Murmurer le nom des disparus

Située aux antipodes, l’île de Tasmanie n’est pas un territoire dont la mention fait entrer en émulsion un lectorat féru en géographie. À vrai dire, le nom évoque davantage un trouble obsessionnel du comportement qu’un toponyme. Ce petit bout d’Australie, grand comme sept fois la Corse quand même, n’en demeure pas moins le cadre du roman de Rohan Wilson.

Murmurer le nom des disparus n’a rien à envier au roman noir américain ou au Western dont il partage bien des caractères, si l’on fait abstraction des aborigènes, kangourous et autres marsupiaux de tous poils. Pas difficile de le faire d’ailleurs, puisque l’auteur choisit de se focaliser sur l’humain et sa désespérante condition. Sur fond d’émeute, de révolte contre l’impôt, de misère et de violence, Murmurer le nom des disparus raconte ainsi l’histoire d’un père et d’un fils. Un père absent, brutal, alcoolique notoire et criminel, parti chercher l’aventure ailleurs plutôt que d’entretenir une relation toxique vouée à l’échec. Un fils contraint de grandir prématurément après la mort subite de sa mère, obligé de tricher avec les autorités afin d’assumer sa subsistance seul et éviter ainsi le placement dans un hospice.

Récit âpre et sans concession, Murmurer le nom des disparus n’évite pas l’écueil du classicisme, même s’il tente de faire revivre une page oubliée de l’histoire de la Tasmanie. Les ressorts de l’intrigue flirte avec le déjà-vu, mais le récit sonne juste, brassant la thématique de la rédemption. Course-poursuite impitoyable, guidée autant par la volonté de se faire justice soi-même que par la quête d’une vraie justice, à la fois sociale et morale, le roman de Rohan Wilson se distingue également par sa tonalité désabusée. L’auteur dresse ainsi le portrait d’un pays n’ayant rien à envier à l’Ouest américain, une contrée exposée aux convoitises, à la loi du plus fort et une conception rudimentaire de l’application de la justice. On y considère les Aborigènes comme des parasites, des sauvages dont il convient de purger la terre afin de laisser place à la colonisation et à une exploitation plu conforme au progrès. On utilise les bagnards comme une main-d’œuvre gratuite, histoire de leur apprendre à rester à leur place, les lois expéditives pourvoyant à leur renouvellement incessant. Bref, on ne s’embarrasse pas avec un humanisme jugé superflu, préférant les vertus rugueuses d’un struggle for life impitoyable.

La quatrième de couverture évoque Cormac McCarthy, établissant un parallèle entre le présent roman et l’œuvre de l’auteur américain. Si la Tasmanie de Rohan Wilson semble irrémédiablement souillée par le péché, en proie à une corruption des mœurs épouvantable, un mal antédiluvien entachant une nature humaine définitivement imparfaite, on n’atteint cependant pas la puissance d’évocation de Méridien de Sang.

En dépit de ce léger bémol, Murmurer le nom des disparus recèle suffisamment de tension et de descriptions saisissantes pour happer le lecteur et satisfaire ses attentes en matière d’émotion. Voici assurément un auteur à découvrir.

Murmurer le nom des disparus (To Name Those Lost, 2014) – Rohan Wilson – Éditions Albin Michel, collection « Les Grandes traductions », novembre 2021 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Étienne Gomez)

À dos de Crocodile

À l’apogée de leur existence, quelques milliers d’années, une bagatelle dans l’Amalgame, cette méta-civilisation posthumaine et extraterrestre s’étendant sur l’ensemble de la galaxie, Leila et Jasim songent à mourir. Mais, avant d’effacer définitivement leur information du concert du vivant, le couple décide d’entamer un ultime voyage jusqu’au cœur du bulbe galactique central afin d’élucider l’énigme des Indifférents qui ont toujours refusé tout contact. Une quête aussi périlleuse qu’excitante, histoire de leur redonner goût pour un temps à la vie.

À dos de Crocodile réveille ce sentiment de vertige si familier à l’amateur de science fiction. Une drogue dure pour laquelle le lâcher prise s’impose. En presque cent pages, Greg Egan mobilise toutes les ressources de la connaissance scientifique pour imaginer une posthumanité détachée des soucis de la biologie, capable de s’incarner dans un corps de chair ou d’épouser une existence logicielle, ad vitam æternam. Une civilisation aux motivations et dilemmes guère différents des nôtres, mais ayant atteint un niveau technologique et une efficience dans la maîtrise des ressources de l’univers de l’ordre du miracle. Et pourtant, en dépit de son incroyable avance, l’Amalgame reste contraint dans son développement par le facteur temps, obligeant ses habitants à réduire leurs déplacements s’ils ne veulent pas se couper définitivement de leur environnement proche, familial et amical, décalage relativiste oblige. Un sacré pas à franchir, même lorsque l’on dispose de l’immortalité, et même si l’on trouve l’éternité longue, surtout vers la fin…

Dans ce futur far far away, où l’on se déplace en transférant sa conscience sous forme numérisée d’un émetteur à un récepteur, le mystère des Indifférents reste l’ultime frontière d’une civilisation blasée, bienveillante et paisible. Un germe d’excitation pour les cœurs aventureux désirant meubler le vide d’une existence ennuyeuse.

Après avoir sillonné la Voie lactée À dos de Crocodile, d’aucuns trouveront sans doute que leurs attentes n’ont pas été pleinement satisfaites. Il en va pour Greg Egan comme pour Nicolas Bouvier : peu importe les motifs, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. Il en fait ici une démonstration brillante, trouvant le juste équilibre entre le Sense of wonder et la hard-SF. De quoi donner envie d’explorer plus longuement l’Amalgame. Cela tombe bien, l’auteur australien a écrit deux autres nouvelles et un roman dans cet univers. Maîtrisons notre excitation en attendant une éventuelle traduction (et une réédition pour « Glory », déjà paru dans nos contrées).

À dos de Crocodile (Riding the Crocodile, 2005) – Greg Egan – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2021 (novella traduite de l’anglais [Australie] par Francis Lustman)

L’infinie patience des oiseaux

Attaché à sa terre natale, Jim Saddler a toujours été fasciné par les oiseaux et leurs migrations saisonnières. De sa rencontre avec Ashley Crowther, il tire sa subsistance, le riche fermier lui ayant confié la tâche de tenir le compte des espèces fréquentant les marais et les plages de l’estuaire qui s’étendent sur sa propriété. De sa passion pour les oiseaux naît une solide amitié avec Imogen, cette vieille fille anglaise qui passe son temps à les photographier. Mais, la Grande Guerre les rattrape tous, saisissant Brisbane et le reste du pays d’une fièvre guerrière irrésistible. Jim finit par rejoindre le corps expéditionnaire australien parti combattre en Europe. Sur les champs de bataille de la Flandre, il découvre ainsi les conditions impitoyables de la guerre moderne, comme de nombreux autres camarades aussies.

« À quelques kilomètres de là, dans des nids en béton, les mitrailleuses, déjà installées, attendaient. Les machines à coudre de la mort étaient en train de piquer leurs linceuls. »

Auteur réputé en Australie, l’écrivain et poète David Malouf a su trouver les mots justes pour évoquer le traumatisme de la Première Guerre mondiale. L’infinie patience des oiseaux conjugue en effet les qualités d’un récit simple et chargé d’une émotion sincère. Le roman de l’auteur australien exalte une forme de beauté, celle de la nature dans toute son indifférence pour l’existence humaine, mais aussi celle de la vie dans sa fragilité, sa fugacité et son caractère éphémère. Il convoque enfin la faculté de résilience de l’être humain, en dépit des aléas meurtriers de l’Histoire.

Écrit d’une plume imagée, dont on se surprend à relire plusieurs fois les phrases pour en goûter les fulgurances stylistiques et ainsi en faire durer les moments de grâce, L’infinie patience des oiseaux se révèle à la fois d’une profonde tristesse et d’une vitalité ensorcelante. En dépit de l’âpreté de la guerre qu’il décrit sobrement, pour en révéler la violence intrinsèque et l’inanité fondamentale, David Malouf enracine son récit dans l’immanence de l’instant qui ne dure que dans la mémoire.

L’infinie patience des oiseaux est donc un magnifique roman, où les forces de la vie s’opposent à celles de la mort et où la beauté de la nature répond aux affres mortifères de la guerre.

L’infinie patience des oiseaux (Fly away Peter, 1982) de David Malouf – Éditions Albin Michel, collection « Les Grandes Traductions », 2018 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Nadine Gassie)

Outback

« Johnson n’avait probablement pas voulu faire le moindre mal au policier, il avait seulement perdu la tête. Mais le résultat était le même : il l’avait tué. »

Walter Johnson a changé de statut le soir où, sortant d’une bijouterie qu’il venait de cambrioler, il tue un flic. De petit truand sans envergure, frustre et pas très futé, il devient l’ennemi public numéro 1. Une proie rêvée pour tous les médias en mal de sensations et surtout un criminel à abattre sans sommation. Une chasse à l’homme s’improvise très rapidement pendant que les chaînes de télévision s’empressent de couvrir l’événement, histoire de décrocher le scoop qui fera exploser l’audience. Employé par la chaîne privée B.J.V., Davidson voit immédiatement tout le parti qu’il peut tirer de l’affaire. Le jeune journaliste devient ainsi le point focal d’une course-poursuite dont il ne ressortira pas indemne.

Les habitués du blog yossarian connaissent ma faiblesse coupable pour l’écrivain australien Kenneth Cook. Je renvoie les autres aux chroniques de A coups redoublés et Cinq matins de trop pour combler leurs lacunes. Jadis paru dans la collection « Série Noire » sous le titre Téléviré, Outback bénéficie d’une réédition dotée d’une traduction révisée, même si l’on peut déplorer un titre toujours aussi médiocre, du moins si l’on se fie à l’original Chain of Darkness. Bref, voici l’occasion de découvrir un roman dont le propos sec, un tantinet politique, renvoie immédiatement aux motifs classiques du roman noir. La chasse à l’homme sert en effet surtout de prétexte pour dresser un portrait désabusé des rapports de force prévalant dans le milieu des médias de masse. Immergé au sein de la rédaction d’une télé privée en train de courir le scoop, on se familiarise avec les pratiques journalistiques, perdant peu-à-peu toutes nos illusions sur l’éthique d’une profession encore partagée entre le souci de respectabilité, l’autocensure pour ne pas déplaire à ses actionnaires et l’attrait pour le sensationnel. À bien des égards, Outback relève d’une conception de l’information révolue, où l’on prend garde de ne pas (trop) choquer le téléspectateur, tout en déplorant les pratiques d’une presse décomplexée. Mais, même si le roman a été écrit en 1962, on pressent déjà les prémisses d’une évolution dont on apprécie désormais toute l’ampleur au travers du déploiement émotionnel et putassier des chaînes d’information en continu. Sur ce point, le propos de Kenneth Cook interpelle par son actualité, en dépit de l’aspect suranné de l’équipement des journalistes, à l’heure de l’Internet, du satellite, du numérique et des smartphones. L’auteur australien nous renvoie au discours infantilisant tenu aux téléspectateurs, aux jeux troubles du pouvoir dans les coulisses des médias, à la notion d’indépendance de l’information et à cette volonté forcenée de rechercher l’émotion plutôt que la réflexion. La téléréalité, avec ses stringers branchés en permanence sur la fréquence de la police pour ne pas rater une fusillade ou un flagrant délit, n’est plus très loin. Outback incite aussi à faire son examen de conscience, s’interrogeant sur son propre regard de téléspectateur. En effet, que cherche-t-on exactement à satisfaire en regardant les informations à la télévision ?

Outback apparaît donc comme une réédition bienvenue dont la noirceur intrinsèque n’est pas tempérée par le goût habituel pour l’absurde de Kenneth Cook.

« En fin de compte, qu’est-ce qui rendait le métier de journaliste si excitant ? Ce n’était rien d’autre, après tout, qu’une espèce de phénomène social qu’on greffait à chaque activité humaine. Le reportage de ce soir, qu’avait-il dit de la vérité sur la poursuite de Johnson ? Avait-il, d’une manière ou d’une autre, expliqué le personnage de Johnson ? Avait-il fait sentir tout le tragique de la mort du policier,avait-il apporté quoi que ce soit de valable à qui que ce soit ? Ou bien, avait-il simplement satisfait la curiosité morbide d’une société qui s’ennuie tellement qu’il faut lui donner l’illusion qu’elle vit intensément, lui apporter cette espèce de surexcitation, cette impression de sensationnel que produit ce que tout le monde se plaît à appeler les nouvelles ? »

Outback de Kenneth Cook (Chain of Darkness, 1962) – Réédition Autrement, collection « Littérature », avril 2019 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Rosine Fitzgerald, traduction révisée par Thomas André)

Zendegi

Profitons de la parution de Diaspora pour revenir sur un titre plus abordable de l’auteur australien.

En science-fiction, Greg Egan s’est taillé une solide réputation, irriguant le genre de concepts vertigineux et un tantinet abstraits. Car si elle prend souvent pour thème le devenir de l’homme, son œuvre s’aventure surtout sur les chemins arides de la physique quantique, de la numérisation de la personæ, de l’abstraction mathématique et jusqu’au téléchargement de la conscience, tentant d’impulser un sens rationnel à quelques questions métaphysiques essentielles. Avec Zendegi, il arrondit cependant les angles, donnant davantage de chair à l’aspect humain de son récit.

Iran, 2012. La publication du résultat des élections législatives débouche sur un vaste mouvement de contestation. À Téhéran et ailleurs, on réclame justice, bravant la répression sauvage des Basijis. En poste dans le pays, Martin Seymour suit les événements pour le compte d’un quotidien australien. Quinze années plus tard, dans un État iranien désormais ouvert aux vertus démocratiques, il vit à Téhéran, marié à une Iranienne et père d’un petit garçon. Un jour, au retour de l’école, il s’initie en sa compagnie à Zendegi, un univers virtuel immersif développé par Nasim, une expatriée revenue au pays après la chute du gouvernement des mollahs. Ayant travaillé sur un projet de cartographie du cerveau aux USA, la scientifique s’apprête à utiliser le résultat de ses recherches pour modéliser des créatures numériques dotées d’une plus grande autonomie.

À l’image d’Ian McDonald, Greg Egan imagine le futur dans un pays émergent, ici l’Iran, transposant des problématiques science-fictives en-dehors de leur matrice occidentale. Il faut cependant attendre la seconde partie du roman pour les voir véritablement surgir, l’auteur australien s’inspirant d’abord de la contestation de la réélection du président Ahmadinejad pour décrire une nouvelle révolution démocratique, cette fois-ci victorieuse. Passé ce long préambule, bien documenté, l’intrigue se resserre autour du duo formé par Martin et Nasim, conjuguant l’imaginaire des contes perses à une anticipation légère fondée sur les avancées des neurosciences et de la simulation virtuelle. Pour autant, Zendegi ne verse pas dans une hard SF débridée, préférant le domaine de l’intime aux enjeux spéculatifs, commerciaux et politiques soulevés par la création de logiciels conscients. Un choix risquant fort de déboussoler le lectorat avide de questionnements métaphysiques et éthiques. À défaut, il lui faut se contenter d’un récit dramatique, où l’auteur australien tente de titiller sa fibre sensible. Hélas, si le récit révèle une facette inattendue de l’écriture de Greg Egan, le résultat reste quelque peu laborieux.

Si Zendegi apparaît comme un titre abordable pour le néophyte, le roman n’en demeure pas moins une tentative inaboutie de mêler hard SF, considérations politiques, éthiques et récit psychologique. Pas sûr que les aficionados d’Egan s’y retrouvent, en dépit d’un résultat honorable.

Zendegi (Zendegi, 2010) de Greg EGAN – Le Bélial’, 2012 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Pierre-Paul Durastanti)

Aquaforte

K.J. Bishop n’est pas à proprement parlé une célébrité dans l’Hexagone. On doit à l’auteur australienne quelques nouvelles et un seul et unique roman, The Etched City, ici traduit sous le titre d’Aquaforte. Un texte d’ailleurs salué par une critique franchement enthousiaste chez nos voisins anglo-saxons.

Peut-on oublier les fantômes d’un passé trop lourd ? C’est la question que se posent les deux principaux personnages de ce roman. Duo de soldats perdus, acteurs vaincus d’une révolution dépourvue de tout romantisme, ils arpentent la poussiéreuse et désolée Contrée des Cuivres, pourchassés par les forces de l’ordre rétabli.
Lui, Gwynn, barbare des terres glacées du Nord, court l’aventure depuis son plus jeune âge. Habile au sabre et à l’arme à feu, il masque sa psychologie de tueur derrière une apparence de dandy.
Elle, Raule, a appris l’art de soigner autrui, ce qu’elle fait avec beaucoup de talent. Pourtant, cette connaissance et cette pratique ne lui ont permis, jusqu’à présent, que de donner plus efficacement la mort. Tous les deux espèrent trouver une éventuelle rédemption, ou à défaut, prendre un nouveau départ dans la tropicale cité d’Escorionte.

« Il faut être étrange pour avancer, car nos actes étranges poussent la norme outragée à nous rejeter, à nous propulser vers une normalité qui nous convient davantage. »

Contrairement à ce que laisse présager la première partie, Aquaforte appartient à cette catégorie de romans bizarres assez inclassables. Fantasy, fantastique, science-fiction ? La question se pose d’emblée et semble évacuée par une quatrième de couverture évoquant un « bousculement des canons de la fantasy ». A la lecture de l’objet, il faut se rendre à l’évidence, la réponse importe peu. En effet, K.J. Bishop semble s’emparer des thèmes et atmosphères de plusieurs « genres » pour les transformer un roman d’une intensité intime confondante, délivrant au passage une réflexion quasi-philosophique sur l’art, la foi et la condition humaine. Je conseille donc au lecteur passionné par la fantasy rugueuse et épique, ou attiré par le fantastique horrifique, voire par le sense of wonder de ne pas perdre son temps précieux à consulter cette chronique. Par contre, si par le plus grand des hasards, Gloriana de Michael Moorcock ou plus récemment La cité des saints et des fous de Jeff VanDerMeer l’ont ravi voire lui ont procurés des palpitations, Aquaforte me semble en ce cas un voyage livresque très recommandable. A noter, au passage, que les deux auteurs anglo-saxons font partie des lecteurs conquis par le roman de K.J. Bishop.

« Dans ce monde, le bien pousse dans les fissures, comme la mousse. »

Personnellement, le roman de K. J. Bishop m’a cueilli dès les premières pages. J’ai été envoûté autant par le récit que par l’ambiance. Décrépitude, poussière, idéaux brisés, rien n’incite dans ce roman aux lendemains qui scintillent et chantent sur tous les airs du spectre de la politique. A Escorionte, monstruosité et beauté se côtoient. Grandeur et misère voisinent et tout semble irrémédiablement terni, sali, obscurci par la désillusion de personnages hantés par la vision d’un monde gouverné définitivement par l’injustice. Pourtant, il se dégage un charme vénéneux de tout cela et finalement du désespoir naît un semblant de rédemption. Ceci est dû indéniablement à l’atmosphère mise en place par l’auteur à grands renforts de descriptions somptueuses. K. J. Bishop est, certes, plus mesurée que China Miéville, mais son univers n’est pas moins prenant avec ses contours floutés, avec son exotisme tropical trouble rehaussé par un décorum rappelant à la fois la Renaissance et un réalisme social digne d’un roman de Charles Dickens.

Cependant, ce n’est pas une philosophie du désespoir et du désenchantement que transmet l’auteur. Dans ce roman, chaque individu porte en lui un monde, ici transformé en sphère individuelle (quantique ?) et c’est par le biais de ce microcosme qu’il perçoit le macrocosme qui l’environne. A lui, de guider cette sphère dans « un spectre de mondes possibles en fonction de ses choix et de ses actes. » A lui, de trouver et d’assumer sa vérité intérieure, quitte à la rechercher dans l’art car, dans la conception très personnelle de K. J. Bishop (elle-même artiste), « L’art est la création de phénomènes mystérieux et sacrés ».

Bref, Aquaforte constitue un coup d’essai en forme de coup de maître. Un roman dense et une lecture apte à susciter de fortes impressions et émotions, à condition de se laisser prendre au jeu de son étrangeté.

Aquaforte (The Etched City, 2003) de K. J. Bishop – Éditions l’Atalante, collection La dentelle du cygne, 2006 (roman traduit de l’anglais [Australie] par François Le Ruyet)

Cérès et Vesta

Vesta et Cérès sont deux astéroïdes situés à la bordure du système solaire intérieur. Deux mondes peuplés de colons, obligés de collaborer pour survivre au sein d’un milieu hostile. Jusque-là, rien n’est venu interrompre le flux des ressources, essentiellement de la glace et de la roche, échangé entre les deux colonies. Et pourtant, une grave crise sociale sur Vesta s’apprête à rejaillir sur Cérès, ternissant la bonne entente entre les deux mondes. Parmi les descendants des fondateurs, les Sivadier sont en effet l’objet d’une discrimination tenace, les poussant peu-à-peu à l’exil, non sans avoir tenté de résister auparavant en se livrant à des actes de sabotage. 4000 d’entre-eux sont en transit, passagers clandestins au cœur de la « rivière de pierres » irriguant les deux astéroïdes. De quoi occuper pour les trois ans à venir Anna, chargée de réceptionner les réfugiés sur Cérès. À la condition qu’un incident ne vienne aggraver les tensions avec Vesta.

Parmi ses nombreuses occurrences, la science-fiction se révèle un formidable générateur de métaphores politiques, dans la meilleure acception du terme, interrogeant notre présent à la lumière d’univers futuristes. Avec Cérès et Vesta, on entre de plain-pied dans cette stratégie, troquant le vertige conceptuel contre une émotion plus altruiste. Habitué du Bélial’, Greg Egan se frotte à l’exercice faisant mentir sa réputation d’auteur de hard-SF, plus intéressé par la froideur clinique des extrapolations que par la chaleur humaine.

Comme le titre anglais de la novella le suggère, la thématique développée dans Cérès et Vesta se fonde pour l’essentiel sur un dilemme moral. Comment doit réagir Anna face à l’ultimatum lancé par Vesta ? Avant d’arriver à ce stade de l’histoire, Greg Egan recompose les différents éléments de la crise, retraçant la mise à l’écart des Sivadier sur Vesta, via le point de vue d’une de ses victimes, Camille. Anna et Camille deviennent ainsi les deux pôles du drame, ramenant ses enjeux à hauteur humaine.

Le calvaire vécu par les Sivardier évoque bien entendu les persécutions subies par les Juifs, même si Greg Egan passe un peu rapidement sur le motif de leur exclusion. Tout au plus comprend-t-on qu’il s’agit d’une opposition de classe, les détenteurs de brevet contre le peuple laborieux, étendue à tous les membres d’une même lignée génétique. De quoi faire le lit des populismes.

L’auteur australien semble cependant plus intéressé par le processus conduisant à l’éviction des Sivardier que par les arguments déployés par leurs adversaires. Peut-être est-ce volontaire, histoire de dénoncer leur caractère irrationnel, monté en épingle par un discours de haine ? Il s’attache également à donner un aperçu de leur résistance, hélas vouée à l’échec, et n’étant pas sans poser un autre dilemme.

Bref, rien de neuf sous le soleil, et le cas de conscience frappant Anna ne vient pas arranger les choses. Bien au contraire, confrontée à l’ultimatum de Vesta, la voilà contrainte de choisir entre deux maux. Lequel est le moins pire ? N’y a-t-il pas une alternative plus douce, capable de sauver les vies de tout le monde ? La logique, celle du nombre et des algorithmes, semble s’imposer. Mais, face au raisonnement mécanique prôné par les machines répond l’empathie de l’humain, empêtré dans les circonvolutions de sa conscience et de ses interactions sociales. Car s’impliquer conduit à renoncer à l’objectivité.

« Oui, il y a une place pour les algorithmes qui soupèsent des nombres et qui prennent des décisions sur cette base – mais si les hypocrites qui vous accusent de vanité morale voulaient vraiment que tout soit géré de cette manière, ils auraient dû laisser le pouvoir à leurs précieux algorithmes et déclarer qu’ainsi, leurs problèmes étaient résolus pour toujours. Si vous aviez refusé l’arrivée de l’Arcas, vous auriez détruit, pour vous-mêmes et tout le monde de Cérès, tout ce qui donnait un sens réel à ces chiffres. »

Au final, avec ce septième volume, la collection « Une Heure-Lumière » confirme tout le bien que je pensais d’elle. Cérès et Vesta se révèle un récit intelligent dont le positionnement moral n’écarte pas l’émotion. Libre à chacun maintenant d’interroger sa conscience, et de boire un coup, parce que c’est dur.

Article signalé et chroniqué ici aussi.

Cérès et Vesta (The Four Thousand, The Eight Hundred, 2015) de Greg Egan – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », 2017 (novella traduite de l’anglais [Australie] par Erwann Perchoc)

Chat sauvage en chute libre

A l’occasion de la réédition de Chat sauvage en chute libre, je ressors de la naphtaline cette ancienne chronique. Avis aux amateurs.

Fan de Kenneth Cook, dont on peut lire ici et tout le bien que j’en pense, mon choix s’est naturellement porté vers un auteur australien. De Mudrooroo, on dira juste qu’il a publié ce premier roman en 1965 sous le nom de Colin Johnson, identité délaissée pour un pseudo plus en accord avec ses convictions et ses origines aborigènes. Des origines prêtant à controverse en Australie, le bonhomme étant tout sauf paisible.

Chat sauvage en chute libre comporte une bonne part autobiographique. Les maisons de redressement, la prison, la fréquentation des milieux bohèmes, c’est un peu toute la jeunesse de Mudrooroo. Il alimente le roman avec son expérience personnelle, inoculant juste ce qu’il faut de fiction pour éviter le documentaire.

Quid de l’histoire ? L’intrigue brille par sa simplicité et sa concision. On suit l’errance d’un jeune délinquant à peine sorti de prison où il vient de purger une longue peine. Retournera-t-il à l’ombre ? Le découpage du texte ne laisse planer aucun doute. Ce n’est pas le plus important, seul importe le cheminement intime et extérieur. Dans l’intervalle, le jeune homme s’interroge sur son avenir. Il est tenté de retrouver son ancienne bande de bodgies (les blousons noirs de l’époque), accoudé au comptoir du milk bar où il avait ses habitudes, alignant les bières et échafaudant des combines minables.

Mais une rencontre fortuite sur la plage lui offre l’opportunité de fréquenter les étudiants blancs. Loin d’être complètement abruti, il a mis à profit ses années de prison pour accumuler des connaissances et réfléchir sur sa condition. De cette analyse, il tire une philosophie de vie qui s’inspire en grande partie de l’existentialisme, de Camus, de Beckett et du jazz.

« Toutes les choses sont éloignées de moi. Je suis rejeté et par essence parfaitement seul. Rien n’est moi ni ne m’appartient, et je n’ai pas ma place dans ce monde ni dans le suivant. »

Roman nerveux et sans concession, Chat sauvage en chute libre impressionne par son style et son rythme. Porté par une narration fluide, on est immergé sans préambule dans le vécu d’un jeune désaxé. Mudrooroo se garde bien d’entrer dans les détails, préférant nous livrer les informations sur son passé au compte-goutte, sous forme de réminiscences. Une image, une parole, une situation suscitant un souvenir, ouun flash-back. Le procédé très cinématographique s’intègre parfaitement à la narration, entrant en résonance avec le propos.

Roman de combat, Chat sauvage en chute libre exprime aussi l’âme noire d’un peuple enraciné dans sa terre au point de faire corps avec elle. Une volonté d’émancipation, une volonté d’être tout simplement imprègne chaque page. Mudrooroo dénonce tous les poncifs, il vilipende le désir mou de reconnaissance de la culture aborigène qui commence à tarauder les blancs radicaux à cette époque. Près de quarante-cinq ans plus tard, son propos reste plus que jamais d’actualité. Bien au contraire, il n’a pas pris une ride.

Après Kenneth Cook, Mudrooroo rejoint illico mon best-of de la littérature des antipodes. M’est avis que je ne vais pas tarder à lire son autre roman paru en France.

chat-sauvageChat sauvage en chute libre (Wild Cat Falling, 1965) de Mudrooroo aka Colin Johnson, Réédition Asphalte, 2017 – roman inédit traduit de l’anglais (australien) par Christian Séruzier

A coups redoublés

Mick et Jenny sont les heureux propriétaires de l’hôtel Calpe, situé sur la côte Est de l’Australie, non loin de Sydney. Si vous vous figurez qu’il s’agit d’un établissement calme où la routine fait office de règle de vie, un lieu dans lequel on dépose ses bagages, le temps d’une nuit, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Quand on parle d’hôtel en Australie, on évoque un établissement qui n’a strictement rien de comparable avec son équivalent en Europe. Imaginez donc un vaste bâtiment avec des chambres, un ou plusieurs restaurants, de nombreuses salles de bar (public bar et lounge), un magasin de vente d’alcool à emporter, des beergarden extérieurs et parfois plusieurs boîtes de nuit. Rien de comparable, vous disait-on.

Mick a la carrure imposante d’un joueur de football australien, enveloppée d’une bonne couche de graisse, mais il gère son hôtel avec une efficacité remarquable. « L’hôtel, c’est toute sa vie » comme le dit souvent Jenny qui, à l’image de son mari, est toute en graisse, mais plus petite.
Le couple vit harmonieusement depuis vingt ans et, faute d’enfants, a adopté une des chats. Le dernier se nomme Mol.
Tous les week-ends, une clientèle ordinaire déferle sur l’hôtel, à la recherche d’un peu d’amusement. Brutes épaisses, adolescentes en goguette, jeune puceau en chasse et tutti quanti. Un échantillon d’humanité tout ce qu’il y a de plus ordinaire en Australie se donne ainsi rendez-vous chez Mick et Jenny pour prendre du bon temps, vider quelques litres de bière en bonne compagnie, écouter la musique soûlante du groupe engagé par Mick, faire joyeusement bombance, lier connaissance et, bien plus souvent qu’on ne le pense, casser quelques têtes, mais dehors car Mick a des principes.
Toutefois, ce week-end, le drame a aussi rendez-vous à l’hôtel Calpe.

À coups redoublés est le récit implacable d’un tragique fait divers. D’entrée, le lecteur sait qu’il y a eu mort d’homme, seule l’identité de la victime reste inconnue. L’intrigue relate les trajectoires respectives de John Verdon, l’abatteur de bœuf, de Peter Watts, l’ado efféminé en quête d’une nana à déflorer pour prouver qu’il n’est pas un pédé, de Mick, de Jenny et de Mol. Il met en parallèle le récit de cette soirée avec des extraits du procès-verbal du procès qui tente de déterminer objectivement les responsabilités des uns et des autres.
La démarche peut apparaître répétitive, voire artificielle. Elle distille pourtant un suspense indéniable et introduit un dialogue entre le constat dépassionné et objectif du tribunal et le récit « à chaud » de ce gâchis.

À coups redoublés n’est sans doute pas aussi dingue que Cinq matins de trop. Il n’en demeure pas moins un court roman efficace, dont le dénouement se révèle totalement inattendu et non dépourvu d’humour. Le meilleur : le noir.

coups_redoublesÀ coups redoublés (Bloodhouse, 1974) de Kenneth Cook – Éditions Autrement/Littératures, 2008 (roman inédit traduit de l’anglais [australien] par Mireille Vignol, réédition disponible en poche)

Cinq matins de trop

« Assis à son bureau, il regarda avec lassitude les enfants sortir un à un de la classe. Ce trimestre au moins, il lui paru raisonnable de présumer qu’aucune des filles n’était enceinte. »

« Il » s’appelle John Grant. Petit instituteur banal, Grant est sous contrat avec le gouvernement afin d’éduquer la faune enfantine de l’Outback australien. Mais, la fibre éducative et ses tracas quotidiens ne constituent pas le sujet du roman car, au moment où le récit commence, John se réjouit à la perspective des vacances qui s’offrent à lui. Le trimestre vient de s’achever et, enfin, il va pouvoir délaisser pendant six semaines ce coin paumé, surchauffé et poussiéreux qu’il hait prodigieusement.

« Six semaines au bord de la mer, le simple plaisir de s’allonger dans l’eau et de détremper la poussière qui s’était infiltrée à l’intérieur de son être. »

Six semaines, c’est à la fois beaucoup et peu pour John. Pour tout dire, il ne nourrit guère d’illusion quant à l’avenir de ses élèves. La vocation ne l’a pas guidé en ces lieux désertés par la logique dans son acception commune. Plutôt l’obligation de rembourser un emprunt pour payer ses études. Dès que sa période de deux ans sera achevée, il s’envolera définitivement vers d’autres cieux, plus proches d’une petite amie en robe blanche, plus proche de l’océan. De toute façon, qu’est-ce qui le retient mise à part cette obligation professionnelle ? Certainement pas l’amour des lieux – une steppe qu’égayent à peine quelques touffes d’herbes étiques – et ses habitants.

« Rares sont les bienfaits de la civilisation dans les villes isolées de l’Ouest : il n’y a pas de tout-à-l’égout, pas d’hôpital, rarement un médecin ; les aliments, après de longs transports, sont insipides et peu variés ; l’eau a mauvais goût ; l’électricité est réservée à ceux qui peuvent se permettre d’installer leur propre groupe électrogène ; les routes sont quasi inexistantes ; il n’y a aucun théâtre, aucun cinéma et seulement quelques salles de bal. Une seule intrusion tolérée du progrès, enracinée sur des milliers de kilomètres à l’est, au nord, au sud et à l’ouest du Cœur mort empêche la population de sombrer dans la démence la plus absolue : la bière est toujours fraîche. »

Sans un regard en arrière, John embarque dans le train à destination de Bundanyabba (Yabba, la meilleure ville du monde comme l’appelle ses habitants) d’où il prendra l’avion pour Sydney. Quelques heures à tracer la route dans un paysage désertique et monotone. Bien entendu, le programme va quelque peu déraper et ses vacances de rêve vont virer au cauchemar éveillé.

Je ne connaissais pas Kenneth Cook mais la lecture rapide de la première page de Cinq matins de trop m’a littéralement happée et je n’ai finalement lâché le livre qu’une fois la dernière page tournée. Ce roman est une claque. Avec un art consommé de la description, en usant de phrases courtes et avec une ironie incisive, Kenneth Cook nous dépeint un pays complètement dingue. Il y embarque ce pauvre John Grant dans une sorte de quête initiatique à l’envers (par principe, on doit ressortir plus fort d’une quête). Picaresque diront certains. Sans doute. Peu à peu, l’univers familier de Grant devient cauchemardesque. Sa dérive est implacable et les minces espoirs de sortir indemne de la situation épouvantable dans laquelle il s’est lui-même jeté, sont malmenés, minés, renversés puis finalement pulvérisés.
Noyé par des litres de bière, à la fois acteur et spectateur, John Grant perd pied et il fait l’apprentissage d’un aspect de son pays qu’il avait vu sans jamais vraiment le regarder. A force de lâcheté, de faiblesse, il s’enfonce davantage jusqu’au bord de l’abîme, abîme dont il ne fera pas l’économie car le récit de Cook est impitoyable pour Grant.

Tristes Antipodes. Quel pays étrange que cet Outback. Cook le décrit sans aucune compassion, ni concession et sans donner l’impression de forcer le trait. Il ne lésine à aucun moment sur le caractère sordide des situations et ne nous épargne rien des rencontres, des beuveries et de l’avilissement de Grant. A ce propos, la scène de chasse aux kangourous est à proprement parlé hallucinante.

« Je comprends à peu près comment l’ingéniosité peut permettre à un homme de sortir grandi ou avili d’une même situation.
Je comprends à peu près comment, même s’il choisit la bassesse, les événements qu’il provoque peuvent encore se souder en un plan raisonnable auquel se raccrocher, s’il le souhaite.
Ce que je n’arrive pas du tout à comprendre – il déplaça son regard des étoiles à l’obscurité de la plaine, puis à nouveau sur les étoiles – , ce que je n’arrive pas du tout à comprendre, c’est ce qui m’a permis d’être en vie et de savoir de telles choses…
…Mais j’ai l’impression que je le saurai probablement un jour. »

Assurément, un roman à lire !

Additif : A noter qu’il existe une adaptation du roman.

cinq matinsCinq matins de trop (Wake in Fright, 1961) de Kenneth COOK – Éditions Autrement, 2006 (Réédition disponible en poche)