Upside Down

Dans un avenir peut-être pas si lointain, la bipolarisation du monde est désormais un fait établi. Down Below, sous la grisaille aux reflets de rouille du Brown, on travaille, on produit, on s’échine à la tâche et on se ruine la santé pour faire fonctionner la machine. Pendant ce temps, Up Above, les nababs des grands consortiums goûtent au confort d’un pays de cocagne, délocalisés en orbite terrestre, sûrs de ne manquer de rien, convaincus de l’innocuité de l’air respiré, de la douceur de l’atmosphère climatisée et de la chaleur d’un soleil pacifié. Bref, ils vivent au paradis, jouissant d’une jeunesse éternelle à l’abri du besoin dont ils partagent les miettes avec les rares élus montés au-dessus de l’horizon pour les servir. Down Below, les illusions frelatées diffusées par les domocubes Sensipac entretiennent la paix sociale, adoucissant la rugosité de la vie réelle des damnés de la terre. Un investissement ne remettant en rien le statu quo. À la condition d’alimenter sans cesse les canaux de la machine à rêves.

Bienvenue dans l’avenir selon Richard Canal. Les plus anciens se réjouiront sans doute de retrouver l’une des plumes les plus stimulantes des années 1980-1990. Passionné par l’Afrique, au point d’anticiper l’afrofuturisme avec la trilogie Swap-Swap/Ombres Blanches/Aube Noire, et fasciné par l’Asie, l’auteur a également flirté avec le courant cyberpunk. Sur ce blog, on ne chantera jamais assez les louanges de son premier roman La Malédiction de l’Éphémère, titre ayant fait l’objet d’une réédition révisée en 1996. On ne dira jamais assez de bien de son recueil Animamea. Depuis le début des années 2000, il s’était fait beaucoup plus discret. Son retour du côté de la science-fiction apparaît donc comme une bonne nouvelle.

Avec Upside Down, rien de neuf sous le soleil. Dans un registre dystopique, Richard Canal imagine un avenir cauchemardesque où les maux inhérents de notre présent ont poursuivi leur route, contribuant à notre déroute et à l’effondrement de la biosphère. Mais, loin de se résigner à l’inévitable, il pose les jalons d’une renouveau prenant la forme d’une révolution. Rien de neuf, on vous dit. Pollution, exploitation de l’homme par l’homme, bouleversement climatique, manipulations génétiques, via l’humanisation de certaines espèces animales, clonage, jeunisme, si l’auteur déroule en effet le catalogue bien connu d’un futur en état de collapsus, il ne se veut aucunement pessimiste, brodant une intrigue déclinée en trois lignes narratives qui adoptent les points de vue des dominants et des dominés.

On épouse ainsi le regard de Bill Gates, cinquième du nom, dont l’empire du loisir contribue à la paix sociale Down Below. L’entreprise du magnat est cependant menacée par la rébellion de sa fille adoptive, clonée à partir des gènes de l’actrice Maggie Cheung. Devenue l’égérie de bon nombre de déshérités, l’interprète du film In The Mood for Love refuse en effet de continuer à tourner le remake 3D du chef-d’œuvre intemporel de Wong Kar-Wai, préférant inspirer la colère généreuse des damnés de la Terre plutôt que de contribuer à leur apathie. On croise aussi un duo insolite de détectives, composé de l’habituel dur à cuire et de son collègue, incarné ici par un Saint-Hubert humanisé (faut-il y voir une réminiscence du chien de Ghost in the Shell, l’anime de Mamoru Oshii ?). On suit aussi l’itinéraire d’un artiste un tantinet révolutionnaire, au sens propre comme au figuré, et de sa muse, une empathe aux dons surprenants. Tous ces personnages contribuent à donner chair à une intrigue qui, si elle ne brille pas par son originalité, reste portée par une prose ne manquant pas de références, notamment au situationnisme, et n’étant pas dépourvue de fulgurances visuelles saisissantes.

On est maintenant curieux de lire le prochain roman de Richard Canal, annoncé sous le titre de Cristalhambra. À suivre

Upside Down – Richard Canal – Éditions Mnémos, octobre 2020

Unity

Dans un futur mortifère, où les apocalypses atomique, climatique et pandémique ont réduit la surface terrestre à une terre gâte, anéantissant au passage l’Europe et les autres continents, l’humanité a trouvé refuge autour de l’océan Pacifique dans des cités sous-marines apparemment pacifiées ou du moins soumises à l’autorité régulatrice des gangs criminels qui les gouvernent. Mais, toutes ces catastrophes ne lui ont pas appris la sagesse, bien au contraire une guerre froide implacable oppose Norpak et Epak, les deux superpuissances ennemies qui dominent chacune des rives de l’océan. Piégée à Bloom City, Danaë n’a pourtant pas perdu tout espoir. Elle n’a pas renoncé à restaurer la continuité avec son passé, rompue durant un épisode dont le souvenir la traumatise encore. Il lui suffit de reprendre pied sur la terre ferme, en déjouant la surveillance des maîtres des lieux, et de rallier Redhill, au cœur du néo-désert. Il lui suffit de renouer contact avec ses sœurs, en espérant ne pas subir leur réprobation. Un périple semé de chausse-trapes, avec la menace d’un conflit nanotechnologique en guise d’aiguillon, sans oublier une ribambelle d’enragés à ses trousses, prêts à toutes les violences pour l’attraper. Heureusement, elle peut compter sur Naoto, son amant, et Alexeï, mercenaire sans illusion, un tantinet suicidaire.

On l’avait cru définitivement enterré par l’individualisme forcené et le Moi absolu, remisé dans les enfers du totalitarisme. Et pourtant, Unity semble redonner de la couleur au rêve d’une conscience collective, intuitive et porteuse d’espoir, celui de la compréhension absolue, de la mutualisation des intelligences et de la fin des conflits. Quelque chose qui ne soit pas pour une fois un cauchemar posthumain, prélude au viol de l’identité et de l’intégrité physique. Bref, c’est un joli tour de force que nous propose Elly Bangs en nous livrant un récit au propos nuancé et au rythme soutenu.

Entre Waterworld et Mad Max, Unity est en effet une quête existentielle, survolant tous les aspects du récit post-apocalyptique, sans en épuiser complètement la matière. Sectes survivalistes, syndicat du crime aux pouvoirs régaliens, enfants soldats dépourvus d’allégeance, réfugiés ballottés entre le marteau climatique et l’enclume du chaos, nanobots autoréplicants et entités posthumaines formant littéralement Légion, tout ce beau monde peuple un territoire où le désastre fait le lien entre les uns et les autres. Un décor propice à tous les excès et toutes les spéculations catastrophistes, mais où pourtant il n’est pas interdit de renaître ou de laisser libre cours à la résilience.

Elly Bangs s’y entend en effet pour faire vivre des personnages tiraillés entre leur désir, leur instinct de survie et l’espoir d’une hypothétique rédemption, histoire d’effacer l’ardoise de leur passé. Oscillant entre road-trip et thriller, en passant par l’introspection, Unity donne ainsi à voir et à réfléchir, mariant l’esthétique post-apo à l’énergie cyberpunk.

Après l’apocalypse pop de Marguerite Imbert, Elly Bangs redonne donc un coup de fraîcheur au trope de la conscience collective. Comme le laisse entendre la quatrième de couverture, Danaë est à la fois unique et multiple, le tout étant plus grand que la somme des parties. Au collectif des lecteurs de donner sa chance à ce premier roman. Il le mérite.

Unity (Unity, 2021) – Elly Bangs – Éditions Albin Michel Imaginaire, septembre 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

Cyberpunk : histoire(s) d’un futur imminent

Avec Cyberpunk : histoire(s) d’un futur imminent, Stéphanie Chaptal, Jean Zeid et Sylvain Nawrocki proposent une mise à jour classieuse et documentée sur le Cyberpunk, mouvement littéraire et politique dont la durée a été inversement proportionnelle à l’impact dans la pop culture. Difficile en effet de passer outre la petite révolution initiée par les acteurs du mouvement tant ses thématiques et son esthétique irriguent encore une grande partie de l’imaginaire de la Science-fiction contemporaine.

Puisant ses origines à la marge, entre les États-Unis, le Japon et l’Europe, le Cyberpunk est un hybride de dystopie et d’anticipation écrit en réaction à la Science-fiction positiviste des années 1950 à 1960. Le « no futur » scandé par les Cyberpunks, émanation de la révolte de la jeunesse face aux conventions d’un genre enfermé dans des certitudes progressistes ambiguës, se nourrit pourtant de la fascination pour la technologie, laissant entendre que les outils qui nous asservissent peuvent contribuer à notre libération. Dans un monde parfait, le processus déboucherait sur l’utopie. Mais, les Cyberpunks ne sont pas dupes des idéologies, une de leur source d’inspiration restant le roman noir, où comme chacun le sait, il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non et boivent un coup, parce que c’est dur.

De la genèse du mouvement jusqu’à ses héritiers post-cyberpunks, revendiqués ou non, les auteurs de Cyberpunk : histoire(s) d’un futur imminent dressent un panorama non exhaustif qui, si l’on s’en tient uniquement à l’écrit, n’a brillé qu’une petite décade, de Neuromancien à Snow Crash, le temps d’une dizaine d’œuvres. D’aucuns pointeront les oublis, notamment Walter Jon Williams. Mais, comme les auteurs l’affichent eux-mêmes, la définition du Cyberpunk prête le flanc à la critique et se trouve au cœur de débats acharnés et parfois ridicules. Leur proposition a donc le mérite de trancher dans le vif. Personnellement, définir le mouvement comme une anticipation située aux marges de la société, traitant du rapport entre l’homme et la machine, mais aussi de l’impact de la technologie et de la science sur le quotidien, me convient parfaitement, du moins au regard de ma modeste culture sur le sujet.

D’autres se réjouiront de la part réservée à l’Asie, notamment au Japon urbain, l’une des sources d’inspiration avouée de William Gibson, mais sans doute aussi de Ridley Scott avec Blade Runner. Les anime et mangas ont en effet leur part dans la naissance et le développement du Cyberpunk, contribuant à étoffer certaines de ses thématiques, notamment via les figures du cyborg ou de l’androïde, mais également par le truchement du mecha. Cyberpunk : histoire(s) d’un futur imminent s’efforce en conséquence de brosser un portrait multiculturel du mouvement, dans toutes ses multiples facettes comme dans ses diverses occurrences, qu’elles soient visuelles (cinéma, série télé et bande dessinée), ludiques, via le jeu de rôle et le jeu vidéo, ou enfin musicales, les auteurs n’oubliant pas l’aspect protéiforme d’un mouvement dont l’esthétique et les codes se prêtent idéalement à d’autres modes de narration.

Enrichi de plusieurs interviews, d’une frise chronologique synthétique, d’une bibliographie solide pour prolonger l’immersion, sans oublier un glossaire et un index, Cyberpunk : histoire(s) d’un futur imminent est un ouvrage de vulgarisation très réussi, en dépit d’une mise en page visuelle s’imposant parfois au détriment du texte. De quoi satisfaire la curiosité du néophyte et donner envie de (re)voir ou (re)lire quelques uns des titres majeurs du mouvement.

Cyberpunk : histoire(s) d’un futur imminent – Stéphanie Chaptal, Jean Zeid et Sylvain Nawrocki – Ynnis Editions, novembre 2020

Player One

Adapté au cinéma par Steven Spielberg, Ready Player One (devenu Player One par le miracle de sa transposition en France) a tout de la friandise acidulée. Destiné à un large public, mais pourvu d’arguments aptes à séduire un lectorat de quadragénaires, voire de quinquas à la culture geek assumée, le roman d’Ernest Cline déroule plus de six cent pages d’aventures survoltées, en forme de chasse au trésor, déclinant au passage un vague message moral consensuel.

2044, l’écosystème poursuit sa lente et inexorable courbe d’effondrement, entraînant paupérisation, guerres et inégalités scandaleuses. Rien de neuf sous le soleil de la dystopie, même si ici Ernest Cline se contente du service minimum. Fort heureusement, l’OASIS offre un havre de paix pour qui s’acquitte de son abonnement et des coûts inhérents à l’accès aux multiples simulations ludiques ou éducatives hébergées par les serveurs de Gregarious Simulation Systems. Ainsi l’a voulu James Donovan Halliday, son créateur et maître, au grand dam des actionnaires de Innovative Online Industries, son concurrent direct qui aurait bien voulu transformer l’OASIS en pompe à fric, privant ses utilisateurs du sentiment de liberté qui leur fait défaut dans la réalité.

Wade est un adolescent issu des milieux défavorisés. Un white trash, dirait-on dans un roman noir, dont la seule famille vit dans une pile, autrement dit un entassement de caravanes, en marge de la ville d’Oklahoma City. A force d’astuce, l’OASIS est devenu pour ainsi dire sa seconde maison. Il a contribué à son épanouissement personnel et lui a permis de réaliser tous ses désirs, y compris en trouvant son âme sœur. Mais, la mort de Halliday vient rebattre les cartes. Face aux Sixters, l’armée innombrable stipendiée par IOI, Wade est contraint de s’exposer afin de couper l’herbe numérique sous le talon de fer de la société prédatrice. L’enjeu n’est pas anodin en effet puisqu’il s’agit d’être le premier à dénicher l’œuf de Pâques ultime qui fera de son possesseur l’héritier de Halliday et le maître absolu de l’OASIS.

Ne tergiversons pas. Player One ne dément pas sa réputation de lecture séminale, sympathique divertissement pour adulescent nostalgique. Ernest Cline convoque la pop culture et l’esprit geek pour broder une intrigue balisée qui ne connaît guère de temps morts. En dépit de ficelles grossières et de personnages stéréotypés à outrance, l’auteur remplit son contrat sans honte mais sans éclat aussi, cochant toutes les cases d’une quête placée sous les signes de la tolérance, de la liberté et de l’amitié. Mais, bien plus qu’un roman young adult à l’intrigue convenue, Player One apparaît comme le mmorpg ultime. Une plate-forme éducative, commerciale et ludique, mélange de Minecraft, de World of warcraft et de réseau social, où l’on peut vendre aux enchères les artefacts trouvés au cours de ses aventures, taper la discussion via son avatar dans un salon virtuel privé, aménagé selon ses goûts ou marottes, suivre des cours, animer sa propre chaîne vidéo, devenir une vedette et vendre son image à une société commerciale. Tout est possible dans l’OASIS pour peu que l’on se montre créatif et volontaire. Sur ce point, Player One met en scène une gamification de la société tout à faite crédible et dont on vit déjà les prémisses.

A la fois différent et plus riche que le film de Steven Spielberg, le roman d’Ernest Cline n’usurpe donc pas le qualificatif de lecture distrayante. Mais, au-delà de l’aspect nostalgique et récursif de Player One, la liberté figure au cœur du propos de l’auteur. La liberté et ce qu’il convient d’en faire.

Player One (Ready Player One, 2011) de Ernest Cline – Réédition Pocket,  (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Arnaud Regnauld)

Inner City

Paris, dans le futur. La ville lumière n’est plus qu’une coquille vide, parcourue par des automates dévolus à son entretien. Une cité assiégée par la masse grouillante des Outers, vivant à Slum City derrière une barrière maintenue sous très haute tension. Entre les anciennes banlieues, au-delà du périphérique, et l’intra-muros préservé prévaut désormais un apartheid socio-spatial qui ne ménage guère d’espoir. Pour les Outers, coupés des bienfaits de MAYA, le réseau global omnipotent et omniscient, l’existence se réduit à un quotidien précaire, fait de rapines, de débrouille et de violence. Pour les Inners, une vie encapsulée dans un conapt, branchés sur la Haute Réalité, autrement dit une existence virtuelle, par procuration, dans les multiples programmes et mondes utopiques hébergés par MAYA, jusqu’à perdre parfois le sens de la réalité. Heureusement, en cas d’erreur-système, de breakdown insurmontable, de schize dangereux ou d’immersion en abgrund, ce néant hors-programme du cyberspace où finissent par échouer les Inners ayant débridé leurs consoles, cracké leurs garde-fous ou dépassé leur temps de connexion, Mens Sana veille et dépêche immédiatement ses agents pour ramener les imprudents à la Basse Réalité, la seule qui importe. Kris a l’habitude d’intervenir dans ce type de situation. Meilleur agent de Deckard (on t’a reconnu Harrison), le big boss un tantinet atrabilaire de Mens Sana, elle se voit contrainte de sortir de sa zone de confort par un serial killer agissant en Haute Réalité. Son enquête ne tarde pas à la mettre sur la piste d’un stringer qui, tout en œuvrant pour le compte d’une grosse boîte de simédits, nourrit une activité occulte de hacker.

Ne tergiversons pas. En dépit de la mise à jour des aspects technologiques créditée par la réédition de ActuSF, Inner City nous replonge sans préambule pendant les années 1990. Le roman appartient en effet à la période cyberpunk de Jean-Marc Ligny, entamée avec Cyberkiller (1993) pour s’achever avec Slum City (1996), un titre destiné à un lectorat plus juvénile. Avec son cyberspace,  sa connexion via des lunettes, pas vraiment en verres miroirs, plutôt des cyglasses avec sondeurs proprioceptifs, le roman affiche d’emblée la couleur, celle d’une science-fiction dystopique, un tantinet datée, mais considérée par certains comme un horizon indépassable. Et, à lire les compte-rendus sur l’état actuel du monde, on n’est pas loin de leur donner raison (ne m’obligez pas à lâcher le rameau d’olivier que je tiens dans ma main droite).

Bref, Inner City accuse son âge d’un point de vue conceptuel, même si la petite musique autour de la cyberaddiction ne paraît pas complètement périmée. A ceci, ajoutons une intrigue de roman noir, où le hacker incarne la figure ambivalente de la rébellion et le serial Killer une routine bien pratique pour générer le frisson. On vous le dit, tout ceci accuse son âge. Même l’atmosphère de guerre civile larvée entre Outers et Inners, qui n’est pas sans rappeler celle des romans de Joël Houssin, nous renvoie à une époque où l’ici et maintenant tentait de supplanter l’ailleurs et demain.

Pour autant, cette accumulation de clichés et de poncifs ne fait pas d’Inner City un mauvais roman. Tout au plus une histoire de série B, sous-tendue par une intrigue nerveuse qui, hélas, a quand même tendance à faire pchittt ! Que retenir alors ? Un vrai plaisir à raconter une histoire sans faire de chichis. Des clins d’œil à d’autres titres de Jean-Marc Ligny lui-même, en particulier la Saga d’Oap Täo. Des trouvailles visuelles et langagières irrésistibles, notamment pendant les virées à Slum City. Dommage qu’elles ne soient pas plus développées d’ailleurs. Ah oui, j’allais oublier : un Grand prix de l’Imaginaire (non, ce n’est peut-être pas un gage absolu).

En attendant de trancher définitivement, les amateurs de cyberspace à papa et de science-fiction vintage trouveront sans doute leur plaisir à découvrir Razzia (2005), la suite d’Inner City. Un titre issu d’un atelier d’écriture virtuel animé par Jean-Marc Ligny en collaboration avec la médiathèque de Houilles, à partir du premier chapitre d’un roman inachevé. Les autres… Bon, « fais ce que voudras » comme disait l’aut’.

Inner City de Jean-Marc Ligny – Éditions ActuSF, collection « Hélios », novembre 2015

Les Nuits du Boudayin

Un temps projetée chez Denoël, dans la collection Lunes d’encre, puis abandonnée au profit de titres plus faisables, l’intégrale des aventures du privé Marîd Audran paraît finalement chez Mnémos. Un livre massif, relié, à la couverture rigide cartonnée, mais malheureusement gâchée par une illustration que l’on qualifiera poliment de moche. Même si les trois romans de la série demeurent disponibles en poche, on peut se réjouir de trouver désormais dans nos contrées l’ensemble des aventures du personnage créé par George Alec Effinger. Les nouvelles rassemblées dans le recueil posthume Budayeen Nights figurent en effet au sommaire de cet ouvrage, à l’exception cependant de «  Marîd Changes his Mind  ». Mais, ceci n’est pas bien grave vu qu’il s’agit des six premiers chapitres du roman Privé de désert. Par contre, on peut déplorer que la traduction de Jean Bonnefoy, surtout les calembours piteux des titres, n’ait pas été un tantinet remaniée. Tant pis  !

À la croisée de la science-fiction et du roman noir, le quartier du Boudayin s’apparente à un coupe-gorge fréquenté par quelques touristes téméraires, en quête de frisson ou d’autres activités beaucoup plus illicites. Pour les habitués, prostituées, souteneurs et michetons, sexchangistes, policiers véreux et autres ruffians prompts au maniement du couteau ou du pistolet à aiguilles, ce lieu représente un havre de tranquillité pour mener à bien leurs combines. À la condition de respecter la hiérarchie criminelle et les règles établies par Friedlander bey, aka Papa, le caïd des caïds de la Cité. Dans ce futur balkanisé, où les anciennes nations ont cédé la place à une multitude d’entités politiques en conflit perpétuel, où la civilisation musulmane semble avoir pris le dessus, où les modifications corporelles ont pignon sur rue, se faire câbler le cerveau est devenu une opération banale si l’on possède les fonds nécessaires à l’intervention. Ceci permet d’accroître considérablement ses capacités ou de bénéficier d’autres personnalités. Ainsi, il suffit de brancher sur son implant un MAMIE (module mimétique enfichable) pour devenir quelqu’un d’autre, personnage réel ou fictif. Et si l’on ajoute un PAPIE (périphérique d’apprentissage intégré), on gagne des connaissances supplémentaires, voire une résistance accrue à la douleur, la faim ou les retours de beuverie. Bref, on flirte avec une sorte de posthumanité.

Si Les Nuits du Boudayin s’inscrivent dans les archétypes du roman noir, le contexte science-fictionnel rappelle bien entendu celui du courant cyberpunk. Dans le futur de George Alec Effinger, le changement de sexe n’exige qu’une opération chirurgicale pour adapter son anatomie. Le câblage neuronal apparaît monnaie courante, permettant toutes les fantaisies. La consommation de drogues adoucit la dureté de la vie et des cuites. Mais, l’esthétique cybernétique est ici teintée de culture musulmane. Le décalage apporte un zeste d’exotisme propice au dépaysement, même si le récit demeure ancré dans le registre hard boiled.

Au cours de ses pérégrinations livresques, le lecteur s’attache aux pas de Marîd Audran, sorte de Philip Marlowe avec keffieh, dans un décor des mille et une nuits de la déglingue. Dans Gravité à la manque, le bougre doit affronter un dangereux tueur, aux MAMIES multiples, sur fond de machination politique. Ce volet des enquêtes d’Audran se détache très nettement du lot, car si Privé de désert et Le Talion du Cheikh comptent quelques épisodes amusants, on n’y retrouve hélas pas la même fraîcheur. Devenu en effet l’homme de main de Friedlander bey, Marîd change de statut n’évoluant plus qu’à la marge du quartier du Boudayin.

À l’exception des trois textes déjà parus en France, les huit nouvelles ne sont que fonds de tiroir frustrants et histoires fragmentaires, inachevées du fait de la mort d’Effinger. En conséquence, on retiendra surtout «  La ville sur le sable  », matrice du Boudayin et récit teinté d’uchronie baignant dans la solitude, l’alcool et les regrets, mais aussi «  Le cyborg sur la montagne  » et «  Le Chat de Schrödinger  », intéressante variation sur le thème des univers multiples. Parmi les inédits, on se contentera de signaler l’excellent «  Le vampire du Boudayin  » où l’on retrouve le décalage jubilatoire de Gravité à la manque.

On le voit, toutes les nouvelles rassemblées dans cette intégrale ne semblent pas indispensables, loin s’en faut. Certes, le fan de Marîd Audran y trouvera sans doute de quoi contenter sa curiosité, notamment en découvrant les premiers chapitres du quatrième roman de la série et un texte fragmentaire, situé bien après l’action de la trilogie, à une époque où les PAPIES et les MAMIES ont été supplantés par une technologie plus moderne. Mais, tout cela procure également un sentiment de tristesse. Celui des projets inaboutis.

Les Nuits du Boudayin – L’intégrale des enquêtes de Marîd Audran de George Alec Effinger – Éditions Mnémos, 2015 (Omnibus traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean Bonnefoy, Denise Hersant, Pierre-Paul Durastanti, Jean-Pierre Pugi et Adeline Durand, se composant des romans Gravité à la manque, Privé de désert, Le Talion du Cheikh et de huit nouvelles)

Ghost in the Shell

Dans le futur, la planète n’est plus qu’un vaste réseau de cités industrielles tentaculaires, des corpo-nations grouillantes de vie organique et numérique. Motoko Kusanagi, aka le Major, appartient à une unité d’élite chargée de traquer le crime et de déjouer les complots. Une jeune femme un tantinet forte tête, mais aussi un cyborg doté d’aptitudes surhumaines.

L’adaptation cinématographique du manga de Shirow Masamune, avec la pulpeuse Scarlett Johansson dans le rôle principal m’a remis en mémoire son précédent avatar, décliné sous la forme d’une anime par Mamoru Oshii. Une œuvre sublime dont je garde le souvenir de la beauté froide. La comparaison n’est guère flatteuse pour le blockbuster de Rupert Sanders. Et paradoxalement, elle l’est encore moins pour le manga.

The Ghost in the Shell se révèle en effet le parfait exemple d’une œuvre originale inférieure à son adaptation. Les douze chapitres composant ce volume, prologue et épilogue y compris, déçoivent en raison d’une narration et d’un graphisme confus. Et, je m’interroge également sur la qualité de la traduction. Paru en épisodes dans le Weekly Young Magazine en 1989, le manga souffre d’un rythme haché, perclus de raccourcis et de non-dits, un fait aggravé par l’ajout pour cette édition de notes explicatives plus gênantes qu’instructives ou utiles. Shirow Masamune lui-même conseille d’ailleurs de les lire à part… Quel intérêt ? A priori, malgré le qualificatif de « Perfect édition », Glénat propose une version censurée, c’est-à-dire expurgée de ses scènes trop suggestives, notamment une partie fine entre filles.

Si l’atmosphère, avec ses hommes augmentés, ses cyborgs transformés en armes redoutables, ses jouets sexuels, son réseau omnipotent et omniscient, ressort du cyberpunk, le manga écarte toute velléité d’introspection et toute réflexion sur la définition de l’humain, se concentrant sur l’action pure, un tantinet gore, et un contexte de guerre froide continuée paraissant désormais dépassé.

Shirow Masamune délivre ainsi un message plutôt pessimiste, s’inquiétant de la robotisation de la société et de la probable déshumanisation à laquelle elle semble conduire.

Affaire à suivre avec Ghost in the Shell 2 : Man-Machine Interface , en espérant que les défauts du premier opus ne se retrouvent pas dans le deuxième.

The Ghost in the Shell de Shirow Masamune – Réédition Glénat, mars 2017

Moxyland

En règle générale, je suis quelqu’un qui aime prendre son temps, refusant de céder aux sirènes de la nouveauté et de l’immédiateté. Est-ce une qualité ou un défaut ? Je laisse autrui apprécier le fait car personnellement j’aime le décalage qu’il introduit. J’ai donc attendu le troisième titre de Lauren Beukes pour découvrir l’univers de l’auteure Sud-Africaine. J’avais entendu du bien de ses précédents livres, mais je ne me souciais pas de rattraper mon retard sur la mode.
Selon un procédé éprouvé dont l’édition française est coutumière, je me suis aperçu que Moxyland était en réalité le premier roman de l’auteure. Tiens donc, me suis-je dis, ce n’est pas la première fois que ma nonchalance me place dans la perspective d’une lecture chronologique de l’œuvre d’un écrivain. Le hasard a ses raisons que j’ignore…
Évidemment, tout ceci n’est pas bien grave, d’autant plus que Moxyland se place d’emblée parmi mes dystopies préférées, ressuscitant le meilleur du cyberpunk, et que je n’hésite pas à le comparer à 1984 de George Orwell et à Orange mécanique de Anthony Burgess. Je ne vous cache pas que je suis fan…

Le Cap au XXIe siècle. Kendra, Lerato, Toby et Tendeka sont des jeunes plein d’avenir vivants dans le meilleur des mondes possibles. Artiste, programmateur, activiste et blogueur, ils sont complètement en phase avec leur environnement, jouant au chat et à la souris avec la police et les transnationales.
Kendra n’a pas choisi la facilité. Dans une société où la moindre technologie est protégée par toute une batterie d’interdictions, où il est proscrit de prendre des photos dans l’espace corporate, autant dire presque tout l’espace jadis public, elle n’a toujours pas renoncé à vivre de sa passion : la photographie. En attendant l’éventuel mécène qui lui permettra de vivre de son art, elle devient un bébé sponsorisé, faisant de son corps un outil de promotion pour l’un des produits phares d’une grande compagnie.
Lerato n’a pas les mêmes soucis. Orpheline élevée dans la pépinière à talent d’une mégacorpo, la jeune femme tape désormais du code pour le compte d’une autre société. Elle ne compte toutefois pas rester longtemps à ce poste subalterne. Trop douée pour jouer à la petite main, elle estime valoir mieux que cela, quitte à forcer un peu sa chance en truandant son employeur.
L’ambition de Tendeka se trouve ailleurs. Vivre dans une société qu’il considère liberticide et ségrégationniste lui paraît au-dessus de ses forces. Cette attitude lui vaut d’être exclu et confronté aux contrôles réguliers de la police. Pourtant, le bougre n’a pas pour autant renoncé à son idéal. Bien au contraire, il ne rêve que d’insurrection contre le système, multipliant les actions de sabotage pour dénoncer l’oppression et le lavage de cerveau généralisé. Poussé à l’action par un mystérieux inconnu rencontré dans un jeu de simulation en ligne, il n’a pas encore sauté le pas de la lutte armée, lui préférant toujours la subversion non-violente. Mais, sa résolution faiblit de plus en plus…
Dernier larron du quatuor, Toby ne s’inquiète guère d’être un glandeur inconséquent dont la seule ambition se réduit à animer un Weblog et à draguer les filles. Affublé de son camélémanteau, dont l’étoffe stocke et affiche les images qu’elle photographie ou filme, le bonhomme se prête à tous les coups fourrés, volant de la technologie corporate sous prétexte de la libérer ou participant aux actions de Tendeka.

« L’humanité est intrinsèquement ratée. Un défaut de conception. Nous sommes faillibles. Quelqu’un doit nous dire quoi faire, nous imposer l’ordre. »

À bien des égards, Moxyland se mérite, mais pour peu que l’on fasse l’effort nécessaire, le roman de Lauren Beukes se révèle passionnant. Nanotechnologie, objets connectés, manipulations génétiques, armes bactériologiques l’auteure Sud-Africaine nous offre un aperçu de la révolution économique et sociale impulsée par la généralisation de ces technologies. De ce foisonnement naît un futur complexe et crédible pour le meilleur de la cybernétique appliquée ici au détriment de la liberté.
L’Afrique du Sud de Lauren Beukes a en effet des airs de 1984 de George Orwell. Une version faussement adoucie, où Big Brother règne sans partage, par caméras de vidéosurveillance et puces RFID interposées, n’ayant même plus besoin de s’incarner dans une image pour rappeler son autorité. Au Cap, chaque habitant le porte désormais dans sa poche, enfiché dans son téléphone portable. L’appareil est à la fois le sésame d’une existence sociale pleine et épanouie, et l’instrument de la surveillance et de la répression. Il ouvre les portes des appartements et des véhicules, permet de circuler dans les transports en commun, sert pour toutes les transactions, les paiements et donne accès au réseau sans lequel l’individu se trouve ravalé à l’inexistence.
Revers de la médaille, il rend aisément disponible les données personnelles lors des contrôles de police, constituant une source d’information essentielle sur les goûts et les habitudes de chaque citoyen. Il permet la géolocalisation et le traçage des individus, et comble du raffinement policier, il s’impose comme un outil punitif, via le procédé du « désamorçage ». Bref, il est à la fois la carotte et le bâton d’une société de contrôle policée dans son apparence, mais impitoyable pour les déviants ou tout ceux qui contreviennent à la loi. Mais de tout cela, bien peu se soucient, du moins parmi les élites et ceux qui aspirent à se faire une place dans ce monde. De toute façon, la privation des libertés est perçue comme un mal nécessaire, parfaitement intégrée par la majorité. Elle offre la garantie de la sécurité et repousse dans les poubelles de l’Histoire les tentations révolutionnaires, sources de tant de souffrance par le passé.

Foutraque, intelligent, doté de surcroît d’un angle prospectif stimulant, Moxyland déborde d’une énergie rafraîchissante qui récompense les efforts accomplis pour s’immerger dans l’intrigue. Je ne vous cache pas que Zoo City figure dans ma liste à lire.

MoxylandMoxyland (Moxyland, 2008) de Lauren Beukes – Éditions Presse de la cité, mars 2014 (roman traduit de l’anglais [Afrique du Sud] par Laurent Philibert-Caillat)