Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fuit les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, prenant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne  ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand  ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit, ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique.

Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais, est-ce suffisant  ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle donc une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Borne – Jeff VanderMeer – Au Diable Vauvert, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

Un gars et son chien à la fin du monde

Les prophètes de mauvais augure l’ont prédite mille fois mais ne l’ont pas vue arriver, la fin du monde. Ni dans un grand boum ni dans un murmure, elle a surgi sous la forme d’un effacement progressif, une attrition irrémédiable après que l’humanité ait perdu sa fertilité. Surnommé la Castration, l’événement a provoqué le désespoir parmi une population vieillissante, réduite peu-à-peu à la portion congrue, à quelques rares exceptions près. Gritz vit une centaine d’années après la fin du monde. Avec ses proches et ses deux chiens, il habite une ferme située sur une des Hébrides extérieures, avec comme seuls voisins, une famille sur l’île d’à côté. Quant au reste de la population, il subsiste dans cette photo récupérée dans une maison abandonnée à laquelle Gritz adresse ses mots, bâtissant le récit de son périple sur la terre ferme, parmi les ruines du monde d’avant. Jusqu’à l’arrivée de Brand, Gritz a vécu une existence heureuse, endeuillée hélas par la disparition prématurée de sa sœur Joy. La venue du voyageur vient remettre en question la routine de son quotidien. Après avoir drogué sa famille, ce menteur et ce voleur s’empare de l’un de ses chiens. A posteriori, le fait réveille encore sa colère, lui faisant regretter en même temps l’envie d’en découdre qui l’a saisie à ce moment là, le poussant à embarquer à sa poursuite. Mais, personne ne connaît la fin de sa propre histoire, à part la toute fin, quand on meurt.

Un Gars et son chien à la fin du monde est le genre de roman qui vous happe sans coup férir, en dépit de la simplicité de l’intrigue. Éminemment sans prétention, il émane pourtant de cette histoire une sincérité et une force vitale qui la rend aussitôt attachante. C. A. Fletcher n’est pas vraiment un novice dans l’écriture. Scénariste pour le cinéma et la télévision, il est également romancier, auteur de la trilogie d’Urban Fantasy «  Stoneheart  » pour ne citer que cette série destinée à la jeunesse. L’auteur aborde avec ce roman plus récent le registre post-apocalyptique, donnant la parole à un adolescent dont l’humanité lumineuse est révélée progressivement pendant le récit qu’il brosse de son voyage.

Avec ses multiples péripéties, son narrateur au phrasé très oral, le périple de Gritz a tout du récit d’apprentissage, rappelant l’ordinaire du roman pour la jeunesse. L’adolescent traverse ainsi les vestiges de cités retournées à la poussière et aux ronces, brave une nature guère propice à la contemplation, jouant à la fois de chance et de malchance. Il affronte la mer, naviguant des Hébrides au Pays de Galles, avant d’accoster à Blackpool pour rallier l’Est de l’Angleterre. Dans son cheminement, il rencontre enfin d’autres survivants, se frottant au meilleur et au pire de l’humanité. Bref, il se forge le caractère et apprend beaucoup sur lui-même et sur autrui des épreuves qu’il endure. Certes, si on n’échappe pas à la caricature et à quelques facilités, C. A. Fletcher a suffisamment de métier pour faire passer la pilule. Il distille les révélations, ménageant les coups de théâtre aux moments appropriés, histoire de surprendre le lecteur et de relancer son intérêt. Avec Gritz, il dresse surtout un portrait d’une force incroyable. L’adolescent porte littéralement le récit sur ses épaules par l’abnégation inlassable dont il fait montre, la force de son caractère et son humanisme, impulsant un optimisme rafraîchissant à un contexte et un décor sans doute plus propice à la dépression ou à la catharsis.

Un Gars et son chien à la fin du monde est donc un chouette roman qui a du chien, mais aussi un peu d’humain. Ainsi finit le monde  ? Non, il ne fait que commencer.

Un Gars et son chien à la fin du monde – C. A. Fletcher – J’ai lu, coll. «  Nouveaux Millénaires  », juin 2020 (roman traduit de l’anglais par Pierre-Paul Durastanti)

Lisière du Pacifique

Ce blog avait atteint l’âge de mille articles. Déjà ? Enfin ? Hélas ? Visons les deux mille maintenant. On croise les doigts.

Longtemps resté inédit dans nos contrées, Lisière du Pacifique achève le cycle consacré à la Californie dont on a pu lire jadis les précédents volets chez J’ai lu. Première œuvre d’importance de Kim Stanley Robinson, dont chaque volet se lit de manière indépendante, le présent ouvrage forme avec Le Rivage oublié et La Côte dorée un ensemble thématique centré sur le Comté d’Orange permettant à l’auteur américain de fourbir ses arguments à l’aune du roman post-apocalyptique, de la dystopie et de l’écotopie. De quoi envisager le monde et la Californie sous l’angle du pire comme du meilleur, mais dans une perspective résolument politique et spéculative. Kim Stanley Robinson a également bien retenu les leçons de John Dos Passos et de John Brunner. Le macrocosme sud californien se dessine ainsi progressivement par le truchement d’un patchwork de destins individuels, mais aussi via le personnage de Tom Barnard dont les apparitions récurrentes font office de fil directeur.

Chez Kim Stanley Robinson, la Science-fiction est éminemment politique. Littérature d’idées, elle offre un ban d’essai aux spéculations et débats enracinés dans le présent. Lisière du Pacifique ne dément pas cette acception du genre puisqu’on s’immerge directement au cœur d’une petite communauté confrontée à un dilemme social et politique dont le point focal se situe sur les pentes de l’ultime colline «  naturelle  » de la petite ville d’El Modena. L’homme étant un animal politique, son avenir d’être vivant et celui de son environnement résultent de son engagement dans une voie de développement ou une autre. L’auteur imagine ici une Californie future plus soucieuse d’écologie et de social, confrontant cette écotopie socialiste à la résurgence d’un capitalisme toujours intéressé par le profit et la rentabilité à court terme.

Territoire à l’avant-garde des stratégies de conversion, le Comté d’Orange esquisse un avenir plus soutenable et viable pour l’humanité, sans pour autant renoncer au progrès. Un futur auquel Kim Stanley Robinson s’efforce de donner corps d’une manière raisonnée. L’autopie et les suburbs de La Côte dorée s’effacent ainsi au profit du vélo et d’un mode de vie collectif jusque dans les pratiques politiques et l’habitat. Les maisons sont conçues comme des organismes dotés d’une domotique permettant de réduire au maximum leur impact sur l’environnement, notamment grâce au poétique gel-nuage, sans nuire pour autant au confort de leurs habitants. Sur les océans, les porte-conteneurs ont disparu, remplacés par des voiliers aux gréements composites et automatisés. Le Rivage oublié et son paysage cauchemardesque disparaissent aussi, repoussés grâce à une réglementation plus stricte, notamment pour l’usage de l’eau, qui favorise également le dépeuplement du territoire afin d’en restaurer peu-à-peu les ressources.

Bref, Lisière du Pacifique donne des raisons d’espérer, démontrant s’il est nécessaire de le faire encore, que la Science-fiction reste plus que jamais la littérature des possibles. Trente et un ans après sa parution, à l’heure des sécheresses et incendies à répétition en Californie, il serait peut-être temps d’en explorer les pistes de toute urgence.

Lisière du Pacifique – Kim Stanley Robinson – Les moutons électriques, coll. «  La bibliothèque voltaïque  », mai 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Stéphan Lambadaris)

La Chanson d’Arbonne

Réédité dans une nouvelle et belle édition brochée, La Chanson d’Arbonne faisait partie des introuvables de Guy Gavriel Kay dans l’Hexagone, du moins si l’on ne souhaitait pas hypothéquer un rein pour l’acheter sur le marché de l’occasion.

Après s’être acquitté de sa dette envers Tolkien avec « La Tapisserie de Fionavar », et plus largement envers la high fantasy, l’auteur canadien peaufine avec La Chanson d’Arbonne une vision plus personnelle du genre, née de sa passion pour l’Histoire et pour la culture méditerranéenne. Ce roman fait en effet directement allusion au pays de langue d’Oc et plus particulièrement à la Provence médiévale. Kay y déploie toute son admiration pour le fin’amor, cet art de vivre et d’aimer porté par les troubadours et autres ménestrels. Il fantasme ainsi une terre imaginaire, l’Arbonne, aux vignobles ensoleillés, peuplée de seigneurs et poètes aussi redoutables avec les mots qu’avec leur épée, un pays de cocagne ceint de montagnes élevées, la protégeant des convoitises de ses voisins ombrageux, mais hélas pas des mauvaises rumeurs qui courent sur ses femmes. Dans son voisinage, l’austère royaume du Gorhaut se révèle au cœur de toutes les intrigues. Adorant le dieu mâle Corannos, son aristocratie voit d’un très mauvais œil cette riche contrée gouvernée par une femme et soumise aux caprices de la déesse Rian. Mais surtout, l’Arbonne suscite la haine du primat du clergé du Gorhaut, un homme ambitieux qui rêve de croisade et de châtiments sanglants afin d’éradiquer l’hérésie féminine qui y prévaut.

La Chanson d’Arbonne reconduit la plupart des thèmes effleurés dans Tigane, en poussant un peu plus loin la rupture avec la high fantasy. On y retrouve cette volonté de tolérance qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, manifestation morale qu’il ne faudrait pas confondre avec de la naïveté. Pour avoir beaucoup étudié l’Histoire, l’auteur canadien sait que l’être humain n’est pas naturellement bon. Si l’Arbonne doit beaucoup à la Provence, Cygne de Barbentain ou Ariane de Carenzu empruntent sans doute une grande partie de leurs traits à Marie de Champagne ou Aliénor d’Aquitaine. Quant au Gorhaut et à sa croisade, il s’inspire évidemment de l’expédition contre les Albigeois, décrétée par la papauté au XIIIe siècle. Néanmoins, il ne faudrait pas restreindre La Chanson d’Arbonne à un simple décalque de l’histoire de l’Occitanie médiévale. Bien au contraire, Guy Gavriel Kay utilise sa grande connaissance du sujet pour donner vie à la contrée et à ses habitants, jusque dans le moindre détail culturel ou politique. En la matière, il faut reconnaître qu’il se montre adroit pour échafauder complots et vengeance familiale, faisant monter la tension au fil d’une intrigue fort bien ficelée, où alternent discussions stratégiques et parties plus musicales ou sensuelles. Avare en magie, Kay préfère ici une fantasy teintée de réalisme, pour ainsi dire désabusée, ne retenant cependant pas sa plume lorsqu’il s’agit de se montrer plus épique.

Entre Tigane et Les Lions d’Al-Rassam, La Chanson d’Arbonne fait donc partie des textes les plus aboutis d’un auteur ayant depuis continué à étoffer son univers de fantasy historique du côté de Byzance, de l’Angleterre et de la Chine. Voici un roman à (re)découvrir, assurément.

La Chanson d’Arbonne (A Song for Arbonne, 1992) – Guy Gavriel Kay – Réédition L’Atalante, collection « La Dentelle du cygne », février 2019 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Hélène Rioux)

Je n’aime pas les grands

Née sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, la hargne revancharde d’Augustin Petit se nourrit aussi de l’humiliation de la défaite, préalable au traité infâme imposé à la France. Elle prospère surtout dans l’entre-deux-guerres, période qui voit les blonds et les hauts perchés toiser de leur hauteur les petits et autres rase-mottes voués à la basse besogne et à toutes les vilenies. Désormais connu dans tous les livres d’histoire comme le Suprême, le personnage d’Augustin Petit s’enracine ainsi dans le terreau putrescent des tranchées et la certitude irrationnelle d’un complot des grands. Pour comprendre le destin de ce grand parmi les petits et appréhender l’empreinte du petiste sur l’histoire du XXe siècle, nul doute que le livre de Pierre Léauté soit incontournable, du moins aux yeux de l’amateur d’uchronie.

Je n’aime pas les grands compile et prolonge deux romans parus en 2015 et 2016 aux Éditions Mü. Le présent ouvrage comporte aussi en annexe une courte nouvelle et une bibliographie poil à gratter assez réjouissante, sans oublier une lettre de Pierre Bellemare* (*authentique). Augustin Petit y incarne l’archétype du dictateur, plus vrai que nature. La paranoïa, la folie et le charisme du bonhomme évoquent en effet quelques-uns des plus célèbres tyrans du XXe siècle dont Pierre Léauté dresse en creux un portrait décalé et vachard. Je n’aime pas les grands joue ainsi avec les ressorts de l’uchronie pour dérouler un propos railleur tenant davantage de la fable politique grinçante. Toute simple, la divergence s’appuie sur une inversion de perspective où la France se retrouve dans la position du vaincu de la Première Guerre mondiale, déclinant ensuite un récit contre-factuel limpide, dénué des scories qui viendraient entacher sa vraisemblance ou rendre le propos illisible. Mêlant les éléments familiers de notre histoire aux extrapolations de son imagination, Pierre Léauté se permet également des allusions plus contemporaines qui, en dépit de leur caractère anachronique, prennent un sens cocasse contribuant à enrichir la mécanique absurde de l’intrigue. Décalé, caustique et définitivement sans scrupules, Je n’aime pas les grands ausculte enfin les mécanismes du populisme et de la lâcheté humaine, démontrant s’il est encore besoin de le faire que la bêtise et la démagogie demeurent plus que jamais les moteurs d’un processus vieux comme le monde, pour le plus grand profit de l’émotion et du ressentiment.

Petit livre malin et rigolard, Je n’aime pas les grands ne s’embarrasse donc pas de précautions oratoires, plongeant le lecteur immédiatement dans un récit référencé qui flirte avec la veine satirique. Et si le texte n’est pas exempt de clins d’œil un tantinet trop appuyés, Pierre Léauté y révèle cependant qu’il a assurément tout d’un grand (le fourbe).

Je n’aime pas les grands – Pierre Léauté – Éditions Mü/Mnémos, octobre 2020

Capitaine Futur : Les Sept Pierres de l’espace

Le temps passe aussi vite que le Comète en quête de nouveaux défis à relever. Voici déjà le cinquième opus des aventures du Capitaine Futur, le sémillant géant à la chevelure de feu et à l’intelligence remarquable. Sortez les midinettes, le héros est toujours un cœur à ravir, même si Joan le couve plus que jamais d’un regard jaloux. Mais, ne soyez pas trop impatient quand même, car la liste des ennemis de l’humanité est longue avant de pouvoir trouver le moment propice afin de compter fleurette. D’autant plus que le sorcier de la science a toujours une expérimentation sur le feu, histoire de ne pas rester oisif. Une fois de plus, il affronte un adversaire implacable, un véritable génie du mal, déterminé à dominer les neuf planètes pour en repousser les limites à son avantage exclusif. Un adversaire évidemment à la démesure de Curt Newton et de ses Futuristes, persuadé que l’univers, de l’infiniment petit au plus grand, lui appartient, prêt à être façonné à sa convenance. Face à Ul Quorn, l’hybride maléfique et à sa caravane de l’étrange, toutes les ressources athlétiques et intellectuelles du Capitaine ne seront pas de trop pour le mettre hors de nuire.

Lire Capitaine Futur, c’est un peu comme retrouver une paire de pantoufles auprès du feu. Périls terrifiants dont on sait que le héros parviendra à se dépêtrer à force de courage et de ténacité, sense of wonder suranné, voire kitschouille, décontraction et frisson sans prise de tête, les aventures de Curt Newton proposent un condensé de cet esprit pulp, cher à l’Âge d’or de la science fiction américaine. Dans l’univers du feuilleton ou plutôt du serial, Edmond Hamilton tire son épingle du jeu, en dépit de l’aspect répétitif des intrigues, de l’humour lourdingue du duo Otho/Grag et de rebondissements un tantinet téléphonés. Si les recettes d’écriture ne changent pas vraiment, l’auteur introduit pourtant une petite variante, dévoilant d’emblée l’identité de l’adversaire du Capitaine. Il s’agit donc moins de démasquer celui-ci que de le prendre en flagrant délit ou de le devancer afin de l’empêcher de mener son projet à terme. Le mano à mano entre Curt et Ul Quorn n’empêche pas le respect d’exister, voire même une certaine admiration mutuelle se développer entre les deux personnages, malgré l’antagonisme irréductible qui les oppose. Il en va souvent ainsi du héros et de son âme damnée.

Bref, Les Sept Pierres de l’espace s’apparente à un petit changement dans la continuité où l’ambivalence des motivations reste toujours exclue et où les poncifs constituent l’ordinaire d’un système solaire réduit aux dimensions d’une Amérique fantasmée.

Capitaine Futur  : Les Sept Pierres de l’espace – Edmond Hamilton – Le Bélial’, coll. «  Pulps  », juin 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Djinn City

Oubliez tout ce que vous croyez savoir  ! Le Big bang, le plan de Dieu, la théorie de l’évolution, le sens de l’Histoire, rien ne peut égaler la magie des Djinns. Depuis des éons, ils cohabitent avec les humains, colocataires encombrants et un brin ombrageux dont il convient de se méfier. On dit même qu’ils ont précédé l’aube de l’humanité, qu’ils sont à l’origine de bien des inventions et révolutions technologiques. Mais tant de choses ont été dites et écrites sur eux que la réalité a fini par se muer en contes et légendes. Après l’ultime bataille ayant mis fin à leur empire, ils ont choisi la discrétion, s’effaçant devant l’humanité conquérante et n’entretenant des relations avec elle que par l’intermédiaire de quelques clans triés sur le volet. Des intermédiaires, voire des ambassadeurs, dont ils ont favorisé la fortune et la réussite car rien n’est gratuit en ce bas monde. Ni la magie, ni la dignitas sur laquelle se fonde l’auctoritas des plus puissants Djinns et pas davantage la richesse vulgaire dont use l’engeance humaine pour asseoir sa puissance. En ce début de XXIe siècle, le statu quo semble pourtant sur le point de s’achever. Parmi les Djinns, les plus vindicatifs fourbissent leurs armes et affûtent leurs arguments juridiques, prêts à faire table rase des hommes, en commençant par la baie du Bengale.

Djinn City marque le retour de Saad Z. Hossain sous nos longitudes, après le fort drôle et désenchanté Bagdad, la grande évasion  ! Dans un registre semblable, sorte de fantastique oriental mâtiné d’une bonne dose de nonsense et d’ironie, l’auteur bengalis déroule un récit vigoureux et inventif, puisant son inspiration dans l’imaginaire musulman. À la manière d’un conteur des Milles et Une Nuits, Saad Z. Hossain passe avec aisance du passé mythique au présent le plus prosaïque, mêlant physique quantique et magie primordiale pour abuser de notre suspension d’incrédulité. Il décline ainsi une intrigue centrée sur trois personnages – un père, un fils et son cousin – poussés bien malgré eux en première ligne. Entre la capitale de l’empire des Djinns et la cité tentaculaire de Dacca, via les tréfonds vicieux d’une fosse à meurtre, on s’attache à déchiffrer progressivement les enjeux d’un conflit cosmique enraciné à une époque antédiluvienne, tout en s’amusant beaucoup du choc des civilisations et du ton pétillant de l’auteur bengalis. À bien des égards brillant et atypique, du moins aux yeux d’un lecteur n’étant pas familier de la culture islamique, le roman de Saad Z. Hossain s’achève toutefois sur la fâcheuse impression d’un dénouement un tantinet bâclé qui, à défaut de convaincre pleinement, laisse poindre un sentiment d’incomplétude. Mais, tout ceci appelle-t-il peut-être une suite  ? L’avenir nous dira.

En attendant une réponse plus sûre, Djinn City reste quand même un roman original, vif et divertissant, dont on peut louer les qualités et affirmer sans crainte qu’il ne suscite à aucun moment l’ennui.

Djinn City – Saad Z. Hossain – Agullo Fiction, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [Bangladesh] par Jean-François Le Ruyet)

La Voix du maître

Comme il le déclare en ouverture, à la manière modeste d’un Isaac Asimov, Stanislas Lem expérimente avec La Voix du maître une forme d’hybridation de la littérature et de la philosophie, sorte de philosophie fiction matinée d’une bonne dose de science et d’épistémologie. Le présent roman est en effet le genre de récit qu’il ne convient pas de lire d’un œil distrait tant les digressions abondent déclinant moult réflexions stimulantes et concepts vertigineux. D’aucuns resteront sans doute désemparés devant la profusion et la densité des idées déployées comme une arborescence touffue ne se laissant pas conquérir sans quelques efforts. D’autres lâcheront l’affaire, préférant retrouver l’exubérance pulp dont on sent que Stanislas Lem ne prise guère le bigger than life. La Voix du maître dénote surtout de la volonté de son auteur à faire sens en épuisant toutes les hypothèses afin de traiter le plus rationnellement possible de son sujet. Et, s’il use de la boîte à outils de la science-fiction, c’est en la dépouillant de ses ornements les plus clinquants, les plus ostentatoires selon son goût, préférant les idées aux images, l’analyse minutieuse à la narration débridée, la raison à l’émotion. Une attitude lui ayant valu d’être radié de la Science Fiction and Fantasy Writers of America en raison de sa critique acerbe du genre outre-Atlantique.

Adoptant le registre du monologue autobiographique, La Voix du maître traite d’un lieu commun de la Science-fiction dont Stanislas Lem a déjà fait le sujet du roman Solaris. Les connaisseurs l’auront compris, il s’agit du premier contact avec une forme d’intelligence extraterrestre. Celui-ci est ici à sens unique puisque transmis sous la forme d’un message capté via un flux de neutrinos. Information ou simple bruit intergalactique, message destiné à l’humanité afin de tester son intelligence ou bribe d’une transmission perdue dans l’éther, le mystère ne résiste pas aux interrogations d’un Stanislas Lem très inspiré, toujours aussi pessimiste quant à la faculté humaine à s’autodétruire, Guerre froide oblige, mais surtout très intéressé par la démarche scientifique, la philosophie et la métaphysique. En conséquence, la tension dramatique est intellectuelle, les cliffhangers étant remplacés par de longues digressions consacrées au rôle de la science, à son détournement dans un but de domination et aux conflits entre scientifiques, véritables guerres picrocholines aux buts absurdes. Bref, l’optimisme ne guide pas un auteur navré de constater que nos connaissances se réduisent à des croyances fragiles entre les mains de décideurs avides de pouvoir, mais qui ne renonce pas pour autant au sarcasme et à la critique. Le choix de l’intelligence.

Incontestablement ambitieux et dense, La Voix du maître ravira sans doute les amateurs de H.G. Wells ou d’Olaf Stapledon par l’ampleur de spéculations et thématiques, elles-mêmes très appréciées des lecteurs de science-fiction, en dépit des réserves de l’auteur pour le genre.

La Voix du maître – Stanislas Lem – Éditions Denoël, coll. «  Présence du futur  », 1976 (roman traduit du Polonais par Anna Posner)

Un Puits dans les Étoiles

Il était une fois un vaisseau, grand comme une planète et vieux comme l’univers, qui errait dans l’espace intersidéral. Un jour, le mastodonte atteignit la voie lactée et tomba dans les mains industrieuses de l’humanité, qui s’empressa de le convertir en astronef de croisière pour extraterrestres voyageurs. Pour embarquer, une seule condition à remplir : payer sa place en information — transfert de technologie fructueux — ou en ressources sonnantes et trébuchantes. Mais le Mal couvait au cœur du Grand Vaisseau. Pendant une mission d’exploration, certains membres de l’équipage découvrirent la mystérieuse entité dénommée Marrow, incarcérée en son centre. S’étant proclamés Indociles, ils tentèrent alors de s’emparer du pouvoir pour imposer son culte et peut-être même, la libérer de sa prison en hyperfibres. Il en résulta une guerre impitoyable qui manqua de détruire entièrement le Grand Vaisseau. Au terme de cet épisode, on aurait pu croire qu’après avoir réprimé la révolte, préservé l’intégrité de la coque et échappé à l’engloutissement dans un trou noir, les capitaines survivants allaient pouvoir enfin goûter à une immortalité paisible durant des éons. C’est bien mal connaître l’imagination de Robert Reed et le goût du lectorat pour ce genre de saga. A peine ses plaies sont-elles pansées que le Grand Vaisseau voit son avenir dramatiquement hypothéqué. En effet, la nouvelle trajectoire qu’il a adoptée pour échapper au trou noir l’entraîne inexorablement au cœur d’une nébuleuse obscure où le guette… un danger peut-être — certainement — plus grand encore…

Voici donc la chronique de Un puits dans les étoiles qui pourrait aisément s’intituler Le Grand Vaisseau — saison 2. En effet, tous les ingrédients constitutifs, les tics narratifs et les poncifs du précédent volet sont une nouvelle fois convoqués pour en mettre plein la vue aux adeptes de NSO (acronyme désignant le New Space Opera, courant littéraire qui, a bien y réfléchir, ne se différencie de son ancêtre de l’âge d’or que par les trois premières lettres). Un puits dans les étoiles commence immédiatement au moment où l’action de Le Grand vaisseau s’était interrompue et le programme de la seconde saison peut se résumer en deux mots : encore plus. Encore plus de gigantisme, encore plus de combats titanesques et cataclysmiques, encore plus d’armes effroyables (insérez ici le cri d’effroi de votre choix), encore plus d’extraterrestres bizarres, encore plus de jargon technoscientifique, encore plus de sexe (eh non ! même pas…) ; l’ensemble se déroulant sur une échelle de temps qui s’étiiiiiiiire encore sur des centaines d’années.

Une nouvelle fois, la surenchère d’effets se fait au détriment de l’aspect humain de l’histoire. Ici, on pourrait également résumer le procédé promptement. C’est le règne du encore moins. Encore moins de psychologie, encore moins de chaleur humaine, encore moins d’interaction entre les individus. Capitaines, ingénieurs, post-humains, extraterrestres ne sont que les marionnettes d’événements qui les dépassent en ampleur. Ils évoluent en tâche de fond, immergés dans une intrigue, par ailleurs totalement balisée. Fort heureusement, Robert Reed pratique davantage l’ellipse, ce qui nous épargne des siècles de comptes-rendus minutieux sur l’avancement des réparations et sur l’approche de la nébuleuse. Cependant, la narration reste très lente, pour ne pas dire ennuyeuse. Il ne se passe rien ou presque, durant environ 130 pages.

Puis, le rythme s’accélère, les événements se précipitent jusqu’à l’offensive générale contre le Grand Vaisseau. C’est alors une toute autre sorte de lassitude qui s’impose. Celle générée par la répétition des combats qui mobilisent un arsenal toujours plus impressionnant. Celle suscitée par le ressassement des effets dévastateurs de l’assaut. Celle enfin, du rabâchage des contre-mesures déployées par les capitaines, Washen et Pamir, afin de repousser l’invasion ; manœuvres toutes successivement et implacablement déjouées. Des pages et des pages où il n’est plus question d’une S-F d’idées puisque l’enjeu se réduit à la question : Charybde (Marrow) va-t-il trouver son Scylla ? Il n’est pas davantage question d’une S-F d’images, même si certaines visions titillent de manière subliminale le sense of wonder. Non, nous nous trouvons ouvertement dans une S-F de comptabilité. Seul importe le nombre de morts, les outrages pyrotechniques infligés au Grand Vaisseau et, de manière de plus en plus lancinante, le compte à rebours des pages qu’il reste à tourner avant un dénouement, en forme de cliffhanger comme il se doit, dans une série interminable…

Un Puits dans les Étoiles (The Well of Stars, 2005) de Robert Reed – Éditions Bragelonne, collection Science-fiction, juin 2007 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Olivier Debernard)

Émissaires des morts

Andrea Cort se considère comme un monstre. Objet de fascination et de répulsion aux yeux de sa propre espèce, depuis sa plus sanglante enfance, elle l’est également pour les interlocuteurs extraterrestres avec lesquels l’Homsap est amenée à entrer en contact. Liée par un contrat ressemblant davantage à une forme de servitude à vie, elle sert les intérêts du Corps diplomatique, accomplissant la mission délicate d’aplanir les angles avec les autres êtres sentients lorsqu’un humain se rend coupable de crime. Le plus souvent, on lui demande de déterminer ses mobiles ou de trouver son auteur en procédant à une enquête indépendante. Autant dire un travail délicat, où la vérité est souvent suspendue à la compréhension des mœurs étrangères et aux ressorts plus tortueux de la politique. La Confédération humaine doit en effet maintenir l’illusion de l’unité si elle veut continuer à peser dans le concert des nations extraterrestres, du moins sans avoir recours à l’argument hasardeux de la guerre. Elle doit prouver qu’elle est capable de régler sans compromission les problèmes causés par ses ressortissants, en dépit d’une histoire humaine troublée et d’un contexte présent non exempt de chicaneries et de cruauté. Bref, Andrea est un outil, utile mais évidemment sacrifiable, dont l’efficience n’a jusqu’à présent jamais fait défaut, y compris dans les cas les plus épineux.

Émissaires des morts se compose de quatre novellas et du roman donnant son titre à ce fort volume de plus de sept-cent pages. Comme le précise Gilles Dumay en avant-propos, le sommaire résulte plus d’un choix éditorial que d’un calcul commercial. Il s’agit en effet de restituer l’évolution psychologique d’Andrea Cort dont la personnalité constitue l’un des points forts du récit. La représentante du Procureur général du Corps diplomatique se dévoile en effet progressivement au fil d’enquêtes imaginées par Adam-Troy Castro avec plus ou moins de bonheur. Si l’on peut juger anecdotiques «  Les lâches n’ont pas de secret  » ou «  Une défense infaillible  », «  Avec du sang sur les mains  » et «  Démons invisibles  » se révèlent très stimulants du point de vue de l’intrigue et de l’exo-psychologie. Mention spéciale sur ce dernier point au second texte où l’auteur déjoue avec brio un problème apparemment insoluble d’incommunicabilité. En dépit de son aspect classique, tant du point de vue policier que du point de vue science-fictif, Émissaires des morts ne manque cependant pas de fraîcheur, apportant un petit coup de jeune à des motifs old school que n’auraient pas désavoué des auteurs de l’âge d’or américain comme Poul Anderson. Dans un univers dominé par la libre entreprise, la loi du plus fort et la concurrence acharnée, y compris avec les extraterrestres, l’ironie empreinte d’amertume d’Andrea fait écho au traumatisme qu’elle a vécu, ne faisant finalement pas d’elle l’être le plus monstrueux du lot. Bien au contraire, son point de vue apparaît comme un coup de pied mental salutaire, où la science-fiction semble être un outil pour mieux interroger le présent. En cela, Émissaires des morts peut être lu comme un roman noir où l’enquête se mue progressivement en quête plus personnelle, la collecte des faits cédant la place à l’introspection. Une enquête qui ne néglige pas l’aspect science-fictif, proposant quelques belles figures d’altérité radicale, notamment avec les Catarkhiens et les Brachiens, mais aussi, sous couvert des poncifs habituels du space opera, quelques passionnantes réflexions, peut-être un tantinet sur-explicatives, notamment sur le libre-arbitre et la perception de la réalité.

Entre enquête et quête intime, roman noir et science-fiction, Émissaires des morts déploie toute une palette d’arguments en mesure de séduire l’amateur de science-fiction, mais aussi le lecteur attiré par un questionnement flirtant avec la philosophie et la politique. De quoi réjouir les tenants d’une science-fiction divertissante, axée sur les images autant que les idées.

Émissaires des morts (Emissaries from the Dead, 2008) – Adam-Troy Castro – Éditions Albin Michel Imaginaire, janvier 2021 (roman traduit de l’anglais par Benoît Domis)