Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fuit les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, prenant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne  ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand  ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit, ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique.

Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais, est-ce suffisant  ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle donc une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Borne – Jeff VanderMeer – Au Diable Vauvert, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

The Nice House on the Lake

Simples amis, vagues connaissances ou couples, ils se sont croisés à l’occasion de ces soirées alcoolisées où l’on refait le monde ou pendant leurs études au lycée et à l’université. Comique, comptable, pianiste, médecin, consultante, scientifique, acupuncteur, reporter, autrice ou artiste, leurs traits de caractère, leurs passions, leur activités professionnelles les distinguent les uns des autres, rendant improbable leur réunion présente. Et pourtant, ils sont bien tous là, au bord d’un lac, dans une superbe maison moderne dotée d’un confort irréel tant il allie la perfection technologique et esthétique, une maison apte à satisfaire tous leurs désirs et besoins. Une prison dorée où ils se retrouvent confinés, à l’abri de la fin du monde.

La faute à qui ? Face au stress, aux multiples interrogations qui les assaillent, comment ne pas perdre ses nerfs ? Comment ne pas succomber à la colère, à l’incompréhension, au désespoir, voire à la folie ? D’autant plus aisément que l’hôte des lieux semble avoir tout prévu. Walter, l’ami commun, le trait d’union à toutes ces individualités. Walter le secret, le mystérieux, l’excessif, l’exclusif, le séducteur, le machiavélique, l’inquiétant… Celui dont on se méfie mais que l’on ne parvient pas vraiment à haïr. Celui qui a toujours un coup d’avance, qui reste à l’écoute d’autrui mais qui sait se faire oublier des années durant. Celui à qui on se confie, avec lequel on complote les mauvais coups, mais que l’on ne parvient pas à cerner. Qui est-il vraiment ? Est-il d’ailleurs seulement humain ?

Je vais finir par croire que James Tynion IV est la nouvelle coqueluche de l’édition indépendante outre-Atlantique. Avec Alvaro Martinez Bueno aux pinceaux et Jordie Bellaire pour les couleurs, ils nous livre une nouvelle fois un récit fascinant, flirtant avec la Science fiction et le Fantastique. Un huis-clos paranoïaque où se joue l’avenir de l’humanité. Rien de moins. Dans The Nice House on the Lake, il adopte le point de vue de dix personnages qui se racontent et dévoilent progressivement leur rencontre et leur relation avec Walter, le vieil ami bienveillant, dont les marottes un tantinet étranges ne les ont pas empêcher de répondre à son appel. À vrai dire, ils prennent peu à peu conscience qu’ils ne le connaissent pas du tout, le bougre se révélant plus une énigme dont il convient de trouver les clés pour se libérer, échapper à son emprise et peut-être ainsi renouer avec l’ordinaire de leur existence.

La question se pose en effet d’emblée lorsque le week-end de rêve qu’ils projetaient de passer se mue en réclusion forcée, à l’abri du cataclysme qui frappe le monde et auquel ils assistent en spectateurs, conscients de leur chance et incertains de leur devenir. Avec d’autant plus d’acuité qu’ils restent tributaires de l’aide de Walter pour survivre. Ils apprennent ainsi à vivre ensemble, à se supporter, tout en explorant les environs de la maison. Un paysage naturel époustouflant, étrangement déserté par la faune sauvage, mammifères et autres volatiles, recelant en son sein d’autres mystères, notamment de singulières sculptures abstraites.

Avec sa narration maline, distillant l’information à grands renforts de flash-back, ses emprunts à l’univers graphique et aux codes de l’Internet, des réseaux sociaux et des messageries téléphoniques, The Nice House on the Lake tisse une atmosphère addictive où dessin comme découpage contribuent à l’immersion et au trouble suscité par le huis-clos. James Tynion IV joue avec les codes du thriller, déjouant les poncifs inhérents à cet exercice. Il nous ballade entre deux cliffhangers, nourrissant le suspense grâce à un savant dosage de révélations dans un décor enchanteur mais truqué.

Décliné en deux tomes courant sur plus de 350 pages, The Nice House on the Lake tient donc toutes les promesses esquissées par un synopsis sous-tendu par l’angoisse et le frisson science-fictif. A suivre avec un second cycle.

The Nice House on the Lake – James Tynion IV & Alvaro Martinez Bueno – Urban Comics, février-mars 2023 (bande dessinée, deux tomes, traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

Léopard noir, Loup rouge

Connu dans nos contrées pour Brève histoire de sept Meurtres, roman noir ayant pour fil directeur la tentative d’assassinat de Bob Marley, Marlon James explore avec Léopard noir, Loup rouge un autre aspect des mauvais genres, à savoir ici la fantasy. Délaissant le légendaire blanc occidental, il opte pour celui de l’Afrique noire, lorgnant du côté des contes d’Anansi pour nous proposer un enchâssement de récits faisant sens au sein d’une geste épique centrée sur le personnage de Pisteur, un chasseur au flair irrésistible, doué pour trouver ce qui préférerait rester perdu.

Lorsque le roman commence, le bougre croupit dans les geôles d’un empire situé dans les territoires du Nord d’un continent inspiré des terres africaines. Soumis à l’interrogatoire du Grand Inquisiteur du royaume, il se raconte et nous raconte le parcours qui l’a conduit jusque-là, appliquant à la lettre le principe qui veut que l’on raconte des histoires pour vivre. Mais, en parfait narrateur non fiable, ses mots dessinent une géographie incertaine, frappée du sceau de l’affabulation et de l’extraordinaire. À moins que derrière cette prose inventive ne se cache une autre vérité ?

« L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. J’ai entendu dire qu’il y a dans le sud une reine qui tue l’homme qui lui apporte de mauvaises nouvelles. Alors quand j’annonce la mort du petit garçon, est-ce que je signe en même temps mon arrêt de mort ? La vérité dévore les mensonges tout comme les crocodiles dévorent la lune, et pourtant mon témoignage est le même aujourd’hui qu’il le sera demain. »

Ne tergiversons pas. Léopard noir, Loup rouge est un roman exigeant qui laissera sans doute pantois le lecteur accoutumé aux quêtes balisées et à un corpus mythologique plus européocentré. Pour peu qu’il lâche prise, il trouvera cependant dans l’imagination de Marlon James matière à dépaysement et émerveillement. La quête de Pisteur n’est pas en effet sans détour ni sans surprise. Le chasseur sait ménager le suspense, conjuguant un style parlé cru, celui d’une sorte de récitation orale, à de longues digressions descriptives qui forment autant de ramifications par rapport à l’intrigue principale. Si Léopard noir, Loup rouge était une essence végétale, il serait incontestablement un baobab plongeant profondément ses racines dans le terreau commun des contes africains et recelant en son sein un espace bien plus vaste que celui enfermé dans le creux de son écorce.

Au cours du périple de Pisteur, on rencontre ainsi de multiples personnages. Des sorcières enchanteresses, des enfants perdus, voués aux gémonies car maudits du fait de leur difformité congénitale. On côtoie des démons tapis dans les zones obscures du plafond des bâtiments, attirés par le sang et les sortilèges et auxquels il est presque impossible d’échapper sans coup férir. On croise aussi la route d’un géant mutique mais féroce au combat, d’un félin métamorphe bien peu digne de confiance, d’un buffle philosophe, de fantômes, de dieux et déesses, de sorciers-es, de guerriers et guerrières courageux-es et d’une multitude de roitelets entretenant le rêve d’un empire universel désormais révolu.

Marlon James ne nous épargne rien des complots, des trahisons et de la violence d’une Afrique fantasmée dont on parcourt les territoires, à la fois fasciné et effrayé. Car le monde de Pisteur n’a manifestement pas le caractère acidulé des contes de Walt Disney. Bien au contraire, il est à bien des égards inquiétant, frappé par l’ignominie des coutumes brutales, notamment la circoncision des garçons et l’excision des filles. Il s’accommode de l’allégeance fluctuante des mercenaires, de l’esclavage et des guerres d’extermination. Il recèle enfin des zones d’ombre propices à toutes les trahisons, ne laissant pas grand place à l’honneur. Rien de neuf sous le soleil, on nous dira. Pourtant, dans le fond comme dans la forme, on se trouve clairement en terre inconnue, s’accrochant aux bribes de ce l’on croit savoir ou reconnaître. La magie donne corps aux croyances de l’animisme, poussant les hommes à côtoyer esprits, démons, divinités et monstres, pour le meilleur comme pour le pire.

Léopard noir, Loup rouge est donc un roman d’avant l’Histoire, celle dans laquelle les civilisations de l’écrit ont contraint l’Afrique, niant son corpus oral et son légendaire fertile. Une fresque brutale et poignante renvoyant les Africains à leurs propres démons. On est maintenant curieux de lire Moon Witch Spider King, le deuxième opus d’une trilogie qui s’annonce à la fois originale, stimulante et ardue.

Léopard noir, Loup rouge (Black leopard, Red wolf, 2019) – Marlon James – Éditions Albin Michel, collection « Terres d’Amérique », septembre 2022 (roman traduit de l’anglais [Jamaïque] par Héloïse Esquié)

Jusque dans la terre

On ne fait pas secret sur ce blog d’un penchant coupable pour le fantastique, surtout lorsque le genre évite les sempiternels lieux communs que sont devenus les zombies, les vampires et autres créatures fantomatiques. La littérature de fantastique donne son meilleur lorsqu’elle s’aventure dans la zone interlope de l’intime et des frustrations, nourrissant les obsessions et flirtant avec la folie. Elle excelle dans le non-dit, voire dans l’indicible, mettant des mots sur les maux, sur les plaies du corps et de l’esprit. On aime qu’elle nous malmène, provoquant le malaise et nous expulsant de notre zone de confort. On apprécie aussi qu’elle suscite l’effroi, nous rappelant que le silence ou plus simplement l’absence sont sources d’une terreur bien plus prégnante que la simple vision de la monstruosité. On aime enfin, par dessus tout, qu’elle insuffle le doute pour mieux dénoncer la toxicité et la fausseté des rapports humains. Pour toutes ces raisons, Jusque dans la terre de Sue Rainsford mérite notre attention soutenue.

« Père a toujours été plus bestial que moi. Certaines nuits, il courbait son échine, il se mettait à quatre pattes, il abandonnait raison et langage, et il courait de par la forêt. Il revenait à l’aube, la gorge, la poitrine et le ventre rouges, entrait par la porte de derrière, se redressait et se relevait dans la cuisine. Les os qui craquent, les épaules qui se remettent en place, il disait : pourquoi tu ne viens jamais chasser avec moi, Ada ? Je riais et je répondais que j’avais mes propres loisirs. »

Avec ce premier roman, l’autrice irlandaise évoque avec un lyrisme vénéneux le conflit de loyauté qui tiraille une jeune fille jusque-là dévouée à son père. Ils vivent ensemble dans une maison isolée, avec comme seule voisinage la forêt. On comprend peu à peu que cette existence recluse est le résultat d’un choix. Ada et Père, on ne lui aucun autre nom, ne sont pas en effet humains. Ils partagent leur quotidien entre des tâches routinières, entièrement consacrées à l’entretien du terrain qui jouxte leur maison, et les soins qu’ils apportent aux villageois souffrants de passage. Une pseudo-médecine mystérieuse, sorte de chamanisme consistant à traquer le mal jusqu’aux tréfonds de la chair des patients. Ils les soignent avec le concours occultes des forces de la terre, une maîtresse insatiable, guère encline à la bienveillance, à la fois matrice et tombe.

Jouant sur les ressorts de l’ambiguïté, Sue Rainsford déroule un récit hanté par l’attente et l’insatisfaction des désirs. Ada connaît la passion et la soif d’émancipation qui agitent l’adolescence. Mais, son âge et son sexe ne sont qu’illusion. Créature étrangère et monstrueuse, elle est vouée à la solitude ou du moins à une existence solitaire aux côtés des siens. Une créature innocente, en construction, incapable de percevoir la complexité des sentiments humains, mais apte à se montrer possessive et à reproduire toute la perversion de ce trait de caractère.

Fable chthonienne envoûtante, Jusque dans la terre plonge ses racines dans le terreau fertile de superstitions antédiluviennes. Sue Rainsford n’oublie cependant pas de brosser le portrait puissant de deux marginaux, condamnés à la solitude et à rester sur leur garde pour échapper à un monde susceptible de les broyer à chaque instant.

Jusque dans la terre (Follow me to Ground, 2018 ) – Sue Rainsford – Éditions Aux forges de Vulcain, août 2022 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Francis Guévremont)

Mary Toft ou La Reine des lapins

Le petit village de Godalming peut s’enorgueillir de son calme. Un pasteur, un médecin, quelques fidèles et patients, on ne se bouscule pas vraiment aux portes de l’église ou du cabinet de John Howard, où les accouchements succèdent aux toux et autres maux nés des carences et infections courantes à cette époque. Et pourtant, c’est un cas très particulier, pour ne pas dire une situation extraordinaire, qui va contribuer à faire connaître le nom de la petite localité du Surrey jusque dans la capitale, dans l’entourage du fantasque roi Georges II, faisant la joie du graveur William Hogarth.

Dès son plus jeune âge, Zachary Walsh a manifesté un intérêt prononcé pour les secrets de l’anatomie, toutes ces choses qui palpitent, gargouillent, inspirent ou expirent, insufflant la vie à ce qui n’est finalement qu’une masse d’abats. Pour cette raison, il a été choisi par Howard pour devenir son apprenti, position qui lui vaut d’être aux premières loges du miracle de la reine des lapins, mal étrange et monstrueux faisant de Mary Toft, une simple paysanne, le réceptacle d’une nombreuse progéniture lapinesque, hélas vouée au démembrement lors de l’accouchement. De quoi attirer l’attention des plus éminents spécialistes en médecine et chirurgie de Londres.

Je ne connaissais pas vraiment Dexter Palmer, ayant vu passer d’un œil distrait son précédent roman Le Rêve du mouvement perpétuel, uchronie steampunk pourtant digne d’intérêt selon certaines éminences bien informées. Le synopsis de Mary Toft ou la Reine des lapins a toutefois immédiatement suscité toute mon attention. Il faut dire que l’ouvrage n’inspire pas l’indifférence, l’argument de départ se fondant sur l’incroyable histoire de Mary Toft. Le roman opte d’ailleurs pour un ton ironique et une narration que n’auraient pas désavoué Jonathan Swift ou Laurence Sterne. Bref, le présent récit se lit avec grand plaisir, d’autant plus qu’il conjugue la satire et l’intelligence du propos.

Le mystère des accouchements contre-nature de Mary Toft suscite d’abord l’effroi avant de nourrir la curiosité et l’ambition de plusieurs praticiens bien peu soucieux de la santé de leur patiente. Nombreux sont ceux à se bousculer au chevet de la parturiente, espérant tirer quelques profits de la situation ou arracher des anecdotes, histoire d’alimenter les rumeurs qui ne manquent pas de naître autour du phénomène. Au grand dam du pauvre John Howard et sous le regard candide de son apprenti Zachary, avec comme contrepoint les railleries de l’épouse du médecin, la seule à garder raison dans tout ce cirque, on suit les péripéties d’un récit moqueur, s’amusant de la duperie et de la faculté à s’illusionner de savants pourtant guidés par la raison, tout en appréciant également les circonvolutions d’une prose volontairement surannée. Mais, au-delà du simple pastiche, Dexter Palmer aborde avec une certaine acuité la fascination que provoque la monstruosité. Un phénomène se nourrissant de notre goût pour l’illusion et notre faiblesse coupable face à la manipulation et au mensonge. Une thématique somme toute encore très actuelle.

À l’heure des réseaux sociaux, des emballements médiatiques et de la dictature de l’émotion, pas sûr que toutes les leçons des satiristes aient été retenues. Plus que jamais la crédulité et la foi semblent en effet les valeurs les mieux partagées dans le monde, signe de l’échec non de la raison, mais de ceux qui devraient la transmettre dans l’intérêt de tous.

« Car ils n’ont que faire de la vérité. Leur veille est un geste de pure politique – une révolte contre l’élite intellectuelle de cette ville, doublée d’une tentative de s’emparer de ses positions. Ils visent à dépouiller de leur valeur vos beaux certificats, vos diplômes sur parchemins, vos années de formation… »

Mary Toft ou La Reine des lapins (Mary Toft or The Rabbit Queen, 2019) – Dexter Palmer – Editions Quai Voltaire, janvier 2022 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Anne-Sylvie Homassel

The Department of Truth 1 & 2

Fraîchement diplômé de Quantico, Cole Turner pensait tout connaître des communautés de l’alt-right dont la logorrhée complotiste contamine jusqu’aux recoins les plus secrets des réseaux de l’Internet. Il pensait avoir tout vu, tout entendu, tout analysé du sujet, au point d’exposer son expertise aux apprentis agents venus écouter ses cours dans les locaux de la célèbre agence gouvernementale. Du moins jusqu’à cette convention platiste. Venu au départ pour observer incognito les délires co(s)miques de ces doux dingues, il se retrouve mêlé aux agissements de deux milliardaires convaincus de pouvoir lui prouver que la rotondité du monde comme les premiers de l’homme sur la Lune ne sont que mensonges et manipulation de l’Etat. En leur compagnie et celle de leurs richissimes amis, il décolle dans un jet privé, direction le pôle où l’attend une bouleversante révélation. Et les balles de Ruby, agente spéciale du Département de la Vérité. De quoi suspendre définitivement son incrédulité au fil de sa découverte de l’histoire secrète du monde. Un changement de paradigme n’étant pas sans réveiller quelques échos intimes déplaisants dans sa mémoire.

La vérité et le mensonge appartiennent à notre réalité. Elles la nourrissent, lui conférant de la substance et contribuant au compromis collectif sur lequel se fondent certitudes et croyances. Mais surtout, elles lui fournissent un socle tangible sur lequel édifier durablement nos sociétés. La série écrite et dessinée par James Tynion IV et Martin Simmonds propose une remise en perspective vertigineuse de tout ce que nous croyions savoir sur la réalité. Série futée et diablement documentée, The Department of Truth imagine en effet que la réalité est tributaire du consensus collectif, tel qu’il est protégé par une officine secrète. Malléable, fluctuante, la réalité n’est finalement ainsi que la somme des croyances d’une majorité, définie comme Vérité jusqu’à preuve du contraire. Cette situation est cependant menacée par les agissements d’ennemis déterminés à imposer leur vue de l’esprit, notamment une mystérieuse femme habillée de rouge et une organisation appelée Black Hat. Évoluant en marge, ils manipulent la complosphère et ses relais médiatiques ou politiques, tentant de faire advenir à la réalité tout ce qui relève du fantasme, de la superstition et de la dinguerie, avec comme ultime objectif de faire du mensonge la nouvelle vérité.

En suivant Cole Turner, on se retrouve de l’autre côté du miroir, auscultant les angles morts de la réalité derrière le verre sans teint de l’histoire secrète. On l’accompagne dans sa découverte du combat mené par le Département de la Vérité contre les tulpas, ces formes de pensée issues des recoins les plus crapoteux des communautés complotistes, rendues suffisamment tangibles pour modifier la réalité. Reptiliens inquiétants, pédophiles satanistes mangeurs d’enfants, chemtrails toxiques et autres fictions sauvages, comme le Sasquatch américain, prennent ainsi corps, composant l’ordinaire d’agents chargés de les éliminer, de les traquer jusqu’aux tréfonds de l’inconscient pour en en faire disparaître toutes traces.

James Tynion IV dresse ainsi un panorama saisissant des théories du complot tout en démontant avec intelligence leurs ressorts. Dans ce voyage au pays des zinzins, le mensonge apparaît préférable à la vérité car il rassure et console, redonnant foi dans la réalité. Il ramène un semblant d’ordre dans un monde, un instant perturbé par une discordance. Dans ce monde, on veut croire qu’on nous cache tout. On veut croire que la vérité n’est qu’un mensonge mis en scène par des puissances occultes, La vérité est ailleurs affirmait Fox Mulder. La vérité, c’est le mensonge écrivait George Orwell dans 1984. Chez les complotistes, on est convaincu que le monde est dirigé par une cabale qui n’a de cesse de vouloir priver les citoyens de leurs libertés, à grand renfort d’injonctions écologiques, vaccinales, féministes et j’en passe. Au pays des zinzins, on cherche à réinformer, on combat le système qui cherche à nous grand remplacer, la pensée unique et le politiquement correct qui font que l’on ne peut plus rien dire. Dans le monde des zinzins, la foi fait raison.

La partie graphique de The Department of Truth est tout simplement hallucinante de justesse et de créativité, s’enrichissant de surcroît d’un lettrage soigné de Aditya Bidikar. Le trait nerveux aux couleurs vives saturées de Martin Simmonds convient en effet idéalement au propos de James Tynion IV, introduisant un dialogue stimulant entre le fond et la forme. De même, le découpage et le cadrage contribuent à entretenir la paranoïa latente en singeant la définition médiocre des webcams et des images vidéos dérobées. Simmonds ne recule devant aucune audace, alternant les ruptures de style ou les collages, raturant ses dessins ou laissant baver l’encre, sans hésiter à emprunter des codes et des images issues du complotisme. Et tout cela sans nuire aucunement à la compréhension d’une histoire mêlant l’intime et le collectif, l’Histoire et la fiction. On ne peut que saluer ce joli tour de force.

On ne le répétera jamais assez, The Department of Truth est malin, très malin, puisqu’il nous sonde jusque dans nos biais cognitifs les plus profonds, nous interpellant sur notre faculté à croire ou pas. Il nous interroge également sur notre capacité à douter, nous rappelant qu’à l’heure de l’Internet, des médias de masse, des fake news, des acteurs de crise et des vérités alternatives, appliquer le principe du rasoir d’Ockham relève d’un exercice de plus en plus difficile et périlleux.

The Department of Truth : Au bord du monde 1/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », janvier 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

The Department of Truth : La cité sur la colline 2/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », septembre 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

La Chanson d’Arbonne

Réédité dans une nouvelle et belle édition brochée, La Chanson d’Arbonne faisait partie des introuvables de Guy Gavriel Kay dans l’Hexagone, du moins si l’on ne souhaitait pas hypothéquer un rein pour l’acheter sur le marché de l’occasion.

Après s’être acquitté de sa dette envers Tolkien avec « La Tapisserie de Fionavar », et plus largement envers la high fantasy, l’auteur canadien peaufine avec La Chanson d’Arbonne une vision plus personnelle du genre, née de sa passion pour l’Histoire et pour la culture méditerranéenne. Ce roman fait en effet directement allusion au pays de langue d’Oc et plus particulièrement à la Provence médiévale. Kay y déploie toute son admiration pour le fin’amor, cet art de vivre et d’aimer porté par les troubadours et autres ménestrels. Il fantasme ainsi une terre imaginaire, l’Arbonne, aux vignobles ensoleillés, peuplée de seigneurs et poètes aussi redoutables avec les mots qu’avec leur épée, un pays de cocagne ceint de montagnes élevées, la protégeant des convoitises de ses voisins ombrageux, mais hélas pas des mauvaises rumeurs qui courent sur ses femmes. Dans son voisinage, l’austère royaume du Gorhaut se révèle au cœur de toutes les intrigues. Adorant le dieu mâle Corannos, son aristocratie voit d’un très mauvais œil cette riche contrée gouvernée par une femme et soumise aux caprices de la déesse Rian. Mais surtout, l’Arbonne suscite la haine du primat du clergé du Gorhaut, un homme ambitieux qui rêve de croisade et de châtiments sanglants afin d’éradiquer l’hérésie féminine qui y prévaut.

La Chanson d’Arbonne reconduit la plupart des thèmes effleurés dans Tigane, en poussant un peu plus loin la rupture avec la high fantasy. On y retrouve cette volonté de tolérance qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, manifestation morale qu’il ne faudrait pas confondre avec de la naïveté. Pour avoir beaucoup étudié l’Histoire, l’auteur canadien sait que l’être humain n’est pas naturellement bon. Si l’Arbonne doit beaucoup à la Provence, Cygne de Barbentain ou Ariane de Carenzu empruntent sans doute une grande partie de leurs traits à Marie de Champagne ou Aliénor d’Aquitaine. Quant au Gorhaut et à sa croisade, il s’inspire évidemment de l’expédition contre les Albigeois, décrétée par la papauté au XIIIe siècle. Néanmoins, il ne faudrait pas restreindre La Chanson d’Arbonne à un simple décalque de l’histoire de l’Occitanie médiévale. Bien au contraire, Guy Gavriel Kay utilise sa grande connaissance du sujet pour donner vie à la contrée et à ses habitants, jusque dans le moindre détail culturel ou politique. En la matière, il faut reconnaître qu’il se montre adroit pour échafauder complots et vengeance familiale, faisant monter la tension au fil d’une intrigue fort bien ficelée, où alternent discussions stratégiques et parties plus musicales ou sensuelles. Avare en magie, Kay préfère ici une fantasy teintée de réalisme, pour ainsi dire désabusée, ne retenant cependant pas sa plume lorsqu’il s’agit de se montrer plus épique.

Entre Tigane et Les Lions d’Al-Rassam, La Chanson d’Arbonne fait donc partie des textes les plus aboutis d’un auteur ayant depuis continué à étoffer son univers de fantasy historique du côté de Byzance, de l’Angleterre et de la Chine. Voici un roman à (re)découvrir, assurément.

La Chanson d’Arbonne (A Song for Arbonne, 1992) – Guy Gavriel Kay – Réédition L’Atalante, collection « La Dentelle du cygne », février 2019 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Hélène Rioux)

La Maison des Jeux

On nous cache tout, on nous dit rien, chantait l’autre sans savoir que l’assertion deviendrait le mantra des adeptes du complotisme, dépassant en cela les rêves les plus paranoïaques des faiseurs d’histoires secrètes et autres fictions romanesques. Après avoir découvert et apprécié Les Quinze Premières Vies d’Harry August qui voit le sens de l’Histoire ébranlé par les agissements des membres d’un club secret, Claire North se penche sur la nature humaine et sa propension à la grandeur comme à la bassesse. Humbles comme puissants, nul doute que personne ne ressorte indemne d’un jeu à somme nulle ne tolérant aucunement la demi-mesure.

Dans la Maison des Jeux, on ne prise guère en effet le hasard. Tout est stratégie, tout est mûrement calculé, pesé, évalué afin de n’offrir aucune faille à son adversaire. Dans la Maison des Jeux, les gains ne sont pas ceux guignés par le commun des mortels qui fréquente la Basse Loge, où l’on pratique les loisirs vulgaires en espèce sonnante et trébuchante. Pour les rares élus appelés à franchir le seuil de la Haute Loge, les enjeux sont d’une toute autre nature. La vie, la mémoire, l’identité, la liberté ou une existence entière de servitude. Rien de moins. Les joueurs font et défont ainsi les empires, chassent les rois ou ruinent les magnats, faisant du monde un vaste plateau de jeu et de son histoire le scénario d’une partie où l’un sera le vainqueur de l’autre. À leurs yeux, les pays sont des positions à tenir ou acquérir, l’économie leur fournissant les ressources de leur stratégie. Les êtres humains sont réduit à servir de pièces que l’on joue, déplace ou sacrifie dans un dessein qui les dépasse. Nulle idéologie ne guide leur mouvement, nulle éthique ou empathie. Juste la logique des règles et le vertige de la victoire.

Guidé par la voix off d’un narrateur omniscient, un procédé un tantinet déstabilisant au départ, entre les rivages de la Sérénissime en 1610 et le monde contemporain, en passant par les jungles de Thaïlande dans les années 1930, on suit l’itinéraire de plusieurs joueurs. D’abord Thene, jeune juive épousée pour sa fortune par un mari méprisant et médiocre. Effacée jusqu’à la négation de sa personnalité, elle devient faiseuse de roi dans la cité-État, usant de ses capacités remarquables pour déjouer tous les pronostics. On accompagne ensuite la fuite éperdue de Remy Burke, bien mal parti suite à un pari piégé contre un joueur bien plus retors et préparé que lui, dans une partie de cache-cache à l’échelle de la Thaïlande. Malmené et poussé à l’abîme, il se voit contraint à improviser constamment pour échapper à un adversaire déterminé à lui ravir le trésor de sa mémoire. On épouse enfin le combat d’Argent, joueur à la réputation très ancienne, ayant perdu jusqu’à son identité originelle, mais pourtant résolu à vaincre la maîtresse de la Maison des Jeux pour ainsi mettre un terme à ce qu’il considère être un viol de l’intégrité de l’Histoire et du libre-arbitre.

D’abord rebuté par le ton du narrateur, un point de vue extérieur qui interpelle et agace, on finit par succomber à la tension suscitée par les péripéties d’un récit décliné de main de maîtresse par une autrice inspirée. Trois volets où elle distille les informations et place ses pièces pour un affrontement final tenant toutes ses promesses, en dépit de la crainte d’une surenchère un peu vaine. Bien au contraire, Claire North ne laisse rien au hasard, déroulant son récit en un crescendo cinématographique qui ne demande désormais qu’une adaptation, tant le style visuel et le resserrement de l’intrigue s’y prêtent idéalement. Jouer ou être joué, Jouer et être déjoué, telle semble être la seule raison d’exister de joueurs en proie au fatalisme, celui de la logique du jeu. Et pendant que les gouvernements tombent, que les marchés s’écroulent, que les armées déciment les forces adverses, que les mafias, les services secrets et les forces spéciales rivalisent pour subvertir, retourner ou neutraliser les pièces de l’adversaire, le lecteur se laisse peu-à-peu envahir par la stupeur, dénombrant les pertes jusqu’à l’absurde et prenant conscience de l’horreur des destructions provoquées par des individus engagés dans un duel dépourvu d’empathie pour leurs victimes. Claire North porte un regard très noir sur l’être humain, lui déniant le libre-arbitre au profit d’un affrontement entre la logique et l’émotion, la raison et la pulsion. Pas sûr de souhaiter la victoire de l’une sur l’autre. Autant leur préférer le hasard tout simple et les aléas de l’imprévu.

« La Maison des Jeux » confirme donc le talent d’une autrice apte à dépouiller l’humanité de tous ses artifices idéologiques, philosophiques, économiques ou religieux, pour mieux faire émerger un récit sous-tendu par l’urgence, le suspense et un regard cruel sur le monde, heureusement pas complètement dépourvu de moments où s’exprime la fragilité humaine.

Pour prolonger la réflexion, un article très fouillé sur la trilogie ici.

La Maison des Jeux – 1. Le Serpent (The Serpent, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mars 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

La Maison des Jeux – 2. Le Voleur (The Thief, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », septembre 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

La Maison des Jeux – 3. Le Maître (The Master, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », janvier 2023 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

Héctor

Sous couvert de non fiction, entre réalité documentée et imaginaire, Histoire et récit, Héctor dresse le portrait multiple et dramatique d’un pays en proie au cauchemar dictatorial. Figure fantomatique et incarnée, à la fois absente et présente, Héctor Germán Oesterheld, aka le « Vieux », traverse les pages d’un ouvrage atypique et immersif, construit comme un jeu de piste flirtant avec le réel, le rêve et le récit.

Que sait-on exactement de Héctor Germán Oesterheld ? Bien peu connu dans nos contrées, ses scénarios ont pourtant marqué durablement la bande dessinée argentine, les écrits de l’auteur nourrissant notamment le dessin de Pratt et Breccia. Des récits d’aventures populaires, à destination d’une jeunesse avide de sensations. Mais surtout, on se souvient du bonhomme pour sa contribution à L’Éternaute dont les déclinaisons successives ont suscité un phénomène de résonance avec le contexte politique de son époque. Œuvre désormais culte, ce récit de Science fiction accompagne en effet l’engagement d’Oesterheld dans la résistance peroniste, processus qui le poussera à rejoindre la clandestinité avec ses quatre filles au sein des Montoneros, mouvement renié par Juan Perón lui-même et pourtant fidèle à sa mythologie foutraque mêlant nationalisme, bigoterie et socialisme. Un combat qui lui vaudra de passer par les centres d’interrogatoire de la junte militaire et de rejoindre pour son malheur la longue liste des desaparecidos.

« Mon nom est Juan Salvo, et depuis le début de mon voyage, je me suis croisé et reconnu un nombre incalculable de fois. Sous le nom de Juan Rico, je suis parti me battre sur la planète Klendathu contre un peuple d’aliens insectoïdes : ceux-ci ne s’appelaient pas Gurbos mais arachnides, et les extraterrestres qu’ils avaient réduits en esclavage, grands, fins et inquiétants, n’étaient pas des Mains mais des Décharnés. J’ai survécu au bombardement de Dresde sous le nom de Billy Pélerin, et été enfermé pour l’éternité dans le zoo humain de la planète Tralfamadore en compagnie de l’actrice de charme Montana Patachon. J’ai combattu éternellement les Taurans, sous le nom de William Mandella et sur la lune de Pluton que vous appelez Charon. »

Alternant passé et présent, mais aussi réel et fiction, Léo Henry nous entraîne sur les traces d’Oesterheld et de son œuvre, ne nous épargnant rien des détails de la Réorganisation nationale voulue par Videla et ses sbires. Un vaste processus de contre-guérilla, inspiré des méthodes de l’armée française lors de la Bataille d’Alger, dont le dessein consiste à traiter la population, y compris les indifférents, comme un ennemi global qu’il convient de terroriser et de subvertir. Il distille ainsi les informations sur Héctor, sa famille et le contexte politique de l’époque, mêlant les ressorts de L’Éternaute et du film poétique Invasión de Hugo Santiago aux faits historiques et générant en conséquence une mise en abîme passionnante. Le livre de Léo Henry se révèle ainsi multiple, offrant un point de vue collectif sur l’Argentine, Buenos Aires, Oesterheld et son œuvre. On flâne dans les quartiers de la cité du Rio de La Plata et les avenues de son doppelgänger cinématographique, Aquilea, où résonnent les échos du monde réel dans une version fantasmée inquiétante. L’immense capitale, de son hypercentre à ses banlieues arborées, offre son panorama en contrepoint à l’errance de L’Éternaute, naufragé du temps à son corps défendant. Elle apparaît comme le décor d’une horreur indicible, le reflet des méfaits de la dictature, de toutes les dictatures, dont les mots-écrans truqués suscitent davantage l’effroi que la description crue des tortures subies par les desaparecidos.

« clique, bande, gang, groupe de travail, suçoir, ratière, paquet, colis, subversif, marxiste-léniniste, apatride, rouge, matérialiste athée, ennemi des valeurs occidentales et chrétiennes, butin de guerre, puits, salle d’opération, cet enfer-là, capuche, cloison, cloisonner, aquarium, cambuse, Ministaff, niches, cellules, boîte à œufs, bloc opératoire, interroger, chanter, l’aiguillon, la machine, Caroline, la ponceuse, il nous a lâchés, remplir un bulletin, expédier un colis, transférer, ventiler, petite voiture, pentonaval, dormir au fond de l’océan. »

Sous la conduite des Eux, le menu fretin des Mains contribue ainsi à faire plier la population et à façonner la réalité à leur convenance, sous des cieux indifférents à leurs manigances criminelles. Dans leur Ford Falcon verte, ils sillonnent les rues de Buenos Aires, personnage à part entière du récit hybride de Léo Henry, enfournant dans le coffre de leur véhicule leurs victimes pour une destination inconnue. Entre voyage sur les lieux de mémoire, enquête, non fiction, récit romancé et digression introspective, l’auteur tente de mettre des mots sur ce qui demeure au-delà de tous les maux. Convoquant Borges (surtout son silence), Pratt, Ernesto Sábato et bien d’autres, il réaffirme ainsi la nécessité des histoires pour faire exister les faits, leur donner de la substance et pérenniser leur existence dans les mémoires. Il en floute le contour, les nimbant de rêve et d’imaginaire, afin de poursuivre son travail sur le continuum réunissant la réalité et la fiction. À n’en pas douter, une grande réussite !

« Il est très facile de se perdre dans le presque contraire. Le contraire de la vie, c’est la mort. Presque exactement son contraire, c’est la disparition. Le contraire de la parole, c’est le silence. Presque exactement son contraire, c’est le secret. Voilà, c’est là que je range le récit. Presque exactement à l’opposé du réel. »

Héctor – Léo Henry – Éditions Payot & Rivages, février 2023

L’Éternaute 1969

Commandé par la revue Gente, une nouvelle version de L’Éternaute paraît en 1969 dans les pages de l’hebdomadaire d’actualité. L’illustration du scénario remanié par son créateur Héctor Oesterheld est confiée à Alberto Breccia. De quoi rebuter les fans du dessin plus classique de Francisco Solano López et agacer un lectorat guère enclin à supporter les opinions péroniste du scénariste. Oesterheld a en effet grandement modifié l’histoire dessinée en 1957, y introduisant des allusions transparentes à la politique du général Onganía, à la tête de l’Argentine depuis le putsch de 1966. Volontiers critique, pour ne pas dire militant, le récit de Science-fiction se mue en attaque contre le dictateur, dénonçant les aspects les plus oppressifs du régime et appelant à la résistance. L’œuvre ne tarde pas à être la cible des récriminations de lecteurs se plaignant du graphisme illisible de Breccia, prétexte fallacieux pour masquer les véritables raisons de la réprobation dont fait l’objet la bande dessinée. D’aucuns se demandent d’ailleurs si certaines critiques n’ont pas été écrites par la direction du magazine pour saborder la série. Bref, l’histoire est abrégée en quelques chapitres au détriment de l’intrigue et les auteurs sont remerciés. Par la suite, Oesterheld disparaît pendant la Réorganisation nationale ordonnée en 1977 par Videla et ses sbires. Seule son épouse est épargnée.

Appelée L’Éternaute 1969, la présente bande dessinée a connu une précédente édition chez Les Humanoïdes associés en 1992. Cette réédition corrigée d’un bon nombre d’erreurs et d’omissions est l’objet de ma recension. Une seconde version basée sur l’édition argentine de 1982, assortie de surcroît d’une postface de Guillermo Saccomanno et Carlos Trillo. Mais, que raconte exactement L’Éternaute 1969 ?

Minuit, par un froid glacial, un scénariste de BD voit se matérialiser chez lui un visiteur mystérieux. C’est un éternaute, autrement dit un voyageur de l’éternité. Le bougre dit s’appeler Juan Salvo et il commence alors à lui raconter son histoire tragique. En un autre temps, il a connu une vie paisible à Buenos Aires avec sa femme et sa fille, retrouvant ses amis Favalli, Lucas-le-chauve et Polski pour jouer au truco, un jeu de cartes populaire en Argentine. Un jour, leur routine est perturbée par la chute d’une neige mortelle, prélude à une invasion extraterrestre. Face à l’apocalypse, il ne semble d’abord y avoir aucun salut. La radio ne diffuse plus que des parasites, les rues sont jonchées de cadavres, l’armée, la police et le gouvernement pointent aux abonnées absents. Mais, les amis ne tardent pas à s’organiser pour survivre. Ils fabriquent des scaphandres hermétiques pour pouvoir sortir, entreprennent de s’armer et de collecter des vivres pour tenir. Sage précaution car les prédateurs rôdent, prêts à tuer. La suite des événements les confronte à l’adversité et à la découverte de la vraie nature de l’invasion.

Publié à l’époque de la Guerre froide dans un contexte de dictature et de censure, L’Éternaute joue de l’argument science-fictif comme d’une métaphore. En dépit de leur hostilité et du caractère résolument étranger de leur apparence, les extraterrestres ne sont pas en effet les véritables envahisseurs. Ils ne sont qu’un cache-nez (pour se protéger de la neige, c’est pratique), les troupes d’une autre entité qui agit en sous-main avec la complicité des puissances étrangères, en particulier les États-Unis. L’Amérique latine apparaît ainsi comme la victime d’un jeu de dupes contre lequel il faut se prémunir en résistant. Si la première partie convainc sans peine, distillant la paranoïa et la peur, il n’en va hélas pas de même de la seconde où les survivants, essentiellement les hommes, sont embrigadés pour servir de supplétifs sacrifiables dans le conflit contre les forces extraterrestres. On sent bien que le travail d’Oesterheld a pâti des pressions de la revue Gente pour y mettre un terme prématuré.

Le graphisme de Breccia confère au texte une dimension expérimentale rompant avec les conventions traditionnelles de la bande dessinée. Pétri de contrastes violents, le trait du dessinateur joue sur le noir et blanc, mêlant le photo-réalisme à des impressions baveuses et des coups de crayons nerveux qui prolongent le malaise et l’immersion. On est ainsi malmené par les ellipses, en perte totale de repères à certains moments du récit, confronté à une menace extraterrestre que Breccia s’ingénie à rendre indicible et inquiétante, non sans une certaine réussite.

L’Éternaute 1969 n’usurpe donc pas sa réputation d’œuvre malaisante et viscérale. Chef-d’œuvre de la BD argentine, il donne un aperçu du climat politique dans ce pays à une époque périlleuse pour les militants de gauche, sans rien perdre de sa puissance d’évocation. Classique de la SF, on ne peut évidemment qu’en recommander la lecture, au moins en prélude au roman que Léo Henry consacre à son créateur : Héctor Germán Oesterheld.

Aparté 1 : En 1976, Oesterheld est revenu une troisième fois à L’Éternaute, impulsant une tournure encore plus radicale à son propos politique.

Aparté 2 : le curieux pourra mettre à profit cette découverte pour lire l’excellent roman de Guillermo Saccomanno 1977 consacré à la sinistre période de la Réorganisation nationale.

L’Éternaute 1969 – Héctor Oesterheld & Alberto Breccia – Réédition Rackam, 2010 (bande dessinée traduite de l’espagnol [Argentine] par Alejandra Carrasco Rahal)