Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fuit les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, prenant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne  ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand  ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit, ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique.

Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais, est-ce suffisant  ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle donc une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Borne – Jeff VanderMeer – Au Diable Vauvert, octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

Les dyschroniques (3)

Comme indiqué dans sa déclaration d’intention, la collection dyschroniques se propose d’exhumer des nouvelles et novellas de Science Fiction dont les vertus spéculatives résonnent dans notre présent avec d’autant plus d’acuité qu’elles en anticipent certains des effets en bien comme en mal. En somme, il s’agit de mettre en exergue des futurs d’hier dont les manifestations s’inscrivent désormais dans notre quotidien.

Certes, les textes sélectionnés ne brillent pas pour leur caractère inédit. À l’exception de l’un d’entre-eux (Pigeon, canard et patinette de Fred Guichen), tous ont d’ailleurs déjà été publiés dans nos contrées, soit au sein d’un magazine ou au sommaire d’un recueil ou d’une anthologie. De même, rares sont ceux ayant fait l’objet d’une révision de traduction. À vrai dire, la véritable plus-value se trouve dans le paratexte où la nouvelle/novella et son sujet bénéficient d’une contextualisation et d’une mise en perspective en règle générale passionnantes.

Avec le présent article, le blog yossarian reprend une recension inachevée des titres de la collection dyschroniques, toujours dans le plus grand désordre, mais avec la ferme intention de mener l’exercice jusqu’à son terme. Croisons les doigts.

Paru en 1953, Le peuple du grand Chariot accuse son âge. Court texte de facture classique, comme il s’en faisant à l’époque, la présente nouvelle est l’œuvre d’un auteur peu publié dans l’Hexagone. Gresham est sans doute plus connu pour Nightmare Alley (longtemps titré Le Charlatan dans une précédente traduction), roman noir adapté au moins deux fois au cinéma, et dont on peut relever la parenté avec Le peuple du grand chariot puisqu’il s’enracine dans le milieu des forains et des populations nomades. Dans une veine post-apo, l’auteur reprend ici le motif de l’éternel recommencement, évoquant la faculté des Roms à survivre et à s’adapter aux circonstances. Avec ce récit de facture simple, Gresham propose ainsi de dépasser les préjugés afin de promouvoir la résilience et la survie.

Options de John Varley s’inscrit à la suite du mouvement de libération des mœurs initié dans les années 1960. Comme à son habitude, chez Varley, on change de sexe comme de chemise, en particulier dans la série « Les Huit Mondes ». Dans cette nouvelle, il se penche sur les débuts de cette révolution du genre, nous faisant épouser le point de vue de Cléo, une mère tentée par le changement de sexe et les perspectives offertes par ce bouleversement génétique. Sans malice mais non humour, l’auteur traite de transsexualité, mais aussi de la part de l’inné et de l’acquis dans la définition du genre. Il aborde également le sujet du rôle de la femme et de l’homme dans l’équilibre familial, non sans écorner quelques représentations puritaines. À bien des égards, Options est un texte stimulant et malin qui, à défaut de botter en touche sur un sujet de société plus que jamais actuel, remet en question de manière salutaire quelques préjugés toxiques.

Le peuple du grand Chariot (The Star Gypsies, 1953) – William Lindsay Gresham – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2021 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par inconnu)

Options (Options, 1979) – John Varley – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2023 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Dominique Bellec)

A voté a fait l’objet de pas moins de quatre traductions différentes dans nos contrées, son titre évoluant de Droit électoral à A voté, en passant par Devoir civique et Le Votant. Comme souvent chez Asimov, la nouvelle repose sur une seule idée dont l’auteur tire le maximum en peu de place, ici une quarantaine de pages. Comme d’habitude, le style est juste fonctionnel, sans attrait et sans éclat, si ce n’est une touche ironique à la toute fin. Seule l’idée et son développement logique intéressent en effet Asimov. Il imagine ici le stade ultime de la démocratie représentative, le corps électoral tout entier reposant désormais sur un seul électeur, incarnant l’échantillon le plus représentatif de l’électorat américain. Les statistiques, les projections et la modélisation règnent ainsi en maître, éliminant tout élément de surprise mais aussi la responsabilité individuelle.

En dépit de son âge, Le Temps d’un souffle, je m’attarde conserve toute sa puissance d’évocation. Voici le meilleur texte de cette recension. Assertion non négociable. Longtemps après la disparition de l’homme, les machines règnent sur la Terre, se reproduisant et se conformant à leur programmation dans l’attente de son retour. Si l’homme n’est plus là pour résoudre les conflits générés par les bogues, fort heureusement ces dysfonctionnements n’ont pas remis en cause jusque-là les routines bien établies. Gel administre l’hémisphère Nord, déployant ses assistants mécaniques sur toute la surface de son domaine pour appliquer le programme fixé par son maître, Solcom. Gel accomplit ainsi sa besogne depuis des milliers d’années, animé par une force impérieuse le poussant à fonctionner au maximum de ses capacités. Mais Gel dispose aussi de temps libre qu’il consacre à l’homme. Avec Le Temps d’un souffle, je m’attarde, on touche à cette qualité essentielle de la Science Fiction : réconcilier l’intellect et l’émotion. En mettant la logique algorithmique d’une I.A. À l’épreuve de la sensibilité humaine, Roger Zelazny bâtit un récit tout entier centré autour de la question de la définition de l’homme. Qu’est-ce qui distingue en effet un homme d’une intelligence suffisamment évoluée pour l’imiter et interagir de la même manière avec le monde ? La nouvelle fait office de miroir, proposant habilement une image inversée du créateur au travers de ses créatures, en usant d’une prose poétique et immersive admirable.

A voté (Franchise, 1955) – Isaac Asimov – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2016 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par Denise Hersant)

Le Temps d’un souffle, je m’attarde (For a Breath, I Tarry, 1966) – Roger Zelazny – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2022 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean Bailhache, revue par Dominique Bellec)

Dyschroniques (1)

Dyschroniques (2)

Les Retombées

L’enfant de cristal

Après Les Mémoires d’Elisabeth Frankenstein, voici le plus récent roman de Theodore Roszak. Réflexion sur la vie, la science et les mythes, L’enfant de cristal est-il en mesure de faire jeu égal avec son best-seller Flicker ?

Aaron Lacey est un jeune garçon. Jeune n’est cependant par le terme qui vient à l’esprit lorsqu’on l’observe. Petit, voûté, la vue faible, le crâne chauve, Aaron offre tous les signes de la vieillesse alors que son acte de naissance témoigne de neuf années d’existence. L’enfant est en fait atteint de cette terrible maladie génétique que l’on nomme la progéria. L’organisme d’Aaron est ainsi acculé à un vieillissement accéléré. Le temps s’est – semble-t-il – définitivement emballé pour lui, l’emportant inexorablement vers une mort prématurée, car il n’existe pas de remède connu.
Lorsque ses parents le confient au Docteur Julia Stein, la brillante gérontologue ne pense pas pouvoir lui offrir davantage qu’un bref répit. Pourtant, la scientifique ne se décourage pas. Elle multiplie les traitements et ne délaisse aucune piste, mêmes les plus hétérodoxes. Régime hypocalorique, cocktails médicamenteux et hormonaux, stimulation par les jeux vidéos, tout est bon afin de redonner à Aaron l’envie de vivre, au moins jusqu’au terme de son existence. Bientôt une relation d’amitié se noue entre le médecin et son patient car l’enfant est particulièrement attachant et intelligent. Et puis, miracle ! Après un coma alarmant, Aaron revient à la vie. Les traces de sénescence s’effacent peu-à-peu et il entame un processus de métamorphose qui suscite incompréhension et convoitise.

Une fois passé l’étonnement de la rémission d’Aaron, la seule explication que nous aurons sur ce miracle étant qu’Aaron « n’est pas retourné en arrière, il a continué d’avancer », commence alors une histoire d’amour entre l’enfant et son médecin. Un amour évidemment contre tous les codes moraux. Mais Aaron est-il encore un enfant ? Son corps est devenu une chrysalide fascinante qui exsude littéralement l’amour par tous les pores. Eros plus fort que Thanatos ? Pas si simple puisque la passion qu’il inspire et l’assouvissement sexuel qu’il laisse espérer, il ne l’éprouve pas lui-même. « Dire que la vie, c’est le sexe, c’est vraiment marcher à reculons. Le sexe permet de continuer à fabriquer de nouveaux corps. Mais ce n’est pas pour ça que les gens vivent. Le sexe est ce que les gens ont à la place de l’immortalité. » Quant au tabou moral qui pèse sur les relations sexuelles entre enfant et adulte, il ne le comprend pas davantage. Aaron serait-il devenu le puer aeternus, un mythe ancien réincarné, comme finit par le deviner Julia ?

Julia est donc condamnée à une peine de prison qu’elle purge comme une paria, mise au ban de l’ensemble de la société, y compris par les détenues avec lesquelles elle partage sa peine. Séparée de son mari, bannie de sa profession, elle rejoint Aaron à sa libération, dans la retraite où il vit caché. Et, le récit bifurque une nouvelle direction, se fixant au Mexique dans l’opulente et extravagante villa de Peter DeLeon, gourou mégalomane et inquiétant, promettant la jeunesse éternelle par le sexe. La petite mort plantureuse plutôt que la grande mort squelettique. Aaron devient aussitôt l’enjeu d’une lutte entre deux forces antagonistes souhaitant tirer profit de lui. Et pendant que les corps s’ébattent, que les personnalités se jaugent et s’affrontent, les symboles resurgissent.
L’enfant de cristal est donc un roman au cheminement inattendu. On y retrouve les thèmes habituels de l’auteur, sa grande érudition et son attachement à l’humain. Mais, les thématiques classiques de la SF que sont l’immortalité et le plus qu’humain, ne servent finalement que de prétextes, Roszak préférant orienter son propos dans une toute autre direction. Et, peu-à-peu, le thriller laisse la place à une réflexion sur la vie, perçue au travers du regard de la science, mais également des mythes.

L’enfant de cristal – Une histoire de la vie enfouie (The Crystal Child, 2007) – Theodore Roszak – Réédition Le Livre de poche, 2010 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Édith Ochs)

The Nice House on the Lake

Simples amis, vagues connaissances ou couples, ils se sont croisés à l’occasion de ces soirées alcoolisées où l’on refait le monde ou pendant leurs études au lycée et à l’université. Comique, comptable, pianiste, médecin, consultante, scientifique, acupuncteur, reporter, autrice ou artiste, leurs traits de caractère, leurs passions, leur activités professionnelles les distinguent les uns des autres, rendant improbable leur réunion présente. Et pourtant, ils sont bien tous là, au bord d’un lac, dans une superbe maison moderne dotée d’un confort irréel tant il allie la perfection technologique et esthétique, une maison apte à satisfaire tous leurs désirs et besoins. Une prison dorée où ils se retrouvent confinés, à l’abri de la fin du monde.

La faute à qui ? Face au stress, aux multiples interrogations qui les assaillent, comment ne pas perdre ses nerfs ? Comment ne pas succomber à la colère, à l’incompréhension, au désespoir, voire à la folie ? D’autant plus aisément que l’hôte des lieux semble avoir tout prévu. Walter, l’ami commun, le trait d’union à toutes ces individualités. Walter le secret, le mystérieux, l’excessif, l’exclusif, le séducteur, le machiavélique, l’inquiétant… Celui dont on se méfie mais que l’on ne parvient pas vraiment à haïr. Celui qui a toujours un coup d’avance, qui reste à l’écoute d’autrui mais qui sait se faire oublier des années durant. Celui à qui on se confie, avec lequel on complote les mauvais coups, mais que l’on ne parvient pas à cerner. Qui est-il vraiment ? Est-il d’ailleurs seulement humain ?

Je vais finir par croire que James Tynion IV est la nouvelle coqueluche de l’édition indépendante outre-Atlantique. Avec Alvaro Martinez Bueno aux pinceaux et Jordie Bellaire pour les couleurs, ils nous livre une nouvelle fois un récit fascinant, flirtant avec la Science fiction et le Fantastique. Un huis-clos paranoïaque où se joue l’avenir de l’humanité. Rien de moins. Dans The Nice House on the Lake, il adopte le point de vue de dix personnages qui se racontent et dévoilent progressivement leur rencontre et leur relation avec Walter, le vieil ami bienveillant, dont les marottes un tantinet étranges ne les ont pas empêcher de répondre à son appel. À vrai dire, ils prennent peu à peu conscience qu’ils ne le connaissent pas du tout, le bougre se révélant plus une énigme dont il convient de trouver les clés pour se libérer, échapper à son emprise et peut-être ainsi renouer avec l’ordinaire de leur existence.

La question se pose en effet d’emblée lorsque le week-end de rêve qu’ils projetaient de passer se mue en réclusion forcée, à l’abri du cataclysme qui frappe le monde et auquel ils assistent en spectateurs, conscients de leur chance et incertains de leur devenir. Avec d’autant plus d’acuité qu’ils restent tributaires de l’aide de Walter pour survivre. Ils apprennent ainsi à vivre ensemble, à se supporter, tout en explorant les environs de la maison. Un paysage naturel époustouflant, étrangement déserté par la faune sauvage, mammifères et autres volatiles, recelant en son sein d’autres mystères, notamment de singulières sculptures abstraites.

Avec sa narration maline, distillant l’information à grands renforts de flash-back, ses emprunts à l’univers graphique et aux codes de l’Internet, des réseaux sociaux et des messageries téléphoniques, The Nice House on the Lake tisse une atmosphère addictive où dessin comme découpage contribuent à l’immersion et au trouble suscité par le huis-clos. James Tynion IV joue avec les codes du thriller, déjouant les poncifs inhérents à cet exercice. Il nous ballade entre deux cliffhangers, nourrissant le suspense grâce à un savant dosage de révélations dans un décor enchanteur mais truqué.

Décliné en deux tomes courant sur plus de 350 pages, The Nice House on the Lake tient donc toutes les promesses esquissées par un synopsis sous-tendu par l’angoisse et le frisson science-fictif. A suivre avec un second cycle.

The Nice House on the Lake – James Tynion IV & Alvaro Martinez Bueno – Urban Comics, février-mars 2023 (bande dessinée, deux tomes, traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

Lisière du Pacifique

Ce blog avait atteint l’âge de mille articles. Déjà ? Enfin ? Hélas ? Visons les deux mille maintenant. On croise les doigts.

Longtemps resté inédit dans nos contrées, Lisière du Pacifique achève le cycle consacré à la Californie dont on a pu lire jadis les précédents volets chez J’ai lu. Première œuvre d’importance de Kim Stanley Robinson, dont chaque volet se lit de manière indépendante, le présent ouvrage forme avec Le Rivage oublié et La Côte dorée un ensemble thématique centré sur le Comté d’Orange permettant à l’auteur américain de fourbir ses arguments à l’aune du roman post-apocalyptique, de la dystopie et de l’écotopie. De quoi envisager le monde et la Californie sous l’angle du pire comme du meilleur, mais dans une perspective résolument politique et spéculative. Kim Stanley Robinson a également bien retenu les leçons de John Dos Passos et de John Brunner. Le macrocosme sud californien se dessine ainsi progressivement par le truchement d’un patchwork de destins individuels, mais aussi via le personnage de Tom Barnard dont les apparitions récurrentes font office de fil directeur.

Chez Kim Stanley Robinson, la Science-fiction est éminemment politique. Littérature d’idées, elle offre un ban d’essai aux spéculations et débats enracinés dans le présent. Lisière du Pacifique ne dément pas cette acception du genre puisqu’on s’immerge directement au cœur d’une petite communauté confrontée à un dilemme social et politique dont le point focal se situe sur les pentes de l’ultime colline «  naturelle  » de la petite ville d’El Modena. L’homme étant un animal politique, son avenir d’être vivant et celui de son environnement résultent de son engagement dans une voie de développement ou une autre. L’auteur imagine ici une Californie future plus soucieuse d’écologie et de social, confrontant cette écotopie socialiste à la résurgence d’un capitalisme toujours intéressé par le profit et la rentabilité à court terme.

Territoire à l’avant-garde des stratégies de conversion, le Comté d’Orange esquisse un avenir plus soutenable et viable pour l’humanité, sans pour autant renoncer au progrès. Un futur auquel Kim Stanley Robinson s’efforce de donner corps d’une manière raisonnée. L’autopie et les suburbs de La Côte dorée s’effacent ainsi au profit du vélo et d’un mode de vie collectif jusque dans les pratiques politiques et l’habitat. Les maisons sont conçues comme des organismes dotés d’une domotique permettant de réduire au maximum leur impact sur l’environnement, notamment grâce au poétique gel-nuage, sans nuire pour autant au confort de leurs habitants. Sur les océans, les porte-conteneurs ont disparu, remplacés par des voiliers aux gréements composites et automatisés. Le Rivage oublié et son paysage cauchemardesque disparaissent aussi, repoussés grâce à une réglementation plus stricte, notamment pour l’usage de l’eau, qui favorise également le dépeuplement du territoire afin d’en restaurer peu-à-peu les ressources.

Bref, Lisière du Pacifique donne des raisons d’espérer, démontrant s’il est nécessaire de le faire encore, que la Science-fiction reste plus que jamais la littérature des possibles. Trente et un ans après sa parution, à l’heure des sécheresses et incendies à répétition en Californie, il serait peut-être temps d’en explorer les pistes de toute urgence.

Lisière du Pacifique – Kim Stanley Robinson – Les moutons électriques, coll. «  La bibliothèque voltaïque  », mai 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Stéphan Lambadaris)

Mary Toft ou La Reine des lapins

Le petit village de Godalming peut s’enorgueillir de son calme. Un pasteur, un médecin, quelques fidèles et patients, on ne se bouscule pas vraiment aux portes de l’église ou du cabinet de John Howard, où les accouchements succèdent aux toux et autres maux nés des carences et infections courantes à cette époque. Et pourtant, c’est un cas très particulier, pour ne pas dire une situation extraordinaire, qui va contribuer à faire connaître le nom de la petite localité du Surrey jusque dans la capitale, dans l’entourage du fantasque roi Georges II, faisant la joie du graveur William Hogarth.

Dès son plus jeune âge, Zachary Walsh a manifesté un intérêt prononcé pour les secrets de l’anatomie, toutes ces choses qui palpitent, gargouillent, inspirent ou expirent, insufflant la vie à ce qui n’est finalement qu’une masse d’abats. Pour cette raison, il a été choisi par Howard pour devenir son apprenti, position qui lui vaut d’être aux premières loges du miracle de la reine des lapins, mal étrange et monstrueux faisant de Mary Toft, une simple paysanne, le réceptacle d’une nombreuse progéniture lapinesque, hélas vouée au démembrement lors de l’accouchement. De quoi attirer l’attention des plus éminents spécialistes en médecine et chirurgie de Londres.

Je ne connaissais pas vraiment Dexter Palmer, ayant vu passer d’un œil distrait son précédent roman Le Rêve du mouvement perpétuel, uchronie steampunk pourtant digne d’intérêt selon certaines éminences bien informées. Le synopsis de Mary Toft ou la Reine des lapins a toutefois immédiatement suscité toute mon attention. Il faut dire que l’ouvrage n’inspire pas l’indifférence, l’argument de départ se fondant sur l’incroyable histoire de Mary Toft. Le roman opte d’ailleurs pour un ton ironique et une narration que n’auraient pas désavoué Jonathan Swift ou Laurence Sterne. Bref, le présent récit se lit avec grand plaisir, d’autant plus qu’il conjugue la satire et l’intelligence du propos.

Le mystère des accouchements contre-nature de Mary Toft suscite d’abord l’effroi avant de nourrir la curiosité et l’ambition de plusieurs praticiens bien peu soucieux de la santé de leur patiente. Nombreux sont ceux à se bousculer au chevet de la parturiente, espérant tirer quelques profits de la situation ou arracher des anecdotes, histoire d’alimenter les rumeurs qui ne manquent pas de naître autour du phénomène. Au grand dam du pauvre John Howard et sous le regard candide de son apprenti Zachary, avec comme contrepoint les railleries de l’épouse du médecin, la seule à garder raison dans tout ce cirque, on suit les péripéties d’un récit moqueur, s’amusant de la duperie et de la faculté à s’illusionner de savants pourtant guidés par la raison, tout en appréciant également les circonvolutions d’une prose volontairement surannée. Mais, au-delà du simple pastiche, Dexter Palmer aborde avec une certaine acuité la fascination que provoque la monstruosité. Un phénomène se nourrissant de notre goût pour l’illusion et notre faiblesse coupable face à la manipulation et au mensonge. Une thématique somme toute encore très actuelle.

À l’heure des réseaux sociaux, des emballements médiatiques et de la dictature de l’émotion, pas sûr que toutes les leçons des satiristes aient été retenues. Plus que jamais la crédulité et la foi semblent en effet les valeurs les mieux partagées dans le monde, signe de l’échec non de la raison, mais de ceux qui devraient la transmettre dans l’intérêt de tous.

« Car ils n’ont que faire de la vérité. Leur veille est un geste de pure politique – une révolte contre l’élite intellectuelle de cette ville, doublée d’une tentative de s’emparer de ses positions. Ils visent à dépouiller de leur valeur vos beaux certificats, vos diplômes sur parchemins, vos années de formation… »

Mary Toft ou La Reine des lapins (Mary Toft or The Rabbit Queen, 2019) – Dexter Palmer – Editions Quai Voltaire, janvier 2022 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Anne-Sylvie Homassel

L’œil du Héron

À l’instar de l’Australie, ou pour rester dans le domaine de l’œuvre d’Ursula Le Guin, à l’instar d’Annares, Victoria a été peuplée grâce à la déportation d’une population proscrite. Embarquée dans un astronef pour un voyage sans retour possible en terre étrangère, sur une planète où tout restait à bâtir, ils ont surmonté non sans perte le défi d’un milieu inconnu et hostile, parvenant à établir une économie de subsistance viable. Ces bannis condamnés à l’expatriation en raison de leurs crimes ont été ensuite rejoint par des déportés de nature plus politique, prônant la non violence et l’anarchie. À côté de la Cité, la Zone est ainsi née, une sorte de township dans laquelle puiser la main-d’œuvre dévouée aux tâches les plus épuisantes et pourtant nécessaires à la survie de tous. Mais, cet équilibre imposé par la force et justifié par les préjugés semble menacé lorsque les zonards décident de coloniser de nouvelles terres, échappant ainsi à l’emprise des citadins.

Non loin du « Cycle de l’Ekumen », L’œil du Héron fait figure de roman mal aimé parmi les titres de science fiction de l’autrice américaine. Pourtant, les préoccupations éthiques et anthropologiques du présent ouvrage restent au cœur de l’inspiration d’Ursula Le Guin, prolongeant en quelque sorte la réflexion développée dans Les Dépossédés. Elle met en scène une nouvelle fois la thématique de l’altérité, opposant deux organisations sociales difficilement conciliables, n’étant pas sans évoquer une sorte de néo-féodalisme. L’autrice déroule ainsi la logique de l’affrontement entre entre la Cité belliqueuse, société raciste et masculiniste, et la Zone, communauté pacifiste et égalitaire lorgnant du côté de l’anarchie. Si L’œil du Héron ne fait pas partie des œuvres majeures d’Ursula Le Guin, ce n’est certes pas par manque d’ambition. Sans doute le roman pâtit-il de l’aura des Dépossédés. Il n’en demeure pas moins une immersion au cœur d’un monde étranger convaincante, où l’autrice s’ingénie à nous faire ressentir le caractère différent jusqu’au moindre détail de sa faune et de sa flore, contribuant au dépaysement. Une œuvre intéressante dans son traitement et pour le retournement de situation impulsé par la mort du protagoniste principal.

L’œil du Héron apparaît donc comme une transposition réussie de la lutte des classes et des sexes dans un décor exotique où l’humanité démontre encore sa faculté à se désunir et à exploiter autrui. Et si la figure du cercle (vicieux), évoquée à plusieurs reprises dans le roman, renvoie à la figure d’un éternel recommencement, gageons que quelqu’un saura finalement en briser la routine. C’est le moins que l’on puisse espérer, mais c’est dur.

L’œil du Héron (The Eye of the Heron, 1978) – Ursula Le Guin – Réédition Les Moutons électriques, collection Hélios, avril 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle D. Philippe, texte révisé par idp)

The Department of Truth 1 & 2

Fraîchement diplômé de Quantico, Cole Turner pensait tout connaître des communautés de l’alt-right dont la logorrhée complotiste contamine jusqu’aux recoins les plus secrets des réseaux de l’Internet. Il pensait avoir tout vu, tout entendu, tout analysé du sujet, au point d’exposer son expertise aux apprentis agents venus écouter ses cours dans les locaux de la célèbre agence gouvernementale. Du moins jusqu’à cette convention platiste. Venu au départ pour observer incognito les délires co(s)miques de ces doux dingues, il se retrouve mêlé aux agissements de deux milliardaires convaincus de pouvoir lui prouver que la rotondité du monde comme les premiers de l’homme sur la Lune ne sont que mensonges et manipulation de l’Etat. En leur compagnie et celle de leurs richissimes amis, il décolle dans un jet privé, direction le pôle où l’attend une bouleversante révélation. Et les balles de Ruby, agente spéciale du Département de la Vérité. De quoi suspendre définitivement son incrédulité au fil de sa découverte de l’histoire secrète du monde. Un changement de paradigme n’étant pas sans réveiller quelques échos intimes déplaisants dans sa mémoire.

La vérité et le mensonge appartiennent à notre réalité. Elles la nourrissent, lui conférant de la substance et contribuant au compromis collectif sur lequel se fondent certitudes et croyances. Mais surtout, elles lui fournissent un socle tangible sur lequel édifier durablement nos sociétés. La série écrite et dessinée par James Tynion IV et Martin Simmonds propose une remise en perspective vertigineuse de tout ce que nous croyions savoir sur la réalité. Série futée et diablement documentée, The Department of Truth imagine en effet que la réalité est tributaire du consensus collectif, tel qu’il est protégé par une officine secrète. Malléable, fluctuante, la réalité n’est finalement ainsi que la somme des croyances d’une majorité, définie comme Vérité jusqu’à preuve du contraire. Cette situation est cependant menacée par les agissements d’ennemis déterminés à imposer leur vue de l’esprit, notamment une mystérieuse femme habillée de rouge et une organisation appelée Black Hat. Évoluant en marge, ils manipulent la complosphère et ses relais médiatiques ou politiques, tentant de faire advenir à la réalité tout ce qui relève du fantasme, de la superstition et de la dinguerie, avec comme ultime objectif de faire du mensonge la nouvelle vérité.

En suivant Cole Turner, on se retrouve de l’autre côté du miroir, auscultant les angles morts de la réalité derrière le verre sans teint de l’histoire secrète. On l’accompagne dans sa découverte du combat mené par le Département de la Vérité contre les tulpas, ces formes de pensée issues des recoins les plus crapoteux des communautés complotistes, rendues suffisamment tangibles pour modifier la réalité. Reptiliens inquiétants, pédophiles satanistes mangeurs d’enfants, chemtrails toxiques et autres fictions sauvages, comme le Sasquatch américain, prennent ainsi corps, composant l’ordinaire d’agents chargés de les éliminer, de les traquer jusqu’aux tréfonds de l’inconscient pour en en faire disparaître toutes traces.

James Tynion IV dresse ainsi un panorama saisissant des théories du complot tout en démontant avec intelligence leurs ressorts. Dans ce voyage au pays des zinzins, le mensonge apparaît préférable à la vérité car il rassure et console, redonnant foi dans la réalité. Il ramène un semblant d’ordre dans un monde, un instant perturbé par une discordance. Dans ce monde, on veut croire qu’on nous cache tout. On veut croire que la vérité n’est qu’un mensonge mis en scène par des puissances occultes, La vérité est ailleurs affirmait Fox Mulder. La vérité, c’est le mensonge écrivait George Orwell dans 1984. Chez les complotistes, on est convaincu que le monde est dirigé par une cabale qui n’a de cesse de vouloir priver les citoyens de leurs libertés, à grand renfort d’injonctions écologiques, vaccinales, féministes et j’en passe. Au pays des zinzins, on cherche à réinformer, on combat le système qui cherche à nous grand remplacer, la pensée unique et le politiquement correct qui font que l’on ne peut plus rien dire. Dans le monde des zinzins, la foi fait raison.

La partie graphique de The Department of Truth est tout simplement hallucinante de justesse et de créativité, s’enrichissant de surcroît d’un lettrage soigné de Aditya Bidikar. Le trait nerveux aux couleurs vives saturées de Martin Simmonds convient en effet idéalement au propos de James Tynion IV, introduisant un dialogue stimulant entre le fond et la forme. De même, le découpage et le cadrage contribuent à entretenir la paranoïa latente en singeant la définition médiocre des webcams et des images vidéos dérobées. Simmonds ne recule devant aucune audace, alternant les ruptures de style ou les collages, raturant ses dessins ou laissant baver l’encre, sans hésiter à emprunter des codes et des images issues du complotisme. Et tout cela sans nuire aucunement à la compréhension d’une histoire mêlant l’intime et le collectif, l’Histoire et la fiction. On ne peut que saluer ce joli tour de force.

On ne le répétera jamais assez, The Department of Truth est malin, très malin, puisqu’il nous sonde jusque dans nos biais cognitifs les plus profonds, nous interpellant sur notre faculté à croire ou pas. Il nous interroge également sur notre capacité à douter, nous rappelant qu’à l’heure de l’Internet, des médias de masse, des fake news, des acteurs de crise et des vérités alternatives, appliquer le principe du rasoir d’Ockham relève d’un exercice de plus en plus difficile et périlleux.

The Department of Truth : Au bord du monde 1/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », janvier 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

The Department of Truth : La cité sur la colline 2/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », septembre 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

L’Étrangère

L’Étrangère, curieuse traduction de Strangers, est le premier roman de Gardner Dozois, le célèbre anthologiste et critique américain. L’auteur y raconte la passion et l’union impossible entre Joseph Farber, un terrien lambda, et Liraun Jé Genawen, une extraterrestre native de la planète Weinunach que les compatriote de Farber ont préféré nommer Lisle, en l’honneur de l’un des leurs. Le procédé en dit long sur l’arrogance prévalant au sein de l’humanité, un fait ne facilitant pas les relations avec les autres espèces sentientes vivant dans la galaxie.

Étrangers, le couple l’est à plus d’un titre. De phylum et de culture différente, Farber et Liraum semblent pourtant prédestinés l’un à l’autre. Leur relation suscite la curiosité de leurs congénères respectifs, avant que le voyeurisme ne laisse place à la réprobation et à une forme d’ostracisme. Pour les Terriens, Farber est un traître qu’il convient de circonscrire. Un dangereux déviant engagé dans une union contre-nature avec un être inférieur, à peine plus respectable qu’un animal familier, voire un nègre. Pour les Cians, l’idylle contrevient à leurs traditions, échappant à la compréhension d’un Farber pour qui les tabous et les interdits extraterrestres restent un mystère non résolu. Mais surtout, cette union est vouée à l’infertilité du fait même de l’incompatibilité génétique du couple. À moins que le Terrien ne s’affranchisse des barrières biologiques et n’abandonne aux mains des « tailleurs » la composition de son ADN.

L’Étrangère est sans doute l’un des meilleurs romans sur l’altérité qu’il m’ait été donné de lire. Gardner Dozois y fait montre d’une réelle maestria, mettant en scène une histoire d’amour tragique. Sans user de la surenchère propre au pulp, bug-eyed monster et autres morphologies grotesques y comprises, il évoque une altérité radicale, doublée d’une incommunicabilité culturelle insurmontable. En effet, si Farber ne comprend pas Liraum, ce n’est pas parce que leur deux espèces diffèrent totalement du point de vue de l’apparence. Bien au contraire, les Cians sont des humanoïdes assez proches physiquement des êtres humains, si l’on fait abstraction de leur couleur de peau et du rôle nourricier joué par les mâles auprès de leur progéniture.

L’incommunicabilité repose surtout sur la méconnaissance de l’autre, sur les préjugés et le sentiment de supériorité des humains, mais aussi des Cians d’une certaine façon. Bien que plus avancés, les Cians ont toujours refusé les effets du progrès, prônant à la place un mode de vie rudimentaire, respectueux de la coutume et de la tradition. Pour ces raisons, la couleur de peau n’arrangeant rien, ils sont considérés par les hommes comme des rustres, un peuple d’indigènes dont on décrit avec raillerie les mœurs, comme ont pu le faire à une autre époque les colons européens. Rien de tel chez Farber. Isolé parmi les siens dans l’Enclave où ils ont reproduit leur style de vie, il préfère déambuler de l’autre côté du mur, persuadé que deux moitiés d’âme, mêmes étrangères, peuvent former un tout plus grand que l’ensemble des parties. Mais, l’enfer est pavé de bonnes intentions, comme l’apprendra à ses dépens Farber.

L’Étrangère apparaît enfin comme un roman sur le déracinement et l’impossibilité à se détacher complètement de ses préjugés et des pratiques sociales du monde où l’on est né. Une leçon amère pour ceux qui cherchent un sens à leur vie et ne font que reproduire ailleurs leur désir de conquête.

Avec L’Étrangère, Gardner Dozois propose donc un roman tout en finesse, où l’intelligence se conjugue à un style pudique et sensible, mais sans sensiblerie. À classer parmi les incontournables de la science-fiction, AMHA.

L’Étrangère (Strangers, 1978) – Gardner Dozois – Réédition ActuSF, collection « Perles d’épices », juin 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Guiod)

Abattoir 5

Le présent ouvrage n’est pas la première adaptation d’Abattoir 5, mais il s’agit sans doute de l’une des plus réussies, tant Ryan North et Albert Monteys ont su capter l’essence du roman de Kurt Vonnegut, ce mélange désespéré de fatalisme et de drôlerie irrésistible. Un condensé de Science fiction, d’autobiographie et d’Histoire, faisant de ce roman l’une de mes œuvres antimilitaristes préférées, avec le fameux Catch 22 de Joseph Heller.

À l’usage des étourdis qui seraient passés à côté de ce texte majeur du XXe siècle, quelques mots de l’histoire. Billy Pilgrim possède une étrange faculté depuis qu’il a été enlevé par les Tralfamadoriens, ce peuple extraterrestre à la curiosité insatiable. Devenu sur leur planète l’objet de toute leur attention, pour ne pas dire la vedette de leur zoo, il a acquis à leur contact le don de se détacher du temps, calquant son regard sur leur perception simultanée des événements. Les Tralfamadoriens ont en effet la connaissance de l’entièreté de la réalité, de son début à sa fin. À vrai dire, le début et la fin n’existent pas, le continuum n’étant qu’un ensemble de séquences qu’ils perçoivent simultanément et auxquelles ils ne peuvent rien changer. Pour eux, la notion de libre-arbitre est une bizarrerie, un caprice de lunatique, une exception à l’échelle de l’univers. Les faits se sont déroulés, se déroulent et se dérouleront toujours de la même façon. C’est comme ça.

« Voilà une question très terrienne. Pourquoi vous ? Pourquoi nous ? Pourquoi tout le reste ? Eh bien, nous sommes piégés, M. Pilgrim, dans l’ambre de cet instant. Il n’y a pas de pourquoi. »

De même, la mort n’est pas la fin de tout puisque qu’elle n’est qu’un moment de ce déroulement dont on peut se détacher pour revivre d’autres instants de son existence. Revivre des épisodes clés de sa propre vie, Billy sait le faire, tirant de cette expérience personnelle un regard désincarné sur son humaine condition. L’Histoire ne nous apprend rien. Elle n’est que le compte-rendu de grandes catastrophes humaines vécues par de simples individus. Billy est bien placé pour le savoir, ayant vécu lui-même l’un de ces événements : le bombardement de Dresde en 1945. Prisonnier de guerre à cette époque, il a échappé à la mort mais pas au traumatisme. Sans cesse, son errance détachée du temps le ramène à cet épisode vécu à l’abri de la chambre froide de l’abattoir 5.

Pour réussir à adapter en bande dessinée le roman de Kurt Vonnegut, il fallait une grande dose de talent et sans doute aussi un peu d’inconscience, toute chose que possèdent manifestement Ryan North et Albert Monteys. Leur adaptation de Abattoir 5 transpose en effet le propos de l’auteur américain avec une grande maîtrise, restituant les sauts temporels impulsés par la narration d’une façon admirable. On saute ainsi d’un épisode à un autre, sans véritable solution de continuité, découvrant peu-à-peu la vie de Billy et le regard qu’il porte sur son bref passage sur Terre. On accompagne son récit aux différentes époques de son existence, avec comme point d’ancrage dans le temps cette expérience traumatique à Dresde, dont les échos et les récurrences ne font que le poursuivre pendant son errance, apportant un contrepoint tragique aux moments plus heureux de sa vie. D’aucuns pourraient considérer Abattoir 5 comme un roman pessimiste, dépourvu de tout espoir. On ne niera pas le fait. On sourit pourtant, voire on rit beaucoup car Kurt Vonnegut confère au récit de Billy Pilgrim une drôlerie incontestable. Des moments où il laisse libre cours à l’ironie et à la satire, prenant pour cible les compagnons de Billy, mais n’épargnant cependant pas le narrateur. On y croise ainsi des types bas de plafond ou tout simplement haineux, l’avatar grotesque d’un écrivain de SF, un honnête professeur de lycée, une starlette du X, un propagandiste américain traître à son pays et Kurt Vonnegut lui-même.

La virtuosité du découpage et du graphisme font écho au récit atomisé de Pilgrim. Oscillant entre ligne claire quasi-réaliste et abstraction, Albert Monteys ne craint pas également de jouer avec différents registres graphiques, du pulp au simple crayonné, restituant à merveille la déconstruction de la narration et transposant avec brio le propos fataliste et existentialiste du roman de Vonnegut. De cette quête du bonheur flirtant avec l’absurdité et l’ironie grinçante, il tire une bande dessinée impressionnante dont les images nous accompagnent longtemps. Très longtemps. C’est comme ça.

Ryan North et Albert Monteys rendent donc justice au roman de Kurt Vonnegut, leur adaptation dessinée faisant écho au récit de Billy Pilgrim d’une manière touchante, dépourvue de toute sensiblerie, mais avec une justesse de ton indéniable. Un chef-d’œuvre !

Abattoir 5 ou La Croisade des enfants : une danse imposée avec la mort (Slaughterhouse-five or the children’s crusade, 2020) – Ryan North & Albert Monteys, adapté du roman de Kurt Vonnegut – Coédition Seuil et éditions du sous-sol, septembre 2022 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Clément Baude)