Station : la chute

Depuis qu’elle a été expulsée de la Terre par des IA militaires devenues incontrôlables, l’humanité s’est réfugiée dans l’espace. Entre les bases sur la Lune, Mars ou d’autres astres telluriques, et plusieurs habitats artificiels, les hommes ont confié leur destin aux dieux du Panthéon, autrement dit un conglomérat d’entités numériques collectives. Sur Station, la principale colonie humaine, le confort s’achète désormais à prix d’or. Des licences qui permettent d’enrichir la réalité augmentée de la Trame, un filtre bienvenu permettant de masquer la froideur et la décrépitude des lieux. Un bon moyen aussi d’oublier l’exil et le spectacle déprimant offert par le clair de Terre. Pour le commun des mortels, la Trame est devenue indispensable. Elle donne accès au réseau, revêt l’architecture de la station de textures riches et variées, s’ajustant aux préférences des habitants, et elle permet de communiquer avec les dieux. Elle socialise et exclut à la fois, proscrivant de l’environnement visuel des usagers les personnes indésirables. Elle héberge enfin dans ses serveurs la conscience téléchargée des défunts, procurant à leurs proches un peu de réconfort.

Longtemps, la Guerre Logicielle contre la Totalité, des IA entrées en rébellion, a menacé cet équilibre. Une trêve fragile a fini par être signée, au prix de concessions difficilement acceptées par tous et du retour des prisonniers de guerre. Tout juste libéré, Jack Foster entend goûter à son amnistie pour se réconcilier avec ses parents et retrouver la femme qu’il a aimée jadis. Quatre mois d’existence avant d’être chassé de son corps par Hugo Fist, le logiciel de combat implanté dans sa chair. La licence d’utilisation arrivant bientôt à échéance, le contrat prévoit en effet l’effacement de sa psyché au profit du parasite numérique, dont le sale caractère et le peu d’empathie constituent un fardeau de plus en plus lourd à porter. Mais les événements le poussent à reprendre le fil d’une enquête que son engagement dans l’armée l’avait obligé à abandonner.

Crashing Heaven, reprenons le titre original, entretient une parenté très forte avec le roman noir. En d’autres temps, d’aucuns auraient invoqué le cyberpunk, courant initié et définit par Bruce Sterling et ses confrères neuromantiques. Mais les temps changent, et si l’univers d’Al Robertson se nourrit d’ultra-technologie, transhumanisme et vision post-singularité y compris, il n’en reste pas moins empreint d’un classicisme indéniable, jusque dans son intrigue lorgnant de manière évidente vers le roman noir. On y retrouve ainsi le sempiternel duo d’enquêteurs, bon flic/méchant flic, ici incarnés par Foster, un vétéran de la Guerre Logicielle, et Fist, l’IA bagarreuse. Blade runner n’est pas loin, mais aussi Dashiell Hammett, Foster reprenant l’archétype du dur-à-cuire, bien sûr désabusé, et pourtant prêt à rétablir un tort, même s’il sait que cela ne changera pas grand chose à la réalité sociale. Face aux puissances du Panthéon, ces entités logicielles tutélaires faisant la pluie et le beau temps sur Station, et face à la Totalité, le duo doit se garder des complots et manipulations sans oublier la pression hostile des anciens collègues de Foster, les flics de l’InSec.

Al Robertson use et abuse des poncifs du roman noir, saupoudrant le tout d’un vernis mythologique, les manigances du Panthéon rappelant en effet beaucoup celles des dieux antiques. On pense toutefois aussi beaucoup à Destination ténèbres de Frank M. Robinson, où l’équipage de l’Astron use de falsifs, des environnements virtuels qui embellissent coursives et cabines du vaisseau-génération. Le traitement de la conscience des défunts et la marchandisation de l’existence évoquent Noir, le roman de K.W. Jeter, où le héros dispose d’ailleurs d’implants oculaires lui faisant appréhender la réalité à la manière d’un roman noir des années 1940-1950. Bref, s’il ne fait pas toujours montre d’une extrême originalité, Al Robertson n’en construit pas moins un monde cohérent, sous-tendu par une intrigue nerveuse. Et même si l’on peut regretter cent pages de trop, un déchaînement pyrotechnique et hyper-technologique interminable, Station : la chute n’en demeure pas moins un divertissement stimulant qui s’acquitte de son tribut à ses prédécesseurs avec efficacité.

À suivre, peut-être, avec Waking Hell, second roman de l’auteur et nouvelle incursion dans l’univers mis en place avec Crashing Heaven.

Station : la chute (Crashing Heaven, 2015) de Al Robertson – Editions Denoël, collection Lunes d’encre, janvier 2018 (roman traduit de l’anglais par Florence Dolisi)

 

SS-GB

Si vous croyez que l’Allemagne n’a pas envahi l’Angleterre, retournez à vos livres d’Histoire alternative. Après un débarquement réussi et une blitzkrieg victorieuse, la Wehrmacht a contraint le gouvernement britannique à capituler. La perfide Albion est désormais sous le joug allemand, son souverain enfermé à la Tour de Londres et son Premier ministre – « du sang, de la sueur, des larmes, de la souffrance et du labeur » – passé par les armes. À Scotland Yard, dont l’administration a annexé une grande partie des bâtiments, le commissaire principal Douglas Archer, surnommé avant-guerre l’archer du Yard, obéit aux ordres du Gruppenführer SS Kellerman. Archer a le sens de l’État, même s’il ne travaille pas de gaîté de cœur pour l’occupant. Mais il se méfie davantage de ces résistants acharnés dont les actions désordonnées nuisent au retour au calme. Appelé sur une scène de crime, il se trouve mêlé bien malgré lui au jeu de dupes animant les différents cercles du pouvoir nazi. Un jeu rendu encore plus trouble par les États-Unis et les forces de la Résistance britannique.

Publié une première fois en français par les éditions Alire, SS-GB bénéficie d’une salutaire réédition, sans aucun remaniement de la traduction de Jean Rosenthal, chez Denoël dans sa collection « Sueurs froides ». La parution sous un label dédié au thriller ne doit cependant pas perturber l’amateur d’Imaginaire, surtout s’il apprécie l’histoire alternative. Len Deighton œuvre en effet ici dans un registre très proche de celui de Fatherland de Robert Harris. Et si l’uchronie peut paraître secondaire, servant de prétexte à une intrigue d’espionnage, l’auteur britannique lui confère suffisamment de vraisemblance par sa grande connaissance des rouages de l’armée allemande et de l’administration nazie.

On trouve en effet dans SS-GB les deux marottes de Len Deighton. Son goût pour l’Histoire d’abord, le bonhomme est historien militaire, mais aussi une certaine appétence pour le roman d’espionnage. Len Deighton jouit dans ce dernier domaine d’une réputation flatteuse, du moins si l’on se fie à son premier roman, The Ipcress Files, titre ayant fait l’objet d’une adaptation au cinéma (Ipcress, danger immédiat, en 1965), déclinée ensuite en série, avec Michael Caine dans le rôle de l’espion Harry Palmer. Dans SS-GB, l’auteur britannique décrit une Grande-Bretagne occupée assez vraisemblable, focalisant son attention sur la bureaucratie allemande. Le quotidien des citoyens anglais, les pénuries, les ruines engendrées par les bombardements, l’antisémitisme et la ségrégation sont en effet reléguées à l’arrière-plan par Archer. Le commissaire apparaît comme un type de l’ancienne école, endeuillé par la perte de sa femme pendant le Blitz et finalement assez désabusé. Pas au point néanmoins de ressembler à Sam Spade. Il y a encore chez Archer des sursauts d’espoir et un respect obséquieux des conventions que l’on ne trouve pas chez l’Américain.

Dans un décor d’uchronie, Len Deighton pose une intrigue classique de roman d’espionnage, déroulant la quincaillerie habituelle des faux-semblants, du double, voire du triple jeu, histoire de faire monter la paranoïa des personnages et de ferrer le lecteur. Rien de neuf sous le soleil, nous diront les laudateurs de John Le Carré ou de Eric Ambler. Pour preuve, il suffit de remplacer les SS, la Wehrmacht, la Résistance et les États-Unis par le KGB, la CIA, quelques transfuges et autres opposants clandestins pour retrouver une atmosphère qui ne dépareillerait pas à l’époque de la Guerre froide.

En dépit de cette impression de déjà-vu, SS-GB n’en demeure pas moins un roman efficace et astucieux, proposant une version alternative de l’après-guerre crédible. Bref, de la belle ouvrage pour l’amateur de suspense, auquel la BBC a offert une adaptation sous forme de série à la télévision.

Autre avis documenté ici.

SS-GB (SS-GB, 1978) de Len Deighton – Éditions Denoël, collection «  Sueurs froides  », janvier 2017 (roman traduit de l’anglais par Jean Rosenthal)