Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fuit les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, prenant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne  ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand  ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit, ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique.

Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais, est-ce suffisant  ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle donc une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Borne – Jeff VanderMeer – Au Diable Vauvert, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

Le Sang de la Cité : Capitale du Sud 1/3

Le Sang de la Cité est sans doute l’œuvre de Fantasy la plus stimulante qu’il m’a été donné de lire en francophonie depuis au moins Gagner la Guerre de Jean-Philippe Jaworski et peut-être même aussi depuis « Les sentiers des Astres ». Premier volet d’une trilogie (« Capitale du Sud ») répondant à une seconde trilogie (« Capitale du Nord »), écrite conjointement par Claire Duvivier, l’ensemble forme une fresque romanesque intitulée « La Tour de garde » qui puise son inspiration à la fois dans le roman d’aventure, l’Histoire et la Fantasy. En somme, une trilogie en stéréo, le tout étant supposé dépasser la simple somme des parties. Le Sang de la Cité dépeint un cadre foisonnant et décrit un contexte complexe, tout en posant les jalons d’une intrigue dont le narrateur apparaît d’emblée comme l’un des protagoniste principal du drame qui se noue entre les murailles de la cité-état de Gemina.

Longtemps, l’existence de Nox et de sa sœur jumelle Daphné a été gardée secrète. Ceux que l’on appelle encore les « Suceurs d’Os », en souvenir de leur claustration dans les tréfonds du Moineau-du-Fou, bastion conquis de haute lutte par le clan de la Caouane, semblent désormais faire partie du paysage urbain. Adoptés par les vainqueurs après la défaite de leur geôlier, le duc Adelphes du Souffleur, ils bénéficient de la protection de leur chef, le duc Servaint. Sous la surveillance discrète de ses serviteurs, Nox œuvre comme coursier pour le compte d’Eustaine dont la renommée en matière de bons vins et de mets délicieux n’est plus à faire. Connu de tous dans le quartier du port, il se tient également informé des dires et des rumeurs dont la teneur est une source précieuse pour Servaint. Le duc nourrit en effet l’ambition de rompre l’équilibre politique de la cité, en creusant un canal pour relier le port aux quartiers périphériques, quitte à défier le monopole des clans du centre de Gemina. Pour Nox qui n’aspirait qu’à la tranquillité, en dépit des frasques violentes de sa sœur, le projet de son protecteur est un bouleversement qui l’amène à côtoyer les intrigues politiques des puissants de la cité. Une situation qui va le contraindre à accomplir sa mue.

Le Sang de la Cité apparaît comme un formidable roman d’aventure, vif et enjoué, mais aussi plus sombre au fur et à mesure que l’on se familiarise avec Gemina. La ville est incontestablement l’un des points forts du récit, un personnage à part entière, omniprésent jusque dans les angles morts de l’intrigue. Métropole populeuse, à la voirie tortueuse dont le tracé est rendu encore plus incertain par la Recluse, la véritable ordonnatrice des travaux publics, elle déploie le lacis de ses venelles, de ses rues et avenues, brouillant les repères et offrant un cadre fluctuant au foisonnement des activités qui ponctuent son paysage. Débardeurs aux mœurs rugueuses, mendiants la main tendue dans l’espoir d’une aumône, marchands affairés, poètes et conteurs colportant la rumeur, ouvriers, spadassins, un melting-pot sans cesse renouvelé d’émotions, d’affrontements, d’entraide ou de coopération insuffle vitalité et effervescence à ce microcosme urbain dense et turbulent.

D’aucuns retrouveront dans les descriptions de Guillaume Chamanadjian le décor des villes italiennes, à l’époque de la Renaissance. Le gouvernement dominé par l’aristocratie marchande, le clientélisme comme mode de contrôle social, le mécénat comme outil de propagande et les mariages arrangés pour renforcer les alliances, Gemina n’a rien à envier à Florence ou à Gênes. La Fantasy n’est cependant pas absente de l’intrigue. Bien au contraire, ses ressorts et motifs figurent au cœur d’un récit qui, si l’on y regarde de plus près, reste avant tout celui d’une quête initiatique, celle d’un gosse faisant l’apprentissage de son passé et du rôle qu’on veut lui faire jouer à l’avenir. Un pion appelé à servir les desseins politiques de son seigneur et protecteur, peut-être même la pièce maîtresse dans l’affrontement qui se prépare et dont les enjeux le dépassent. Bref, tout cela n’est guère éloigné de L’Assassin royal de Robin Hood, de Assassin’s Creed, voire des intrigues à tiroirs du cycle du « Trône de fer » de George R.R. Martin. Nous sommes en terrain connu, y compris pour la magie qui, si elle demeure discrète, n’en demeure pas moins l’un des moteurs du récit, notamment dans la part jouée par le Nihilo, le reflet sombre de Gemina dont Nox pénètre peu-à-peu les secrets.

En dépit des longueurs du début, mais sans doute faut-il passer par là pour se familiariser avec les lieux et installer l’action, Le Sang de la Cité est un premier tome prometteur dont on attend maintenant le développement. Bientôt, avec Trois Lucioles.

Le Sang de la Cité : Capitale du Sud 1/3 – Guillaume Chamanadjian – Éditions Aux Forges de Vulcain, avril 2021

Arkel

Avant de rencontrer le succès avec la série humoristique et macabre « Pierre Tombal » scénarisée par le prolifique et regretté Raoul Cauvin, Marc Hardy a participé avec Stephen Desberg à la création des aventures d’Arkel. Situé entre Envers (l’Enfer) et Paradis, dans un contexte prometteur mêlant SF et Fantasy, la série n’a hélas connu qu’un succès relatif, comme en témoigne sa parution inaboutie en quatre récits chez deux éditeurs différents. D’ailleurs, la quatrième histoire ne dépassera jamais le stade de la prépublication dans l’hebdomadaire Spirou, finissant par nourrir ultérieurement une seconde série rebaptisée pour cette occasion « Anges et diablesses » et découpée en deux parties : Au plus haut des Cieux et La nuit du Grand Bouc.

Je l’avoue bien volontiers, j’ai une affection coupable pour l’ange guide du Paradis dont j’ai découvert les aventures dans mon adolescence, à l’époque de sa prépublication dans Spirou. Sa relecture en dépit de l’outrage des ans, je parle évidemment de l’âge de mes artères, n’a en rien entamé un enthousiasme désormais teinté de nostalgie. Desberg et Hardy font en effet une utilisation maline de la Science Fiction et de la Fantasy, conférant de surcroît à l’affrontement entre Bien et Mal un aspect piquant, la faute aux épringues fourbies par les personnages. Une lutte non dépourvue d’ambivalence où doute et dilemme sont loin de pointer aux abonnés absents.

Le trait nerveux, pour ne pas dire griffonné de Hardy fait ici merveille pour dépeindre les trognes grotesques des démons dont les légions sont loin de se cantonner à l’apparence cornue et reptilienne à laquelle l’imagerie chrétienne croit bon de les cantonner. De leur côté, les archanges ne ressemblent guère aux créatures éthérées des Évangiles. Bien au contraire, ils arborent blousons, jeans et les tignasses orgueilleuses d’une jeunesse exubérante. Mais surtout, ils ne dédaignent pas les plaisirs terrestres à l’exception notable de la bête à deux dos, publication pour la jeunesse oblige.

Côté Science Fiction, l’amateur a de quoi se réjouir. Desberg et Hardy connaissent sur le bout des doigts les codes du space opera qu’ils appliquent ici avec une certaine réussite. D’aucuns pointeront l’avalanche des poncifs, notamment une propension fâcheuse à la bêtise du côté des démons. De même, le machiavélisme à peu de frais de Gordh, l’incarnation du Mal en mal de reconnaissance paraît quelque peu téléphoné, à tel point qu’on se demande si le bougre n’est pas sponsorisé par une crème contre l’acné. Fort heureusement, le dynamisme du récit comme les silhouettes affûtées des vaisseaux de l’Envers et du Paradis permettent de faire passer la pilule. Une esthétique futuriste n’étant sans doute pas étrangère à mon goût pour la SF, conversion facilitée à la même époque par le dessin animé Il était une fois l’espace où officiait Manchu.

Arkel n’a donc pas à rougir de ses presque quarante ans. En dépit de la naïveté du propos, après tout l’histoire ne s’écarte guère du schéma de l’affrontement manichéen entre le Bien et le Mal, le scénario distille noirceur et cruauté dans ses angles morts. De quoi en remontrer à bien des publications actuelles pour la jeunesse.

Arkel – Stephen Desberg & Marc Hardy – Éditions Dupuis, 1985 – Réédition Palombia, 1992 – Réédition Black & White, 2017

Les dyschroniques (3)

Comme indiqué dans sa déclaration d’intention, la collection dyschroniques se propose d’exhumer des nouvelles et novellas de Science Fiction dont les vertus spéculatives résonnent dans notre présent avec d’autant plus d’acuité qu’elles en anticipent certains des effets en bien comme en mal. En somme, il s’agit de mettre en exergue des futurs d’hier dont les manifestations s’inscrivent désormais dans notre quotidien.

Certes, les textes sélectionnés ne brillent pas pour leur caractère inédit. À l’exception de l’un d’entre-eux (Pigeon, canard et patinette de Fred Guichen), tous ont d’ailleurs déjà été publiés dans nos contrées, soit au sein d’un magazine ou au sommaire d’un recueil ou d’une anthologie. De même, rares sont ceux ayant fait l’objet d’une révision de traduction. À vrai dire, la véritable plus-value se trouve dans le paratexte où la nouvelle/novella et son sujet bénéficient d’une contextualisation et d’une mise en perspective en règle générale passionnantes.

Avec le présent article, le blog yossarian reprend une recension inachevée des titres de la collection dyschroniques, toujours dans le plus grand désordre, mais avec la ferme intention de mener l’exercice jusqu’à son terme. Croisons les doigts.

Paru en 1953, Le peuple du grand Chariot accuse son âge. Court texte de facture classique, comme il s’en faisant à l’époque, la présente nouvelle est l’œuvre d’un auteur peu publié dans l’Hexagone. Gresham est sans doute plus connu pour Nightmare Alley (longtemps titré Le Charlatan dans une précédente traduction), roman noir adapté au moins deux fois au cinéma, et dont on peut relever la parenté avec Le peuple du grand chariot puisqu’il s’enracine dans le milieu des forains et des populations nomades. Dans une veine post-apo, l’auteur reprend ici le motif de l’éternel recommencement, évoquant la faculté des Roms à survivre et à s’adapter aux circonstances. Avec ce récit de facture simple, Gresham propose ainsi de dépasser les préjugés afin de promouvoir la résilience et la survie.

Options de John Varley s’inscrit à la suite du mouvement de libération des mœurs initié dans les années 1960. Comme à son habitude, chez Varley, on change de sexe comme de chemise, en particulier dans la série « Les Huit Mondes ». Dans cette nouvelle, il se penche sur les débuts de cette révolution du genre, nous faisant épouser le point de vue de Cléo, une mère tentée par le changement de sexe et les perspectives offertes par ce bouleversement génétique. Sans malice mais non humour, l’auteur traite de transsexualité, mais aussi de la part de l’inné et de l’acquis dans la définition du genre. Il aborde également le sujet du rôle de la femme et de l’homme dans l’équilibre familial, non sans écorner quelques représentations puritaines. À bien des égards, Options est un texte stimulant et malin qui, à défaut de botter en touche sur un sujet de société plus que jamais actuel, remet en question de manière salutaire quelques préjugés toxiques.

Le peuple du grand Chariot (The Star Gypsies, 1953) – William Lindsay Gresham – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2021 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par inconnu)

Options (Options, 1979) – John Varley – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2023 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Dominique Bellec)

A voté a fait l’objet de pas moins de quatre traductions différentes dans nos contrées, son titre évoluant de Droit électoral à A voté, en passant par Devoir civique et Le Votant. Comme souvent chez Asimov, la nouvelle repose sur une seule idée dont l’auteur tire le maximum en peu de place, ici une quarantaine de pages. Comme d’habitude, le style est juste fonctionnel, sans attrait et sans éclat, si ce n’est une touche ironique à la toute fin. Seule l’idée et son développement logique intéressent en effet Asimov. Il imagine ici le stade ultime de la démocratie représentative, le corps électoral tout entier reposant désormais sur un seul électeur, incarnant l’échantillon le plus représentatif de l’électorat américain. Les statistiques, les projections et la modélisation règnent ainsi en maître, éliminant tout élément de surprise mais aussi la responsabilité individuelle.

En dépit de son âge, Le Temps d’un souffle, je m’attarde conserve toute sa puissance d’évocation. Voici le meilleur texte de cette recension. Assertion non négociable. Longtemps après la disparition de l’homme, les machines règnent sur la Terre, se reproduisant et se conformant à leur programmation dans l’attente de son retour. Si l’homme n’est plus là pour résoudre les conflits générés par les bogues, fort heureusement ces dysfonctionnements n’ont pas remis en cause jusque-là les routines bien établies. Gel administre l’hémisphère Nord, déployant ses assistants mécaniques sur toute la surface de son domaine pour appliquer le programme fixé par son maître, Solcom. Gel accomplit ainsi sa besogne depuis des milliers d’années, animé par une force impérieuse le poussant à fonctionner au maximum de ses capacités. Mais Gel dispose aussi de temps libre qu’il consacre à l’homme. Avec Le Temps d’un souffle, je m’attarde, on touche à cette qualité essentielle de la Science Fiction : réconcilier l’intellect et l’émotion. En mettant la logique algorithmique d’une I.A. À l’épreuve de la sensibilité humaine, Roger Zelazny bâtit un récit tout entier centré autour de la question de la définition de l’homme. Qu’est-ce qui distingue en effet un homme d’une intelligence suffisamment évoluée pour l’imiter et interagir de la même manière avec le monde ? La nouvelle fait office de miroir, proposant habilement une image inversée du créateur au travers de ses créatures, en usant d’une prose poétique et immersive admirable.

A voté (Franchise, 1955) – Isaac Asimov – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2016 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par Denise Hersant)

Le Temps d’un souffle, je m’attarde (For a Breath, I Tarry, 1966) – Roger Zelazny – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2022 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean Bailhache, revue par Dominique Bellec)

Dyschroniques (1)

Dyschroniques (2)

Les Retombées

L’héritage de Molly Southbourne

L’héritage de Molly Southbourne est l’ultime opus d’une série ayant essaimé une paranoïa latente l’espace de trois épisodes aussi sanglants que dérangeants. On renverra les éventuels curieux aux notules de Les Meurtres de Molly Southbourne et de La Survie de Molly Southbourne, histoire de leur rafraîchir la mémoire. On leur conseillera également de lire cette série depuis le début. Pour les autres, plongeons-nous directement au cœur de l’action.

Déterminée à profiter de son libre-arbitre jusqu’au bout, Molly Southbourne a désormais une famille. Elle vit dans la campagne anglaise, en marge d’un petit village paisible, en compagnie de Molina, Moya et Mollyann, ses sœurs de sang. Bref, d’autres mollies, pas trop amochées, avec lesquelles elle a noué une relation de confiance, voire une forme de complicité. Ce fait a toutes les apparences de la gageure, tant reste puissant l’atavisme biologique meurtrier animant les créatures issues de la souche mère. Évidemment, elle a bien retenu aussi l’adage : pour vivre heureux, vivons caché. Elle a bien raison de procéder ainsi d’ailleurs car le passé n’est pas complètement mort, même si les heures les plus sombres de la Guerre froide semblent désormais révolues. Les derniers combattants du conflit secret et caché ayant présidé à sa naissance affûtent en effet leurs armes, préparant un baroud d’honneur mêlant calcul politique et vengeance. Une ultime bataille que Molly n’a pas l’intention de perdre.

Sur ce blog, on avait beaucoup aimé le premier volet des aventures de Molly, mélange habile de body horror et de techno-thiller. On avait apprécié aussi sa suite, tout en pointant le changement d’ambiance et de direction impulsé par l’auteur. Avec L’héritage de Molly Southbourne, rien de neuf sous le soleil. Tade Thompson continue à dérouler le fil d’un récit, élucidant jusqu’au moindre angle mort de l’histoire de Molly. Mais, il le fait d’une manière ne ménageant guère le suspense et surtout un climax que l’on aurait apprécié plus tragique, ou du moins plus ambigu. À la place, on doit donc se contenter d’un récit éclaté, où l’on cherche un peu désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Pas facile, tant les différents personnages paraissent interchangeables, limités dans leur progression personnelle et dans leurs choix.

Si L’héritage de Molly Southbourne apporte une conclusion somme toute définitive aux aventures de Molly, on ne peut toutefois s’empêcher de regretter l’atmosphère lourde et malsaine du premier opus. Un vrai souffle de nouveauté, à l’époque, qui a fini par s’éventer, à force de ressassements et de rebondissements. Il était temps que cela s’achève.

L’héritage de Molly Southbourne (The Legacy of Molly Southbourne, 2022) – Tade Thompson – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », novembre 2022 (novella traduite de l’anglais par Jean-Daniel Brèque)

L’enfant de cristal

Après Les Mémoires d’Elisabeth Frankenstein, voici le plus récent roman de Theodore Roszak. Réflexion sur la vie, la science et les mythes, L’enfant de cristal est-il en mesure de faire jeu égal avec son best-seller Flicker ?

Aaron Lacey est un jeune garçon. Jeune n’est cependant par le terme qui vient à l’esprit lorsqu’on l’observe. Petit, voûté, la vue faible, le crâne chauve, Aaron offre tous les signes de la vieillesse alors que son acte de naissance témoigne de neuf années d’existence. L’enfant est en fait atteint de cette terrible maladie génétique que l’on nomme la progéria. L’organisme d’Aaron est ainsi acculé à un vieillissement accéléré. Le temps s’est – semble-t-il – définitivement emballé pour lui, l’emportant inexorablement vers une mort prématurée, car il n’existe pas de remède connu.
Lorsque ses parents le confient au Docteur Julia Stein, la brillante gérontologue ne pense pas pouvoir lui offrir davantage qu’un bref répit. Pourtant, la scientifique ne se décourage pas. Elle multiplie les traitements et ne délaisse aucune piste, mêmes les plus hétérodoxes. Régime hypocalorique, cocktails médicamenteux et hormonaux, stimulation par les jeux vidéos, tout est bon afin de redonner à Aaron l’envie de vivre, au moins jusqu’au terme de son existence. Bientôt une relation d’amitié se noue entre le médecin et son patient car l’enfant est particulièrement attachant et intelligent. Et puis, miracle ! Après un coma alarmant, Aaron revient à la vie. Les traces de sénescence s’effacent peu-à-peu et il entame un processus de métamorphose qui suscite incompréhension et convoitise.

Une fois passé l’étonnement de la rémission d’Aaron, la seule explication que nous aurons sur ce miracle étant qu’Aaron « n’est pas retourné en arrière, il a continué d’avancer », commence alors une histoire d’amour entre l’enfant et son médecin. Un amour évidemment contre tous les codes moraux. Mais Aaron est-il encore un enfant ? Son corps est devenu une chrysalide fascinante qui exsude littéralement l’amour par tous les pores. Eros plus fort que Thanatos ? Pas si simple puisque la passion qu’il inspire et l’assouvissement sexuel qu’il laisse espérer, il ne l’éprouve pas lui-même. « Dire que la vie, c’est le sexe, c’est vraiment marcher à reculons. Le sexe permet de continuer à fabriquer de nouveaux corps. Mais ce n’est pas pour ça que les gens vivent. Le sexe est ce que les gens ont à la place de l’immortalité. » Quant au tabou moral qui pèse sur les relations sexuelles entre enfant et adulte, il ne le comprend pas davantage. Aaron serait-il devenu le puer aeternus, un mythe ancien réincarné, comme finit par le deviner Julia ?

Julia est donc condamnée à une peine de prison qu’elle purge comme une paria, mise au ban de l’ensemble de la société, y compris par les détenues avec lesquelles elle partage sa peine. Séparée de son mari, bannie de sa profession, elle rejoint Aaron à sa libération, dans la retraite où il vit caché. Et, le récit bifurque une nouvelle direction, se fixant au Mexique dans l’opulente et extravagante villa de Peter DeLeon, gourou mégalomane et inquiétant, promettant la jeunesse éternelle par le sexe. La petite mort plantureuse plutôt que la grande mort squelettique. Aaron devient aussitôt l’enjeu d’une lutte entre deux forces antagonistes souhaitant tirer profit de lui. Et pendant que les corps s’ébattent, que les personnalités se jaugent et s’affrontent, les symboles resurgissent.
L’enfant de cristal est donc un roman au cheminement inattendu. On y retrouve les thèmes habituels de l’auteur, sa grande érudition et son attachement à l’humain. Mais, les thématiques classiques de la SF que sont l’immortalité et le plus qu’humain, ne servent finalement que de prétextes, Roszak préférant orienter son propos dans une toute autre direction. Et, peu-à-peu, le thriller laisse la place à une réflexion sur la vie, perçue au travers du regard de la science, mais également des mythes.

L’enfant de cristal – Une histoire de la vie enfouie (The Crystal Child, 2007) – Theodore Roszak – Réédition Le Livre de poche, 2010 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Édith Ochs)

The Nice House on the Lake

Simples amis, vagues connaissances ou couples, ils se sont croisés à l’occasion de ces soirées alcoolisées où l’on refait le monde ou pendant leurs études au lycée et à l’université. Comique, comptable, pianiste, médecin, consultante, scientifique, acupuncteur, reporter, autrice ou artiste, leurs traits de caractère, leurs passions, leur activités professionnelles les distinguent les uns des autres, rendant improbable leur réunion présente. Et pourtant, ils sont bien tous là, au bord d’un lac, dans une superbe maison moderne dotée d’un confort irréel tant il allie la perfection technologique et esthétique, une maison apte à satisfaire tous leurs désirs et besoins. Une prison dorée où ils se retrouvent confinés, à l’abri de la fin du monde.

La faute à qui ? Face au stress, aux multiples interrogations qui les assaillent, comment ne pas perdre ses nerfs ? Comment ne pas succomber à la colère, à l’incompréhension, au désespoir, voire à la folie ? D’autant plus aisément que l’hôte des lieux semble avoir tout prévu. Walter, l’ami commun, le trait d’union à toutes ces individualités. Walter le secret, le mystérieux, l’excessif, l’exclusif, le séducteur, le machiavélique, l’inquiétant… Celui dont on se méfie mais que l’on ne parvient pas vraiment à haïr. Celui qui a toujours un coup d’avance, qui reste à l’écoute d’autrui mais qui sait se faire oublier des années durant. Celui à qui on se confie, avec lequel on complote les mauvais coups, mais que l’on ne parvient pas à cerner. Qui est-il vraiment ? Est-il d’ailleurs seulement humain ?

Je vais finir par croire que James Tynion IV est la nouvelle coqueluche de l’édition indépendante outre-Atlantique. Avec Alvaro Martinez Bueno aux pinceaux et Jordie Bellaire pour les couleurs, ils nous livre une nouvelle fois un récit fascinant, flirtant avec la Science fiction et le Fantastique. Un huis-clos paranoïaque où se joue l’avenir de l’humanité. Rien de moins. Dans The Nice House on the Lake, il adopte le point de vue de dix personnages qui se racontent et dévoilent progressivement leur rencontre et leur relation avec Walter, le vieil ami bienveillant, dont les marottes un tantinet étranges ne les ont pas empêcher de répondre à son appel. À vrai dire, ils prennent peu à peu conscience qu’ils ne le connaissent pas du tout, le bougre se révélant plus une énigme dont il convient de trouver les clés pour se libérer, échapper à son emprise et peut-être ainsi renouer avec l’ordinaire de leur existence.

La question se pose en effet d’emblée lorsque le week-end de rêve qu’ils projetaient de passer se mue en réclusion forcée, à l’abri du cataclysme qui frappe le monde et auquel ils assistent en spectateurs, conscients de leur chance et incertains de leur devenir. Avec d’autant plus d’acuité qu’ils restent tributaires de l’aide de Walter pour survivre. Ils apprennent ainsi à vivre ensemble, à se supporter, tout en explorant les environs de la maison. Un paysage naturel époustouflant, étrangement déserté par la faune sauvage, mammifères et autres volatiles, recelant en son sein d’autres mystères, notamment de singulières sculptures abstraites.

Avec sa narration maline, distillant l’information à grands renforts de flash-back, ses emprunts à l’univers graphique et aux codes de l’Internet, des réseaux sociaux et des messageries téléphoniques, The Nice House on the Lake tisse une atmosphère addictive où dessin comme découpage contribuent à l’immersion et au trouble suscité par le huis-clos. James Tynion IV joue avec les codes du thriller, déjouant les poncifs inhérents à cet exercice. Il nous ballade entre deux cliffhangers, nourrissant le suspense grâce à un savant dosage de révélations dans un décor enchanteur mais truqué.

Décliné en deux tomes courant sur plus de 350 pages, The Nice House on the Lake tient donc toutes les promesses esquissées par un synopsis sous-tendu par l’angoisse et le frisson science-fictif. A suivre avec un second cycle.

The Nice House on the Lake – James Tynion IV & Alvaro Martinez Bueno – Urban Comics, février-mars 2023 (bande dessinée, deux tomes, traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

La Montagne aux Licornes

Propriétaire d’un ranch dans les montagnes du Colorado, Libby Quarrels y élève bovins et chevaux avec l’aide de Sam Coldpony, un indien ute muache. Une situation à laquelle elle ne renoncerait pour rien au monde. Le plein air, la tranquillité, un mode de vie au plus près de la nature, loin de l’agitation des années 80 et surtout de son ex-mari, un cowboy plus prompt à la bagatelle que de la détente, satisfont amplement le désir d’émancipation de la quadragénaire que rien ne semble effrayer, ni l’âpreté de la vie solitaire, ni la perspective des fins de mois difficiles. Pour tout dire, elle trouve encore matière à s’émerveiller, notamment lorsque sur les hauteurs du ranch apparaissent des licornes. Hélas, les créatures semblent frappées d’un mal incurable. Pas de quoi lui faire oublier la maladie qui lamine inexorablement le système immunitaire de Bo Gavin, le cousin de son ex, qu’elle a bien voulu héberger par altruisme, le temps de son agonie. Mais, peut-être ces deux maux peuvent-ils faire émerger un plus grand bien. Qui sait ?

Guère publié dans nos contrées, Michael Bishop est pourtant connu outre-Atlantique pour ses nombreuses nouvelles et quelques romans oscillant entre SF, fantasy, fantastique et littérature générale. No Enemy but Time n’ayant jamais été traduit dans l’Hexagone, en dépit du prix Nebula, Les Moutons électriques ont opté pour le présent roman, lauréat du prix Mythopoeic, pour lui redonner sa chance.

À bien des égards, La Montagne aux Licornes est un paradoxe confinant à un tour de force puisqu’il associe l’une des créatures de fantasy les plus mièvres, surtout depuis qu’elle est devenue l’incarnation la plus célèbre de l’esprit girly, à un propos plus tragique, celui du fléau du SIDA. Quoi de plus étrange en effet que ces licornes venues troubler le quotidien rugueux d’un ranch où prévalent des valeurs plus terre-à-terre, où la moindre singularité est regardée avec méfiance, voire comme une atteinte à l’identité profonde de l’Amérique. Le défi confine à la gageure et pourtant Michael Bishop s’en sort avec brio, mêlant avec une grande pudeur des ressorts qui auraient pu faire craindre le mélo pesant.

Ne lésinons pas sur les mots, La Montagne aux Licornes est un roman formidable dont le propos généreux oscille constamment entre réalisme, magie, tragédie et un humour parfois vachard qui fait office de catharsis face au puritanisme ambiant, aux préjugés et à l’intolérance dont sont victimes les malades du SIDA durant les années 80. En liant les histoires de Libby, de Sam Coldpony et de Bo, l’auteur semble faire œuvre de littérature générale, optant pour un réalisme social d’où ressortent les portraits de personnages aux existences bancales, marqués par la déveine, les mauvais choix et la résignation. Leurs interactions impulsent pourtant au récit un regain de vie où la drôlerie, les aspects absurdes de l’existence se conjuguent à la dimension plus délétère de la maladie, de l’exclusion et de la mort.

Et les licornes dans tout ça nous demandera-t-on ? Loin d’être superflues, d’être ravalées à un arrière-plan décoratif, elles agissent finalement comme un révélateur, un argument narratif propice à un pas de côté salutaire, comme une porte ouverte vers un ailleurs plus supportable. Leur association plus récente au mouvement LGBT ajoute au récit une dimension symbolique que n’avait sans doute pas prévu l’auteur, mais qui fait désormais sens.

Même si La Montagne aux Licornes mérite toute notre attention, pas sûr hélas que ce roman ne contribue à redonner à Michael Bishop une audience suffisante pour le sortir de la réclusion dont il pâtit dans nos contrés. On se contentera donc de relire le fameux Requiem pour Philip K. Dick ou la formidable nouvelle « Apartheid, Supercordes et Mordecai Thubana » au sommaire du recueil Les Continents perdus.

La Montagne aux Licornes (Unicorn Mountain, 1988) – Michael Bishop – Les Moutons électriques, collection « Le Bateau-feu », 2017 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Patrick Marcel)

J’ai 10 ans.

Une décennie, c’est déjà mieux qu’un lustre me disait un pote qui n’est pas une lumière, j’en conviens. Aussi, avant que ce blog ne devienne vicennal, sacrifions aux vicissitudes des remerciements.

Pour commencer, je remercie mes parents, jeune couple qui aura connu l’émerveillement de mai 1968 avant de plonger dans la train-train conjugal, routine qui aboutira à ma naissance. Je leur dois tout : quelques gamètes et surtout une éducation ayant fait de moi un adulte fringuant, le poil long et la langue bien pendue. Merci beaucoup !

Merci aussi à l’éducation nationale qui m’a donné les rudiments pour lire, écrire, compter, raisonner et échapper ainsi aux faiseurs qui composent l’ordinaire de la société. Accessoirement, l’Institution est devenue mon employeur. A l’époque, avant que le choc d’attractivité et la culture de la performance ne l’euthanasient, on appelait cela la vocation. Merci beaucoup !

Merci également au Cafard cosmique, ce repaire de connards élitistes qui, à l’aube du web 2.0, m’a pour ainsi dire poussé vers la catharsis livresque, me confortant dans l’écriture de chroniques, pratique guère raisonnable, mais beaucoup plus que de participer à une méditation organisée par le gourou Bernard Werber. Merci beaucoup à eux !

Merci enfin aux très nombreux soutiens de ce blog dont les commentaires et les likes enfiévrés contribuent à animer la bande passante, réactivant à chaque mise en ligne d’un nouvel article la célèbre maxime de Didier Descartes : je follow donc je suis. C’est à eux que je laisse la parole.

En attendant, plongeons dans les entrailles de ce blog pour y repêcher quelques vieilleries de l’année 2016-2017 (cliquez sur les titres dans les imagettes). La retraite est loin Callaghan ! Comme l’horizon, elle recule au fur et à mesure que tu avances en âge. C’est la magie du capitalisme.

Un gars et son chien à la fin du monde

Les prophètes de mauvais augure l’ont prédite mille fois mais ne l’ont pas vue arriver, la fin du monde. Ni dans un grand boum ni dans un murmure, elle a surgi sous la forme d’un effacement progressif, une attrition irrémédiable après que l’humanité ait perdu sa fertilité. Surnommé la Castration, l’événement a provoqué le désespoir parmi une population vieillissante, réduite peu-à-peu à la portion congrue, à quelques rares exceptions près. Gritz vit une centaine d’années après la fin du monde. Avec ses proches et ses deux chiens, il habite une ferme située sur une des Hébrides extérieures, avec comme seuls voisins, une famille sur l’île d’à côté. Quant au reste de la population, il subsiste dans cette photo récupérée dans une maison abandonnée à laquelle Gritz adresse ses mots, bâtissant le récit de son périple sur la terre ferme, parmi les ruines du monde d’avant. Jusqu’à l’arrivée de Brand, Gritz a vécu une existence heureuse, endeuillée hélas par la disparition prématurée de sa sœur Joy. La venue du voyageur vient remettre en question la routine de son quotidien. Après avoir drogué sa famille, ce menteur et ce voleur s’empare de l’un de ses chiens. A posteriori, le fait réveille encore sa colère, lui faisant regretter en même temps l’envie d’en découdre qui l’a saisie à ce moment là, le poussant à embarquer à sa poursuite. Mais, personne ne connaît la fin de sa propre histoire, à part la toute fin, quand on meurt.

Un Gars et son chien à la fin du monde est le genre de roman qui vous happe sans coup férir, en dépit de la simplicité de l’intrigue. Éminemment sans prétention, il émane pourtant de cette histoire une sincérité et une force vitale qui la rend aussitôt attachante. C. A. Fletcher n’est pas vraiment un novice dans l’écriture. Scénariste pour le cinéma et la télévision, il est également romancier, auteur de la trilogie d’Urban Fantasy «  Stoneheart  » pour ne citer que cette série destinée à la jeunesse. L’auteur aborde avec ce roman plus récent le registre post-apocalyptique, donnant la parole à un adolescent dont l’humanité lumineuse est révélée progressivement pendant le récit qu’il brosse de son voyage.

Avec ses multiples péripéties, son narrateur au phrasé très oral, le périple de Gritz a tout du récit d’apprentissage, rappelant l’ordinaire du roman pour la jeunesse. L’adolescent traverse ainsi les vestiges de cités retournées à la poussière et aux ronces, brave une nature guère propice à la contemplation, jouant à la fois de chance et de malchance. Il affronte la mer, naviguant des Hébrides au Pays de Galles, avant d’accoster à Blackpool pour rallier l’Est de l’Angleterre. Dans son cheminement, il rencontre enfin d’autres survivants, se frottant au meilleur et au pire de l’humanité. Bref, il se forge le caractère et apprend beaucoup sur lui-même et sur autrui des épreuves qu’il endure. Certes, si on n’échappe pas à la caricature et à quelques facilités, C. A. Fletcher a suffisamment de métier pour faire passer la pilule. Il distille les révélations, ménageant les coups de théâtre aux moments appropriés, histoire de surprendre le lecteur et de relancer son intérêt. Avec Gritz, il dresse surtout un portrait d’une force incroyable. L’adolescent porte littéralement le récit sur ses épaules par l’abnégation inlassable dont il fait montre, la force de son caractère et son humanisme, impulsant un optimisme rafraîchissant à un contexte et un décor sans doute plus propice à la dépression ou à la catharsis.

Un Gars et son chien à la fin du monde est donc un chouette roman qui a du chien, mais aussi un peu d’humain. Ainsi finit le monde  ? Non, il ne fait que commencer.

Un Gars et son chien à la fin du monde – C. A. Fletcher – J’ai lu, coll. «  Nouveaux Millénaires  », juin 2020 (roman traduit de l’anglais par Pierre-Paul Durastanti)