Bilan 2022 pour images qui bougent encore

Pour terminer 2022, voici de quoi agrémenter l’écran noir des nuits blanches à venir, sous la couette avec une bouillotte ou deux. La programmation du cinéma du coin étant faiblarde, à moins d’apprécier les comédies françaises, les blockbusters superhéroïques, les films d’animation neuneus ou la rediffusion en 4D de La Grande vadrouille, il faudra se contenter de la portion congrue pour le grand écran. Mais, le petit écran pallie le manque, avec un certain panache. Tout est foutu !

En attendant, déconstruisez la famille et le rêve américain avec Ozark, traquez le serial killer et le patriarcat du côté de Belfast avec Gillian Anderson, côtoyez la banalité du mal avec Andor, Scrutez les angles morts de la moralité et de la rédemption avec Giri/Hadji ou dites-vous avec Kleo que l’Est ou l’Ouest, quelle pagaille camarade ! Embarquez aussi dans un trip hallucinant avec The Northman et tuez le temps qui passe avec Onoda. Personne n’en sortira indemne. Tant mieux !

Hiroshima n’aura pas lieu

Nul ne peut désormais ignorer le rôle capital joué par Hollywood dans l’effort de guerre et la victoire des États-Unis en 1945. Mais qui connaît la contribution de Syms J. Thorley, vedette incontestée du cinéma d’horreur des années 1940, célèbre pour son interprétation de Corpuscula, la créature alchimique, et de Kha-Ton-Ra, la momie vivante ? Personne mieux que l’acteur lui-même n’est en effet en mesure de raconter sa participation à l’opération la plus secrète de la Seconde Guerre mondiale, plus confidentielle même que le projet Manhattan. Une opération dont l’échec a ouvert la voie aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki avec les conséquences que l’on sait…

Bien des années plus tard, en 1984, dans une chambre d’hôtel de Baltimore, Syms n’a toujours pas fait le deuil de cet épisode qui l’a marqué personnellement. Il nourrit un spleen tenace préméditant son suicide. Invité d’honneur au festival du film fantastique Wonderama, où il vient de recevoir un prix récompensant une carrière, certes en pointillés, mais dont il a pu tirer quelques bénéfices, il confie ses ultimes réflexions aux pages d’un manuscrit appelé à devenir son testament. Que représente cette breloque ridicule face au plus grand désastre de l’humanité, hibakusha y compris ? L’objet lui remet en mémoire le plus grand fiasco de sa carrière, sa participation à la superproduction orchestrée par la Navy. Un exercice de propagande censé contraindre le Japon à capituler et ainsi épargner au monde l’âge du lézard…

Ne tergiversons pas, avec Hiroshima n’aura pas lieu James Morrow nous livre une pochade, une farce énorme et hilarante. L’auteur américain ne fait pas dans la demi-mesure mais bien dans la démesure avec cette histoire loufoque d’acteur de série-B, voire Z, engagé dans une opération secrète de l’armée américaine pour endosser le costume de la version miniaturisée de monstrueux iguanes cracheurs de feu. Abracadantesque on vous dit ! Et pourtant, on se laisse embarquer dans ce récit ayant toutes les apparences du conte philosophique écrit par un émule des Marx Brothers. Le roman fonctionne également comme une madeleine visuelle, dévoilant les coulisses du cinéma fantastique et de science-fiction des années 1930 et 40. Des productions fauchées destinées à un public populaire, voire déviant, où vont pourtant s’illustrer des créateurs talentueux, tel James Whale, Brenda Weisberg ou Willis O’Brien, développeur de l’animation en stop motion et mentor de Ray Harryhausen. Tous trois figurent au casting de cette superproduction textuelle, offrant au néophyte une opportunité pour se plonger dans l’abondante filmographie des kaijū eiga, films de monstres dont les Japonais se montreront si friands dans l’après-guerre, et dans les classiques américains du film d’horreur. Tout un pan de l’industrie cinématographique recelant bien des nanars, mais aussi quelques chefs-d’œuvre.

Au-delà de l’hommage et de la farce, Hiroshima n’aura pas lieu laisse percer le drame personnel d’un homme dévoré par l’impression de ne pas avoir été à la hauteur. Il dénonce de manière subtile les manigances d’un gouvernement américain dont les préoccupations semblent plus politiques que militaires. Sur ce sujet, on renverra les éventuels curieux à l’essai de l’historien américain Howard Zinn (La Bombe – de l’inutilité des bombardements aériens, Éditions Lux)

Malheureusement, en dépit de la drôlerie des dialogues et des situations, on ne peut s’empêcher de trouver le roman un tantinet creux. Et même si le dernier tiers remet les enjeux à leur place, tout ceci ne paraît pas suffisamment développé pour convaincre. En somme, on se trouve devant un Morrow amusant mais mineur. Tant pis.

Hiroshima-naura-pas-lieu_9834Hiroshima n’aura pas lieu (Shambling Towards Hiroshima, 2009) de James Morrow – Éditions Au diable vauvert, 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard et Chloé Hucteau)

Le Baiser de la femme-araignée

En faisant une recherche pour mettre à jour ma chronique de La Vie en temps de guerre, je suis tombé sur une interview de Lucius Shepard où il confiait son admiration pour Manuel Puig et son roman Le Baiser de la femme-araignée.
Moi qui croyait jusque-là, aiguillé sur cette fausse piste par la quatrième de couverture de La Vie en temps de guerre, que l’auteur américain écrivait sous l’influence de Gabriel Garcia Marquez, cette découverte m’a intrigué. Puisqu’il fallait creuser du côté de l’Argentine plutôt que vers la Colombie, je me suis empressé de me procurer l’ouvrage.
Maintenant, il me faut l’avouer. Non seulement Lucius Shepard est un auteur indispensable, mais de surcroît, il témoigne d’un goût très sûr pour la littérature. Car voyez-vous, Le Baiser de la femme-araignée s’avère un roman brillant, que dis-je, puissant et bouleversant. Qui en doutait ?

Années 1970, en Argentine. Molina l’homosexuel et Valentin le détenu politique vivent reclus entre les quatre murs d’une cellule, confiés à la garde de geôliers versatiles. Les deux hommes ne se connaissent pas. À vrai dire, ils ne fréquentent pas le même milieu et ne goûtent guère au même idéal. Valentin doute même de l’idéal de Molina. Ce dernier a en effet été condamné pour détournement de mineurs. Un acte méprisable aux yeux du militant qui considère que l’Homme, le vrai, se révèle dans le combat politique. Et puis, qu’y a-t-il de commun entre lui, soucieux de renverser la dictature, et cet individu efféminé aux manières viles ?
Bien qu’il s’en défende, après tout la révolution doit libérer le pays de toute oppression, y compris celle des idées préconçues, Valentin se méfie de Molina. Pourtant, jour après jour, et surtout nuit après nuit, le révolutionnaire revient sur ses préjugés. Il découvre un homme sensible, courageux et fraternel. Un homme très éloigné de l’image de l’inverti. Un homme passionné de cinéma qui lui raconte chaque soir un film puisé dans sa mémoire. Des longs métrages américains issus des mauvais genres et des films de propagande allemande tournés pendant la Seconde Guerre mondiale. Et petit à petit, grâce à la magie du grand écran,Valentin se surprend à accorder sa confiance à Molina. Ils deviennent amis et se confient mutuellement leurs secrets intimes, leurs doutes et leurs espoirs.

Amis du suspense haletant, passez votre chemin. Voici l’anti-thriller par excellence ! Et pourtant, on ne décroche pas un instant du Baiser de la femme-araignée. Le roman de Manuel Puig est conçu comme un long huis-clos, un dialogue entre deux hommes que tout oppose et qui, pourtant, vont se rapprocher par la grâce du cinéma, leur lucarne sur la liberté.
On se plait à rechercher le titre des films racontés par Molina. À titre personnel, je n’ai juste identifié que La Féline de Jacques Tourneur (1942), peut-être aussi Vaudou (I walked with a zombie, 1943) du même réalisateur, mais je suis moins sûr n’étant pas spécialiste des longs métrages américains des années 1940.
On se laisse porter par le récit que l’homosexuel fait de leurs intrigues stéréotypées. Les images transposées en mots se chargent des émotions du narrateur. Il magnifie en quelque sorte la matière cinématographique lui conférant une dimension supplémentaire, celle de son propre vécu. D’abord critique, Valentin finit par succomber à leur charme, au point de délaisser ses propres lectures idéologiques. Et progressivement, la fiction permet aux deux hommes de s’affranchir du réel, d’oublier leur condition de détenu et d’apprendre à se connaître pour surmonter leurs barrières mentales. Ainsi, tout en pudeur et en retenue, le plus naturellement du monde, Manuel Puig transforme l’amitié entre Molina et Valentin en histoire d’amour.

Vous l’aurez compris, le roman de Puig m’a fait un fort effet. Que l’on me permette toutefois de trouver les notes en bas de page lourdingues. Le discours psychanalytique sur les causes de l’homosexualité qu’elles exposent, constitue le parfait remède contre l’amour de la littérature. En dépit de ce léger bémol, Le Baiser de la femme-araignée me paraît une lecture indispensable. Au moins pour prendre conscience que toute révolution commence par soi-même.

Baiser_femme_araignéeLe Baiser de la femme-araignée (El beso de la mujer araña, 1976) de Manuel Puig – Réédition Points/Seuil, collection « Signatures », octobre 2012 (roman traduit de l’espagnol [Argentine] par Albert Bensoussan)