut se révèle au cœur de toutes les intrigues. Adorant le dieu mâle Corannos, son aristocratie voit d’un très mauvais œil cette riche contrée gouvernée par une femme et soumise aux caprices de la déesse Rian. Mais surtout, l’Arbonne suscite la haine du primat du clergé du Gorhaut, un homme ambitieux qui rêve de croisade et de châtiments sanglants afin d’éradiquer l’hérésie féminine qui y prévaut.

La Chanson d’Arbonne reconduit la plupart des thèmes effleurés dans Tigane, en poussant un peu plus loin la rupture avec la high fantasy. On y retrouve cette volonté de tolérance qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, manifestation morale qu’il ne faudrait pas confondre avec de la naïveté. Pour avoir beaucoup étudié l’Histoire, l’auteur canadien sait que l’être humain n’est pas naturellement bon. Si l’Arbonne doit beaucoup à la Provence, Cygne de Barbentain ou Ariane de Carenzu empruntent sans doute une grande partie de leurs traits à Marie de Champagne ou Aliénor d’Aquitaine. Quant au Gorhaut et à sa croisade, il s’inspire évidemment de l’expédition contre les Albigeois, décrétée par la papauté au XIIIe siècle. Néanmoins, il ne faudrait pas restreindre La Chanson d’Arbonne à un simple décalque de l’histoire de l’Occitanie médiévale. Bien au contraire, Guy Gavriel Kay utilise sa grande connaissance du sujet pour donner vie à la contrée et à ses habitants, jusque dans le moindre détail culturel ou politique. En la matière, il faut reconnaître qu’il se montre adroit pour échafauder complots et vengeance familiale, faisant monter la tension au fil d’une intrigue fort bien ficelée, où alternent discussions stratégiques et parties plus musicales ou sensuelles. Avare en magie, Kay préfère ici une fantasy teintée de réalisme, pour ainsi dire désabusée, ne retenant cependant pas sa plume lorsqu’il s’agit de se montrer plus épique.

Entre Tigane et Les Lions d’Al-Rassam, La Chanson d’Arbonne fait donc partie des textes les plus aboutis d’un auteur ayant depuis continué à étoffer son univers de fantasy historique du côté de Byzance, de l’Angleterre et de la Chine. Voici un roman à (re)découvrir, assurément.

La Chanson d’Arbonne (A Song for Arbonne, 1992) – Guy Gavriel Kay – Réédition L’Atalante, collection « La Dentelle du cygne », février 2019 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Hélène Rioux)

La Maison des Jeux

On nous cache tout, on nous dit rien, chantait l’autre sans savoir que l’assertion deviendrait le mantra des adeptes du complotisme, dépassant en cela les rêves les plus paranoïaques des faiseurs d’histoires secrètes et autres fictions romanesques. Après avoir découvert et apprécié Les Quinze Premières Vies d’Harry August qui voit le sens de l’Histoire ébranlé par les agissements des membres d’un club secret, Claire North se penche sur la nature humaine et sa propension à la grandeur comme à la bassesse. Humbles comme puissants, nul doute que personne ne ressorte indemne d’un jeu à somme nulle ne tolérant aucunement la demi-mesure.

Dans la Maison des Jeux, on ne prise guère en effet le hasard. Tout est stratégie, tout est mûrement calculé, pesé, évalué afin de n’offrir aucune faille à son adversaire. Dans la Maison des Jeux, les gains ne sont pas ceux guignés par le commun des mortels qui fréquente la Basse Loge, où l’on pratique les loisirs vulgaires en espèce sonnante et trébuchante. Pour les rares élus appelés à franchir le seuil de la Haute Loge, les enjeux sont d’une toute autre nature. La vie, la mémoire, l’identité, la liberté ou une existence entière de servitude. Rien de moins. Les joueurs font et défont ainsi les empires, chassent les rois ou ruinent les magnats, faisant du monde un vaste plateau de jeu et de son histoire le scénario d’une partie où l’un sera le vainqueur de l’autre. À leurs yeux, les pays sont des positions à tenir ou acquérir, l’économie leur fournissant les ressources de leur stratégie. Les êtres humains sont réduit à servir de pièces que l’on joue, déplace ou sacrifie dans un dessein qui les dépasse. Nulle idéologie ne guide leur mouvement, nulle éthique ou empathie. Juste la logique des règles et le vertige de la victoire.

Guidé par la voix off d’un narrateur omniscient, un procédé un tantinet déstabilisant au départ, entre les rivages de la Sérénissime en 1610 et le monde contemporain, en passant par les jungles de Thaïlande dans les années 1930, on suit l’itinéraire de plusieurs joueurs. D’abord Thene, jeune juive épousée pour sa fortune par un mari méprisant et médiocre. Effacée jusqu’à la négation de sa personnalité, elle devient faiseuse de roi dans la cité-État, usant de ses capacités remarquables pour déjouer tous les pronostics. On accompagne ensuite la fuite éperdue de Remy Burke, bien mal parti suite à un pari piégé contre un joueur bien plus retors et préparé que lui, dans une partie de cache-cache à l’échelle de la Thaïlande. Malmené et poussé à l’abîme, il se voit contraint à improviser constamment pour échapper à un adversaire déterminé à lui ravir le trésor de sa mémoire. On épouse enfin le combat d’Argent, joueur à la réputation très ancienne, ayant perdu jusqu’à son identité originelle, mais pourtant résolu à vaincre la maîtresse de la Maison des Jeux pour ainsi mettre un terme à ce qu’il considère être un viol de l’intégrité de l’Histoire et du libre-arbitre.

D’abord rebuté par le ton du narrateur, un point de vue extérieur qui interpelle et agace, on finit par succomber à la tension suscitée par les péripéties d’un récit décliné de main de maîtresse par une autrice inspirée. Trois volets où elle distille les informations et place ses pièces pour un affrontement final tenant toutes ses promesses, en dépit de la crainte d’une surenchère un peu vaine. Bien au contraire, Claire North ne laisse rien au hasard, déroulant son récit en un crescendo cinématographique qui ne demande désormais qu’une adaptation, tant le style visuel et le resserrement de l’intrigue s’y prêtent idéalement. Jouer ou être joué, Jouer et être déjoué, telle semble être la seule raison d’exister de joueurs en proie au fatalisme, celui de la logique du jeu. Et pendant que les gouvernements tombent, que les marchés s’écroulent, que les armées déciment les forces adverses, que les mafias, les services secrets et les forces spéciales rivalisent pour subvertir, retourner ou neutraliser les pièces de l’adversaire, le lecteur se laisse peu-à-peu envahir par la stupeur, dénombrant les pertes jusqu’à l’absurde et prenant conscience de l’horreur des destructions provoquées par des individus engagés dans un duel dépourvu d’empathie pour leurs victimes. Claire North porte un regard très noir sur l’être humain, lui déniant le libre-arbitre au profit d’un affrontement entre la logique et l’émotion, la raison et la pulsion. Pas sûr de souhaiter la victoire de l’une sur l’autre. Autant leur préférer le hasard tout simple et les aléas de l’imprévu.

« La Maison des Jeux » confirme donc le talent d’une autrice apte à dépouiller l’humanité de tous ses artifices idéologiques, philosophiques, économiques ou religieux, pour mieux faire émerger un récit sous-tendu par l’urgence, le suspense et un regard cruel sur le monde, heureusement pas complètement dépourvu de moments où s’exprime la fragilité humaine.

Pour prolonger la réflexion, un article très fouillé sur la trilogie ici.

La Maison des Jeux – 1. Le Serpent (The Serpent, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mars 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

La Maison des Jeux – 2. Le Voleur (The Thief, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », septembre 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

La Maison des Jeux – 3. Le Maître (The Master, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », janvier 2023 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)