Djinn City

Oubliez tout ce que vous croyez savoir  ! Le Big bang, le plan de Dieu, la théorie de l’évolution, le sens de l’Histoire, rien ne peut égaler la magie des Djinns. Depuis des éons, ils cohabitent avec les humains, colocataires encombrants et un brin ombrageux dont il convient de se méfier. On dit même qu’ils ont précédé l’aube de l’humanité, qu’ils sont à l’origine de bien des inventions et révolutions technologiques. Mais tant de choses ont été dites et écrites sur eux que la réalité a fini par se muer en contes et légendes. Après l’ultime bataille ayant mis fin à leur empire, ils ont choisi la discrétion, s’effaçant devant l’humanité conquérante et n’entretenant des relations avec elle que par l’intermédiaire de quelques clans triés sur le volet. Des intermédiaires, voire des ambassadeurs, dont ils ont favorisé la fortune et la réussite car rien n’est gratuit en ce bas monde. Ni la magie, ni la dignitas sur laquelle se fonde l’auctoritas des plus puissants Djinns et pas davantage la richesse vulgaire dont use l’engeance humaine pour asseoir sa puissance. En ce début de XXIe siècle, le statu quo semble pourtant sur le point de s’achever. Parmi les Djinns, les plus vindicatifs fourbissent leurs armes et affûtent leurs arguments juridiques, prêts à faire table rase des hommes, en commençant par la baie du Bengale.

Djinn City marque le retour de Saad Z. Hossain sous nos longitudes, après le fort drôle et désenchanté Bagdad, la grande évasion  ! Dans un registre semblable, sorte de fantastique oriental mâtiné d’une bonne dose de nonsense et d’ironie, l’auteur bengalis déroule un récit vigoureux et inventif, puisant son inspiration dans l’imaginaire musulman. À la manière d’un conteur des Milles et Une Nuits, Saad Z. Hossain passe avec aisance du passé mythique au présent le plus prosaïque, mêlant physique quantique et magie primordiale pour abuser de notre suspension d’incrédulité. Il décline ainsi une intrigue centrée sur trois personnages – un père, un fils et son cousin – poussés bien malgré eux en première ligne. Entre la capitale de l’empire des Djinns et la cité tentaculaire de Dacca, via les tréfonds vicieux d’une fosse à meurtre, on s’attache à déchiffrer progressivement les enjeux d’un conflit cosmique enraciné à une époque antédiluvienne, tout en s’amusant beaucoup du choc des civilisations et du ton pétillant de l’auteur bengalis. À bien des égards brillant et atypique, du moins aux yeux d’un lecteur n’étant pas familier de la culture islamique, le roman de Saad Z. Hossain s’achève toutefois sur la fâcheuse impression d’un dénouement un tantinet bâclé qui, à défaut de convaincre pleinement, laisse poindre un sentiment d’incomplétude. Mais, tout ceci appelle-t-il peut-être une suite  ? L’avenir nous dira.

En attendant une réponse plus sûre, Djinn City reste quand même un roman original, vif et divertissant, dont on peut louer les qualités et affirmer sans crainte qu’il ne suscite à aucun moment l’ennui.

Djinn City – Saad Z. Hossain – Agullo Fiction, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [Bangladesh] par Jean-François Le Ruyet)

Autochtones

Une ville, quelque part en Ukraine post-soviétique. L’incertitude règne en maîtresse sur des terres autrefois polonaises, austro-hongroises, soviétiques et désormais en proie au tourisme de masse, des hordes de Japonais rendant périlleuse la traversée du centre-ville. La Wehrmacht a sillonné les lieux jadis, raflant les Juifs pour les expédier vers leur destination finale, avant de succomber à son tour à la pression de l’armée rouge. De cette époque, la ville garde diverses traces, surtout dans les mémoires de vieux messieurs attachés à leurs secrets. Débarqué de Saint-Pétersbourg en qualité de journaliste enquêteur œuvrant dans le domaine de l’art, un inconnu se pique de curiosité pour un groupe de l’avant-garde artistique des années 1920 qui aurait donné une unique représentation à l’opéra du coin. Une œuvre intitulée La Mort de Pétrone, dont on raconte qu’elle aurait plongé le public dans la folie collective. Sauf qu’une fois sur place les obstacles s’accumulent, compliquant l’enquête. Les faits échappent à la mémoire des vieux barbons du cru, ex-directeurs littéraires, collectionneurs, archivistes et autres critiques d’art. Ils plongent également les rares descendants des interprètes de l’opéra dans les faux-fuyants, au point de susciter le malaise, d’autant plus qu’autour de cette représentation gravitent tout un tas de curieux, chauffeur de taxi, vieux monsieur trop poli pour être honnête, riders sans entraves et serveuse au café, une foule bien trop empressée à voir solutionner l’énigme de cette unique représentation.

Second roman traduit dans nos contrées après L’OrganisationAutochtones confirme la singularité de l’imaginaire de Maria Galina. De cet univers volontiers absurde, aux références littéraires foisonnantes, mélange de post-soviétisme dépressif et de fantastique lorgnant du côté du réalisme magique, on ressort un tantinet déstabilisé. Les autochtones de l’autrice russe ne se livrent pas sans quelques efforts. Pratiquant l’art de l’ellipse, semant la confusion et cachant les faits sous de multiples couches de mensonges, ils suscitent une impression d’inquiétante étrangeté. Et les moins inquiétants ne sont pas ces créatures échappées d’un bestiaire fabuleux, vampire, loup-garou, sylphe, salamandre, dieu sumérien et autres extraterrestres. Bien au contraire, les personnages les plus dangereux errent aux marges de la normalité, faisant de la banalité de leur existence une couverture efficace.

Dans une forme narrative ne ménageant guère la suspension d’incrédulité, Maria Galina nous immerge au cœur d’une intrigue tortueuse, aux marges de l’histoire tragique de ce bout de continent européen, de l’enquête policière et du fantastique. Pratiquant le changement de cadre impromptu, mêlé à une certaine forme de poésie, l’autrice déboussole le lecteur, prenant un malin plaisir à l’égarer dans un récit labyrinthique et redondant, où chaque détail prosaïque, chaque référence érudite, contribue à la bizarrerie de l’ensemble et recèle une part de vérité dont le sens ne se dévoile qu’à force de ténacité.

Bref, Autochtones n’usurpe pas sa qualité de lecture rude, mais finalement suffisamment bizarre pour que l’on ait envie de pousser l’expérience jusqu’à son terme. Avis aux amateurs.

Autochtones – Maria Galina – Editions Agullo, janvier 2020 (roman traduit du russe par Raphaëlle Pache)

Prodiges et miracles

Années 1990. À Mount Holly dans l’Indiana, si les couchers de soleil sont toujours en technicolor, la prospérité d’antan s’est un tantinet fanée, évanouie avec les usines et la jeunesse. Pour les descendants des pionniers, il ne reste plus que les souvenirs et une existence âpre, incertaine, grevée par les dettes et les factures à payer. Jim Falls élève son petit-fils Quentin tout seul depuis que sa fille a lâché prise, tiraillée entre diverses addictions et des amants de passage. Il a hérité du gosse, un métis sans père connu, comme il a hérité de la ferme paternelle, sans avoir vraiment choisi, tentant de lui inculquer quelques valeurs, les seules comptant encore à ses yeux. Mais, le courant ne passe pas vraiment avec un gamin qu’il juge bizarre, faible et immature. Un ado mal dans sa peau, intéressé par les jeux vidéo et tout un tas de bestioles pas vraiment attachantes. Bref, un gosse pas bien armé pour faire face aux saloperies de la vie. Jusqu’au jour où une jument blanche est livrée à la ferme. Une splendide bête, taillée pour le galop et faisant des miracles sur un champ de course. Une opportunité miraculeuse à saisir pour infléchir le cours de son existence, dresser un pont entre lui et son petit-fils et regagner l’estime de lui-même, perdue durant la guerre de Corée.

Depuis la lecture de La Crête des damnés, Joe Meno fait partie des auteurs dont je chéris chaque roman, au point de les lire petit-à-petit, histoire de faire durer le plaisir. C’est à rebours de l’ordre de parution des titres traduits en France que je distille sa bibliographie. Prodiges et miracles évolue dans un registre nostalgique et tragique, même s’il n’est pas exempt de tendresse. Joe Meno y dresse le portrait crépusculaire d’une Amérique traditionnelle, celle de petits propriétaires durs à la peine, attachés à leur terroir natal. Une Amérique déboussolée, voyant les promesses de l’american of life s’évanouir dans le mirage mondialisé. Un archipel de communautés animées par les valeurs du travail, de la parole donnée, de la liberté et de l’entrepreneuriat, mais qui se demande si elle n’a pas tout raté finalement. Il ne faut pas longtemps pour retrouver ses marques dans le paysage dépeint par Joe Meno. Les maux sont connus, documentés et traités dans de nombreux autres romans noirs, trouvant également leur incarnation la plus contemporaine dans le trumpisme.

Mais là n’est pas l’essentiel. Prodiges et miracles est surtout le magnifique portrait d’une relation entre un petit-fils et son aîné. Une relation fragile, tissée de mésentente, mais dont on mesure progressivement le caractère indéfectible. Joe Meno trouve les mots justes pour décrire le lent apprivoisement du petit-fils par son grand-père. Avec une grande pudeur et une complète sincérité, il nous fait ressentir la rudesse de l’un, façonnée à l’aune d’un échec personnel, la quête de repères de l’autre et le mur d’incompréhension qui les sépare, peu-à-peu fissuré par l’irruption de ce cheval prodigieux.

Prodiges et miracles est donc un formidable roman qui fait du bien, réenchantant un quotidien médiocre et désespérant, tout en préservant l’essentiel, l’humain, dans un monde ne lui accordant que peu de répit.

Prodiges et miracles (Marvel and a Wonder, 2015) – Joe Meno – Éditions Agullo, août 2018 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Morgane Saysana)

Mars

Deuxième recueil paru dans la collection « Agullo Court », Mars nous permet de découvrir l’univers intense et poétique de l’autrice croate Asja Bakić. En dix textes aussi courts qu’absurdes, elle dévoile des mondes oscillant entre le cauchemar et la bizarrerie, sur le fil d’un imaginaire marqué du sceau de la mélancolie, de la métamorphose et de la métaphore.

On y croise ainsi des clones inquiets, des êtres humains asociaux en proie à une forme de regret criminel, des androïdes sous l’emprise de maris possessifs, mais aussi des monstres, croquemitaines évoluant dans la zone grise et non dits et de l’imaginaire enfantin. On y côtoie également des zombies enrégimentés par des divinités jalouses et des dissidents en rupture d’allégeance, tiraillés entre leur art et le carcan de la société.

Sur fond de dystopie, de fin du monde, de fin de l’humanité, de réchauffement climatique et d’assèchement des ressources, Asja Bakić déroule des nouvelles surréalistes, animées par la vision tordue de personnages souvent ambivalents. À l’incertitude fiévreuse s’ajoute l’angoisse viscérale distillée par un environnement malade et un renoncement aux idéaux des lendemains qui chantent. Un sentiment exprimé ici d’un point de vue féminin, non sans une ironie amère et désabusée.

Si toutes les nouvelles ne suscitent pas l’enthousiasme, certaines laissant même dubitatif, lorsque le charme opère, on succombe sans coup férir, happé par un sentiment d’angoisse entêtant flirtant avec l’horreur. Des dix textes, on retiendra surtout « Excursion dans le Durmitor » où des entités planifient une rupture dans le réel pour envahir le monde des vivants, y découvrant ainsi que si l’écriture libère de la mort, elle peut devenir le vecteur d’autres servitudes plus redoutables. Sous les apparences du conte, « Le Trésor enterré » se révèle un récit pétri d’ironie et d’une dinguerie n’étant pas sans rappeler le meilleur des films d’Emir Kusturica, même si le cauchemar n’est jamais très loin. « Les Thalles de madame Lichen » est inquiétant à souhait, même si l’on peut lui reprocher sa brièveté. Quant à « Carnivore », le texte propose une vision déviante de la passion amoureuse. Enfin, on ne saurait trop recommander « Mars », vision dystopique effrayante d’un monde ayant proscrit les écrivains et leurs écrits, exilant les réfractaires sur Mars. Les amateurs apprécieront cette variante slave du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.

Volontiers déviants et poétiques, les récits d’Asja Bakić nous laissent donc dans une indécision inquiète, souvent insatisfait, mais en proie au malaise, comme sous le joug de l’incarnation planétaire du dieu de la Guerre. Un bien étrange voyage.

Mars (Mars, 2015) – Asja Bakić – Éditions Agullo, collection « Agullo Court », mai 2021 (recueil traduit du croate par Olivier Lannuzel)

Le Fleuve des Brumes

Les sexagénaires meurent rarement de manière violente. Les frères Tonna semblent pourtant contredire l’assertion. Le corps disloqué de Decimo Tonna a été en effet retrouvé sur le ciment humide de la cour d’un hôpital, après être tombé de la fenêtre du troisième étage. Suicide probable ? Le commissaire Soneri en doute, d’autant plus que la même nuit, Anteo, le frère du défunt, a disparu après le naufrage de sa péniche, emportée par la crue du Pô qui mobilise toutes les autorités, elles aussi débordées par les événements. Il n’en faut pas davantage au policier pour douter d’une coïncidence un tantinet trop hasardeuse et pour tenter de sonder le passé turpide de cette région d’Italie.

« La mort rôde autour de nous et quelquefois elle prend l’apparence de l’innocence. »

Avec Le Fleuve des Brumes, les éditions Agullo nous font découvrir le commissaire Soneri, un enquêteur tenace, volontiers épicurien, ne s’attachant guère aux apparences mais plutôt à son intuition et à l’exploration méthodique des zones d’ombre d’une Italie encore hantée par son passé. Si le présent roman est la quatrième enquête du personnage, on ne met pas longtemps à se familiariser avec l’environnement proche, amical et professionnel de l’enquêteur. L’inventaire est d’ailleurs vite fait, le bonhomme n’entretenant qu’une relation charnelle, assez ardente d’ailleurs, avec une avocate volcanique qui, entre deux galipettes, nourrit sa libido et son intuition.

Entre un collègue plus à l’aise dans son bureau avec un ordinateur, un légiste moustachu et un juge soucieux de sa retraite, l’entourage de Soneri ne brille pas par son exubérance. Peu lui importe, en bon solitaire, le commissaire est plutôt du genre taiseux et pensif, appréciant la bonne chère et le contact humain direct sur le terrain. Dédaignant l’adrénaline, il ne rechigne pas devant la complexité d’une enquête afin de faire émerger la vérité. Un peu à la manière d’un Pepe Carvalho ou d’un Montalbano, voire d’un Maigret, Soneri agit comme un révélateur, l’enquête servant de prétexte au dévoilement des maux de la société.

Le Pô et les plaines humides ont façonné le paysage et ses habitants. Ses crues assassines, ses brumes étouffantes et son verglas traître contribuent à l’atmosphère délétère de la région. Elle pèse sur l’humeur de Soneri et sur sa capacité à élucider le mystère qui nimbe le décès des frères Tonna. Les circonvolutions du fleuve impriment un faux rythme à son enquête, le poussant à prendre son temps, à ressasser les rares indices glanés au fil des discussions au coin d’une table. Avec les frères Tonna, il exhume des secrets remontant à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au moment des ultimes combats entre les miliciens de la République de Salò et les partisans communistes. À l’heure où les émules des premiers reviennent sur le devant de la scène politique et où les seconds n’existent plus que dans la mémoire de quelques vieillards, Soneri brasse surtout les rancœurs et l’amertume.

Roman policier à l’atmosphère prégnante, Le Fleuve des Brumes use de recettes narratives classiques mais finalement efficaces. Loin du rythme frénétique des thrillers, Valerio Varesi donne envie d’en connaître davantage sur le commissaire Soneri et sur une Italie bien éloignée des clichés. À suivre donc avec La Pension de la via Saffi.

Le Fleuve des Brumes (Il fiume delle nebbie, 2003) de Valerio Varesi – Réédition Points, mars 2017 (roman traduit de l’italien par Sarah Amrani)

La Crête des damnés

En cette rentrée littéraire…

Non, vous ne rêvez pas, sur ce blog interlope, je vais me joindre à un événement dont la portée commerciale est inversement proportionnelle aux vertus de la bienveillance. Un machin guère compensé carbone, il faut le reconnaître, où l’on trouve surtout les parutions annuelles destinées aux rombières et autres blogueur.ses en mal de reconnaissance. Bref, en cette rentrée littéraire disais-je, La Crête des damnés n’usurpe pas sa réputation de roman punk rock, porte-parole énervé et pourtant perclus de tendresse, d’une jeunesse en rut et prête à conquérir le monde. Mouais, surtout en rut pour être tout à fait sincère.

Le livre de Joe Meno se veut en effet un roman d’apprentissage, une sorte de teen novel exsudant la sueur, le cheveux gras, l’acné et le sperme, où l’on s’attache à un adolescent de Chicago, obsédé à l’idée de le faire avant de passer pour le naze intégral, et qui au final, découvre une forme de sagesse, du moins un regard plus mature sur la vie et le monde. Bref, bienvenue dans l’âge ingrat, une période que l’on regrette tous, avec un frisson rétrospectif d’horreur.

« ce serait toujours de la frime, lycée ou pas, pour le reste du monde et pour le restant de nos vies. On ne pouvait jamais deviner qui étaient vraiment les gens en se basant sur leur apparence, parce que leur apparence, bonne ou mauvaise, n’était toujours qu’un costume ou un rôle. C’était Halloween tous les jours pour la plupart des gens, en tout cas, simplement pour ne pas se sentir seul, pour avoir ce sentiment d’appartenance, peut-être tout simplement pour continuer d’être heureux. »

Début des années 1990, Chicago. Brian et Gretchen forment un duo improbable, traînant leur adolescence du côté de South Side dans un lycée privé catholique. En surpoids, les mèches teintées en rose après un traitement capillaire maison qui ferait passer l’irradiation des liquidateurs de Tchernobyl pour une cure de jouvence, Gretchen a l’habitude de régler ses comptes avec ses poings. Dernièrement, elle a refait le portrait de Stacy Bensen, l’élève modèle du lycée, ce qui lui a valu une exclusion de quelques jours. Quand elle ne va pas en cours, Gretchen zone au volant de sa Ford Escort en compagnie de Brian, écoutant les compilations punk rock maison (aussi), glissées dans l’autoradio pourrave du véhicule. L’épiderme rongé par l’acné jusque dans le dos, le cheveu gras, Brian nourrit pour sa camarade une passion dévorante qu’il n’ose pas lui avouer. Pas le truc hormonal provocant illico une érection et suscitant des visions moites bruyantes le contraignant à rejoindre les toilettes aussi vite que possible, non un truc plus sincère, du genre amour. Mais en attendant, le voilà condamné au rôle de confident, car Gretchen, c’est pour Tony Degan, un suprémaciste blanc, vieux de vingt-cinq, qu’elle en pince, rêvant de lui offrir sa virginité sur une banquette arrière de voiture.

La Crête des damnés ne fait guère dans la dentelle. Joe Meno nous immerge sans préambule dans la peau d’un jeune en proie au blitzkrieg hormonal de l’adolescence. La puberté envahissante, louant des séries-Z, VHS d’horreur flirtant (euphémisme) avec le porno soft, nudité full frontale y comprise, Brian est le parfait guide pour pénétrer les arcanes de cet âge de la vie. Il reluque sans vergogne les décolletés des filles ou les attaches de leurs soutifs, s’imaginant en Dr Fang, l’inventeur d’un rayon pour forcer les filles à coucher avec lui. Bref, le parfait loser, même s’il s’efforce d’y échapper avec plus ou moins de succès. Entre les couloirs du lycée où il doit subir les railleries des gros bras monosourcils qui y traînent, et les caves des pavillons de banlieue où s’improvisent des fêtes en l’absence des parents, Brian côtoie un échantillon d’adolescents pas tristes. Geeks férus de Donjons & Dragons, la honte totale, filles soit-disant faciles, néandertaliens de l’équipe de foot du lycée, skateurs roublards, camés et autres punks. Une véritable comédie humaine boutonneuse, sur un fond musical composé par les Damned, Clash, AC/DC, les Ramones, Misfits, Descendents , Dead Kennedy, et autres Black Flag.

Tour à tour hilarant, vachard et touchant, La Crête des damnés est à l’image de l’adolescence, excessive, révoltée, à fleur de peau, mais surtout obsédée par la transgression et la manière d’assouvir ses pulsions. Tout ceci se traduit par un roman attachant, plus profond qu’il n’y paraît au premier abord, nous renvoyant à nos responsabilités d’adultes. Sur ce point, on a encore du boulot pour grandir.

La Crête des damnés (Hairstyles of the damned, 2004) de Joe Meno – Éditions Agullo, collection « Fiction », septembre 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Estelle Flory)