Connu dans nos contrées pour Brève histoire de sept Meurtres, roman noir ayant pour fil directeur la tentative d’assassinat de Bob Marley, Marlon James explore avec Léopard noir, Loup rouge un autre aspect des mauvais genres, à savoir ici la fantasy. Délaissant le légendaire blanc occidental, il opte pour celui de l’Afrique noire, lorgnant du côté des contes d’Anansi pour nous proposer un enchâssement de récits faisant sens au sein d’une geste épique centrée sur le personnage de Pisteur, un chasseur au flair irrésistible, doué pour trouver ce qui préférerait rester perdu.
Lorsque le roman commence, le bougre croupit dans les geôles d’un empire situé dans les territoires du Nord d’un continent inspiré des terres africaines. Soumis à l’interrogatoire du Grand Inquisiteur du royaume, il se raconte et nous raconte le parcours qui l’a conduit jusque-là, appliquant à la lettre le principe qui veut que l’on raconte des histoires pour vivre. Mais, en parfait narrateur non fiable, ses mots dessinent une géographie incertaine, frappée du sceau de l’affabulation et de l’extraordinaire. À moins que derrière cette prose inventive ne se cache une autre vérité ?
« L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. J’ai entendu dire qu’il y a dans le sud une reine qui tue l’homme qui lui apporte de mauvaises nouvelles. Alors quand j’annonce la mort du petit garçon, est-ce que je signe en même temps mon arrêt de mort ? La vérité dévore les mensonges tout comme les crocodiles dévorent la lune, et pourtant mon témoignage est le même aujourd’hui qu’il le sera demain. »
Ne tergiversons pas. Léopard noir, Loup rouge est un roman exigeant qui laissera sans doute pantois le lecteur accoutumé aux quêtes balisées et à un corpus mythologique plus européocentré. Pour peu qu’il lâche prise, il trouvera cependant dans l’imagination de Marlon James matière à dépaysement et émerveillement. La quête de Pisteur n’est pas en effet sans détour ni sans surprise. Le chasseur sait ménager le suspense, conjuguant un style parlé cru, celui d’une sorte de récitation orale, à de longues digressions descriptives qui forment autant de ramifications par rapport à l’intrigue principale. Si Léopard noir, Loup rouge était une essence végétale, il serait incontestablement un baobab plongeant profondément ses racines dans le terreau commun des contes africains et recelant en son sein un espace bien plus vaste que celui enfermé dans le creux de son écorce.
Au cours du périple de Pisteur, on rencontre ainsi de multiples personnages. Des sorcières enchanteresses, des enfants perdus, voués aux gémonies car maudits du fait de leur difformité congénitale. On côtoie des démons tapis dans les zones obscures du plafond des bâtiments, attirés par le sang et les sortilèges et auxquels il est presque impossible d’échapper sans coup férir. On croise aussi la route d’un géant mutique mais féroce au combat, d’un félin métamorphe bien peu digne de confiance, d’un buffle philosophe, de fantômes, de dieux et déesses, de sorciers-es, de guerriers et guerrières courageux-es et d’une multitude de roitelets entretenant le rêve d’un empire universel désormais révolu.
Marlon James ne nous épargne rien des complots, des trahisons et de la violence d’une Afrique fantasmée dont on parcourt les territoires, à la fois fasciné et effrayé. Car le monde de Pisteur n’a manifestement pas le caractère acidulé des contes de Walt Disney. Bien au contraire, il est à bien des égards inquiétant, frappé par l’ignominie des coutumes brutales, notamment la circoncision des garçons et l’excision des filles. Il s’accommode de l’allégeance fluctuante des mercenaires, de l’esclavage et des guerres d’extermination. Il recèle enfin des zones d’ombre propices à toutes les trahisons, ne laissant pas grand place à l’honneur. Rien de neuf sous le soleil, on nous dira. Pourtant, dans le fond comme dans la forme, on se trouve clairement en terre inconnue, s’accrochant aux bribes de ce l’on croit savoir ou reconnaître. La magie donne corps aux croyances de l’animisme, poussant les hommes à côtoyer esprits, démons, divinités et monstres, pour le meilleur comme pour le pire.
Léopard noir, Loup rouge est donc un roman d’avant l’Histoire, celle dans laquelle les civilisations de l’écrit ont contraint l’Afrique, niant son corpus oral et son légendaire fertile. Une fresque brutale et poignante renvoyant les Africains à leurs propres démons. On est maintenant curieux de lire Moon Witch Spider King, le deuxième opus d’une trilogie qui s’annonce à la fois originale, stimulante et ardue.
Léopard noir, Loup rouge (Black leopard, Red wolf, 2019) – Marlon James – Éditions Albin Michel, collection « Terres d’Amérique », septembre 2022 (roman traduit de l’anglais [Jamaïque] par Héloïse Esquié)
