Le Sang de la Cité : Capitale du Sud 1/3

Le Sang de la Cité est sans doute l’œuvre de Fantasy la plus stimulante qu’il m’a été donné de lire en francophonie depuis au moins Gagner la Guerre de Jean-Philippe Jaworski et peut-être même aussi depuis « Les sentiers des Astres ». Premier volet d’une trilogie (« Capitale du Sud ») répondant à une seconde trilogie (« Capitale du Nord »), écrite conjointement par Claire Duvivier, l’ensemble forme une fresque romanesque intitulée « La Tour de garde » qui puise son inspiration à la fois dans le roman d’aventure, l’Histoire et la Fantasy. En somme, une trilogie en stéréo, le tout étant supposé dépasser la simple somme des parties. Le Sang de la Cité dépeint un cadre foisonnant et décrit un contexte complexe, tout en posant les jalons d’une intrigue dont le narrateur apparaît d’emblée comme l’un des protagoniste principal du drame qui se noue entre les murailles de la cité-état de Gemina.

Longtemps, l’existence de Nox et de sa sœur jumelle Daphné a été gardée secrète. Ceux que l’on appelle encore les « Suceurs d’Os », en souvenir de leur claustration dans les tréfonds du Moineau-du-Fou, bastion conquis de haute lutte par le clan de la Caouane, semblent désormais faire partie du paysage urbain. Adoptés par les vainqueurs après la défaite de leur geôlier, le duc Adelphes du Souffleur, ils bénéficient de la protection de leur chef, le duc Servaint. Sous la surveillance discrète de ses serviteurs, Nox œuvre comme coursier pour le compte d’Eustaine dont la renommée en matière de bons vins et de mets délicieux n’est plus à faire. Connu de tous dans le quartier du port, il se tient également informé des dires et des rumeurs dont la teneur est une source précieuse pour Servaint. Le duc nourrit en effet l’ambition de rompre l’équilibre politique de la cité, en creusant un canal pour relier le port aux quartiers périphériques, quitte à défier le monopole des clans du centre de Gemina. Pour Nox qui n’aspirait qu’à la tranquillité, en dépit des frasques violentes de sa sœur, le projet de son protecteur est un bouleversement qui l’amène à côtoyer les intrigues politiques des puissants de la cité. Une situation qui va le contraindre à accomplir sa mue.

Le Sang de la Cité apparaît comme un formidable roman d’aventure, vif et enjoué, mais aussi plus sombre au fur et à mesure que l’on se familiarise avec Gemina. La ville est incontestablement l’un des points forts du récit, un personnage à part entière, omniprésent jusque dans les angles morts de l’intrigue. Métropole populeuse, à la voirie tortueuse dont le tracé est rendu encore plus incertain par la Recluse, la véritable ordonnatrice des travaux publics, elle déploie le lacis de ses venelles, de ses rues et avenues, brouillant les repères et offrant un cadre fluctuant au foisonnement des activités qui ponctuent son paysage. Débardeurs aux mœurs rugueuses, mendiants la main tendue dans l’espoir d’une aumône, marchands affairés, poètes et conteurs colportant la rumeur, ouvriers, spadassins, un melting-pot sans cesse renouvelé d’émotions, d’affrontements, d’entraide ou de coopération insuffle vitalité et effervescence à ce microcosme urbain dense et turbulent.

D’aucuns retrouveront dans les descriptions de Guillaume Chamanadjian le décor des villes italiennes, à l’époque de la Renaissance. Le gouvernement dominé par l’aristocratie marchande, le clientélisme comme mode de contrôle social, le mécénat comme outil de propagande et les mariages arrangés pour renforcer les alliances, Gemina n’a rien à envier à Florence ou à Gênes. La Fantasy n’est cependant pas absente de l’intrigue. Bien au contraire, ses ressorts et motifs figurent au cœur d’un récit qui, si l’on y regarde de plus près, reste avant tout celui d’une quête initiatique, celle d’un gosse faisant l’apprentissage de son passé et du rôle qu’on veut lui faire jouer à l’avenir. Un pion appelé à servir les desseins politiques de son seigneur et protecteur, peut-être même la pièce maîtresse dans l’affrontement qui se prépare et dont les enjeux le dépassent. Bref, tout cela n’est guère éloigné de L’Assassin royal de Robin Hood, de Assassin’s Creed, voire des intrigues à tiroirs du cycle du « Trône de fer » de George R.R. Martin. Nous sommes en terrain connu, y compris pour la magie qui, si elle demeure discrète, n’en demeure pas moins l’un des moteurs du récit, notamment dans la part jouée par le Nihilo, le reflet sombre de Gemina dont Nox pénètre peu-à-peu les secrets.

En dépit des longueurs du début, mais sans doute faut-il passer par là pour se familiariser avec les lieux et installer l’action, Le Sang de la Cité est un premier tome prometteur dont on attend maintenant le développement. Bientôt, avec Trois Lucioles.

Le Sang de la Cité : Capitale du Sud 1/3 – Guillaume Chamanadjian – Éditions Aux Forges de Vulcain, avril 2021

Léopard noir, Loup rouge

Connu dans nos contrées pour Brève histoire de sept Meurtres, roman noir ayant pour fil directeur la tentative d’assassinat de Bob Marley, Marlon James explore avec Léopard noir, Loup rouge un autre aspect des mauvais genres, à savoir ici la fantasy. Délaissant le légendaire blanc occidental, il opte pour celui de l’Afrique noire, lorgnant du côté des contes d’Anansi pour nous proposer un enchâssement de récits faisant sens au sein d’une geste épique centrée sur le personnage de Pisteur, un chasseur au flair irrésistible, doué pour trouver ce qui préférerait rester perdu.

Lorsque le roman commence, le bougre croupit dans les geôles d’un empire situé dans les territoires du Nord d’un continent inspiré des terres africaines. Soumis à l’interrogatoire du Grand Inquisiteur du royaume, il se raconte et nous raconte le parcours qui l’a conduit jusque-là, appliquant à la lettre le principe qui veut que l’on raconte des histoires pour vivre. Mais, en parfait narrateur non fiable, ses mots dessinent une géographie incertaine, frappée du sceau de l’affabulation et de l’extraordinaire. À moins que derrière cette prose inventive ne se cache une autre vérité ?

« L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. J’ai entendu dire qu’il y a dans le sud une reine qui tue l’homme qui lui apporte de mauvaises nouvelles. Alors quand j’annonce la mort du petit garçon, est-ce que je signe en même temps mon arrêt de mort ? La vérité dévore les mensonges tout comme les crocodiles dévorent la lune, et pourtant mon témoignage est le même aujourd’hui qu’il le sera demain. »

Ne tergiversons pas. Léopard noir, Loup rouge est un roman exigeant qui laissera sans doute pantois le lecteur accoutumé aux quêtes balisées et à un corpus mythologique plus européocentré. Pour peu qu’il lâche prise, il trouvera cependant dans l’imagination de Marlon James matière à dépaysement et émerveillement. La quête de Pisteur n’est pas en effet sans détour ni sans surprise. Le chasseur sait ménager le suspense, conjuguant un style parlé cru, celui d’une sorte de récitation orale, à de longues digressions descriptives qui forment autant de ramifications par rapport à l’intrigue principale. Si Léopard noir, Loup rouge était une essence végétale, il serait incontestablement un baobab plongeant profondément ses racines dans le terreau commun des contes africains et recelant en son sein un espace bien plus vaste que celui enfermé dans le creux de son écorce.

Au cours du périple de Pisteur, on rencontre ainsi de multiples personnages. Des sorcières enchanteresses, des enfants perdus, voués aux gémonies car maudits du fait de leur difformité congénitale. On côtoie des démons tapis dans les zones obscures du plafond des bâtiments, attirés par le sang et les sortilèges et auxquels il est presque impossible d’échapper sans coup férir. On croise aussi la route d’un géant mutique mais féroce au combat, d’un félin métamorphe bien peu digne de confiance, d’un buffle philosophe, de fantômes, de dieux et déesses, de sorciers-es, de guerriers et guerrières courageux-es et d’une multitude de roitelets entretenant le rêve d’un empire universel désormais révolu.

Marlon James ne nous épargne rien des complots, des trahisons et de la violence d’une Afrique fantasmée dont on parcourt les territoires, à la fois fasciné et effrayé. Car le monde de Pisteur n’a manifestement pas le caractère acidulé des contes de Walt Disney. Bien au contraire, il est à bien des égards inquiétant, frappé par l’ignominie des coutumes brutales, notamment la circoncision des garçons et l’excision des filles. Il s’accommode de l’allégeance fluctuante des mercenaires, de l’esclavage et des guerres d’extermination. Il recèle enfin des zones d’ombre propices à toutes les trahisons, ne laissant pas grand place à l’honneur. Rien de neuf sous le soleil, on nous dira. Pourtant, dans le fond comme dans la forme, on se trouve clairement en terre inconnue, s’accrochant aux bribes de ce l’on croit savoir ou reconnaître. La magie donne corps aux croyances de l’animisme, poussant les hommes à côtoyer esprits, démons, divinités et monstres, pour le meilleur comme pour le pire.

Léopard noir, Loup rouge est donc un roman d’avant l’Histoire, celle dans laquelle les civilisations de l’écrit ont contraint l’Afrique, niant son corpus oral et son légendaire fertile. Une fresque brutale et poignante renvoyant les Africains à leurs propres démons. On est maintenant curieux de lire Moon Witch Spider King, le deuxième opus d’une trilogie qui s’annonce à la fois originale, stimulante et ardue.

Léopard noir, Loup rouge (Black leopard, Red wolf, 2019) – Marlon James – Éditions Albin Michel, collection « Terres d’Amérique », septembre 2022 (roman traduit de l’anglais [Jamaïque] par Héloïse Esquié)

L’Oiseau Blanc de la Fraternité

Poursuivant le travail patrimonial commencé avec la réédition de Le Crépuscule de Briareus, les éditions Argyll ont exhumé dans une traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti ce que l’on peut considérer comme l’œuvre majeure de Richard Cowper. Décliné en trois tomes le cycle de L’Oiseau Blanc de la Fraternité développe l’univers esquissé dans la nouvelle « Le Chant aux portes de l’Aurore » dont le titre inspiré du roman de Kenneth Grahame donne également son nom au premier album des Pink Floyd.

Dans un avenir oscillant entre anticipation post-apocalyptique et fantasy médiévale, le tout n’étant pas sans rappeler l’archipel du rêve de Christopher Priest, du moins pour le décor, Richard Cowper nous immerge au cœur d’un récit marqué par le messianisme, la transmigration des esprits et les mythes du recommencement. Entre christianisme (prophétie et déluge obligent) et conte (comment ne pas penser à la légende du Joueur de flûte d’Hamelin), l’auteur narre une histoire de rédemption s’étirant sur plusieurs générations. Un récit qui voit les promesses d’harmonie, de paix et de fraternité se réaliser, après moult péripéties.

D’aucuns découvriront ainsi une Grande-Bretagne réduite à un confettis d’îles où seuls les sommets des plus hauts reliefs émergent des flots résultant de la submersion progressive des terres, provoquée par l’élévation des mers et océans autour de l’an 2000. Un millénaire plus tard, après une période de désordres violents, dans un monde à l’apparence médiévale, marqué par la régression technologique, l’humanité survit tant bien que mal sous le joug de l’Église chrétienne et de ses séides autoritaires, corbeaux inquisiteurs et faucons armés, résolus à éradiquer la menace de cette secte naissante, La Fraternité de l’Oiseau Blanc, dont le message sape les bases de leur pouvoir.

« Le premier avènement fut celui de l’homme ;

Le deuxième, celui du feu pour le brûler ;

Le troisième, celui de l’eau pour noyer le feu ;

Le quatrième est celui de l’Oiseau de l’Aurore. »

Transmigration des esprits, communion des sensibilités, message de paix, Richard Cowper narre un récit à hauteur d’homme dont la teneur n’est pas sans évoquer celui d’un christianisme naissant, dépourvu des attributs souverains, ceux auxquels aspire toute religion attirée par la théocratie. Un récit non exempt de miracles, de bonté et d’actes extraordinaires. En somme, une sorte d’évangile, mais porté par les sonorités musicales d’un joueur de pipeau. L’auteur britannique n’est cependant pas avare de détails lorsqu’il faut dépeindre la ruse, la cruauté et la violence intrinsèque de la tyrannie, quitte à choquer (d’où l’avertissement inséré dès l’entame du présent ouvrage). La rédemption n’est pourtant jamais très loin et les pires serviteurs de la théocratie peuvent eux-mêmes douter et retourner leur cuirasse pour épouser la cause qu’ils ont combattu jusque-là.

Si Richard Cowper emprunte son décor à l’anticipation post-apocalyptique, le propos de L’Oiseau Blanc de la Fraternité se cantonne toutefois à l’univers du conte, celui d’une fantasy douce empruntant ses ressorts à un Moyen-âge fantasmé et à une forme de magie mystique. La submersion des terres, même si elle trouve quelques échos dans notre situation présente, urgence climatique oblige, ne sert finalement que de prétexte à l’auteur pour dérouler les motifs d’une prophétie initiée par un sacrifice quasi-christique. Une geste où se retrouve le goût de l’auteur pour la supériorité de l’esprit sur la technologie. Une transcendance plus forte que la matière et le temps,

S’il n’est pas désagréable aujourd’hui de (re)lire L’Oiseau Blanc de la Fraternité, force est toutefois de constater que le cycle accuse son âge, même si le message sur l’éternel recommencement de l’Histoire semble plus que jamais d’actualité. On peut aussi le lire comme le témoignage d’une époque où l’anticipation se teintait de mysticisme et de philosophie, en espérant que les bouleversements issus de la submersion des terres décrits dans le présent cycle ne prendront pas la tournure d’une prophétie auto-réalisatrice.

L’Oiseau Blanc de la Fraternité – Richard Cowper – Recueil regroupant la nouvelle « Le Chant aux portes de l’Aurore » (« The Piper at the Gates of Dawn », 1975), les romans La Route de Corlay (The Road to Corlay, 1977), La Moisson de Corlay (A Dream of Kinship, 1981), Le Testament de Corlay (A Tapestry of time, 1982) – Réédition Argyll, novembre 2022 (textes traduits de l’anglais par Claude Saunier, révision par Pierre-Paul Durastanti)

Noon du soleil noir

On a découvert L.L. Kloetzer avec deux romans de science fiction lorgnant du côté de la dystopie et du récit post-apocalyptique. Une très bonne surprise, l’imaginaire de l’auteur/trice augurant du meilleur. Anamnèse de Lady Star a d’ailleurs été justement récompensé par le Grand prix de l’Imaginaire, preuve s’il en est de l’attention portée sur l’œuvre du couple Kloetzer. Depuis, on se languissait un peu, au désespoir de ne pas voir les promesses se concrétiser autour d’un nouveau roman. L’attente n’aura pas été vaine puisque l’auteur/rice revient pour nous livrer un hommage à quatre mains à Fritz Leiber, en particulier à la série culte mettant en scène (euphémisme) les fabuleux Fafhrd et Souricier Gris.

Que les lecteurs de ce blog sachent que le « Cycle des Épées » fait partie de mes madeleines littéraires, au moins autant que le « Cycle de Lyonesse » ou l’univers de la Terre mourante de Jack Vance. Fritz Leiber y décline les aventures picaresques et un tantinet théâtrales d’un duo d’anti-héros bien mal assortis et pourtant liés par une indéfectible amitié et communauté de (mauvais) esprit. Guère vertueux, les deux compères passent en effet leur temps en beuverie et ripaille, n’attendant qu’un signe de leur guides spirituels, les mystérieux Ningauble-aux-Sept-Yeux et Sheelba au visage sans yeux, pour partir à l’aventure, histoire de remplir leur bourse éternellement vide. Ils sillonnent ainsi le monde décadent de Newhon, guidés par l’appât du gain, la curiosité et la perspective de s’affranchir de la morale, même s’ils ne sont pas complètement dépourvus d’un certain sens de la justice. En somme, deux parfaits truands dans un monde de brutes guère bienveillantes avec les bons ou les naïfs.

Sans surprise, Noon du soleil noir se coule dans le décor familier aux lecteurs du « Cycle des Épées », même si Lankhmar n’est pas nommée, les auteur/trice préférant l’art de la périphrase imagée. Pas de quoi cependant tromper le connaisseur habitué à la géographie de le cité et à son voisinage. Un autre duo vient se substituer aux deux acolytes, pas moins roublards et téméraires que leurs prédécesseurs. Mercenaire vieillissant et boiteux, Yors est réduit à guetter le pigeon à la porte de la cité afin de proposer ses services pour lui éviter les périls de la Ville aux Mille fumées et ainsi subvenir à ses propres besoins. L’arrivée de Noon, jeune magicien un tantinet naïf mais à la bourse bien pleine, lui laisse espérer quelques repas et verre supplémentaires à l’auberge où il a ses habitudes. Le gandin ne semble cependant pas complètement dépourvu de pouvoir, comme le vétéran s’en rend compte rapidement. Ses centres d’intérêt le distinguent également du quidam moyen, poussant Yors à redouter la désarmante ingénuité du personnage plus que ses sortilèges.

Dans une langue évocatrice, L.L. Kloetzer redonne un coup de jeune au Sword & Sorcery, sous-genre perclus de clichés et de gimmicks que l’on croyait bien mort après le succès de « A Song of Ice and Fire » et consorts, convoquant moult réminiscences auprès des joueurs de AD&D. Machinations politiques, cultes antédiluviens, sortilèges, entourloupes et retournements de situation sont ainsi légion, pour notre plus grand plaisir, sans qu’à un seul moment on éprouve un sentiment de redite ou une quelconque lourdeur stylistique. Les auteur/trice se gardent bien en effet de tout éventuel pastiche, jouant avec les poncifs du genre et déjouant les pièges de l’hommage trop appuyé. Ils semblent d’ailleurs avoir manifestement pris grand plaisir à le faire, leur joie se révélant finalement très communicative. Noon du soleil noir se révèle ainsi un divertissement léger et amusant, dont le rythme vif et enjoué, empreint d’une ironie jubilatoire, fait merveille. Sous la patine des archétypes, Yors comme Noon forment un tandem vraiment efficace qui confère au récit une réelle épaisseur et contribue à renforcer l’immersion au sein de la Cité de la Toge noire.

Noon du soleil noir est donc une réussite, un pur récit de Sword & Sorcery, astucieux et inspiré, auquel les illustrations de Nicolas Fructus apportent un contrepoint graphique bienvenu. On attend maintenant avec impatience la suite annoncée des aventures de Yors et Noon. Les deux compères nous manquent déjà.

Noon du soleil noir – L. L. Kloetzer – Éditions Le Bélial’, juin 2022

Je suis le rêve des autres

Suite à un rêve puissant et entêtant, Malou est soupçonné d’être un Réliant, autrement dit un intercesseur entre le monde des esprits et celui des hommes. Pour confirmer leur intuition, les anciens de son village décident donc d’envoyer le jeune garçon au temple de Beniata, à la source du fleuve des fleuves, avec comme seul compagnon Foladj le vieux, un vétéran au passé obscur. À charge pour l’aîné de servir le cadet, en veillant sur sa sécurité et en pourvoyant à ses besoins. Chemin faisant, au cours de leur périple à travers le vaste continent de Pangée, le duo se frotte à l’imprévu des rencontres et aux multiples dangers du monde. L’occasion pour le jeune de s’ouvrir à l’autre et de faire l’apprentissage de la (sur)vie pendant que l’ancien nourrit le secret espoir d’une rédemption, point final à une longue et tumultueuse existence.

« Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait et vous défait. »

La citation du grand voyageur Nicolas Bouvier constitue l’ouverture idéale pour parler du nouveau roman de Christian Chavassieux. De voyage, il est en effet beaucoup question dans Je suis le rêve des autres, un voyage dont les péripéties se répercutent sur le cheminement mental des voyageurs. Entre road novel et conte initiatique, le présent roman apparaît ainsi comme un éloge à la lenteur, à l’introspection et au temps long de l’Histoire. Entre Malo et Foladj, le maître et son serviteur, mais aussi l’apprenti et son mentor, se noue une véritable relation de confiance, où prévaut le respect mutuel et une certaine pudeur des sentiments. Chargé de l’intendance et de la conduite du périple, Foladj compte sur son expérience pour écarter les périls et les difficultés qui jalonnent la longue marche du duo vers sa destination finale. Les aléas ne manquent d’ailleurs pas, compliquant une progression déjà entachée par l’incertitude. Jadis, le continent a été en effet peuplé par une antique race que les hommes ont affronté avant de chercher avec elle un terrain d’entente. Ils sont désormais réduits à vivre dans les vestiges de sa grandeur passée, jaugeant les réalisations de l’ancien peuple avec envie, sans être capables de les égaler. Mais, c’est surtout la foi qui anime Foladj, une foi inébranlable qui le fait tirer de sa carcasse décatie ses ultimes ressources. La certitude de contribuer pour une part non négligeable à l’accomplissement du destin de Malou, rachetant ainsi ses fautes passées, n’est peut-être pas étrangère à ce fait.

Le voyage de Foladj et Malou est aussi l’occasion de rencontres permettant à l’enfant de s’épanouir, d’accroître sa connaissance de l’autre et sur l’histoire du monde où il est né. En dépit d’une attirance certaine pour les jeux enfantins, Malou fait montre d’une sagesse étonnante, que les rares rudoiements de Foladj cherchent plus à tempérer qu’à contraindre. Il tire de l’observation d’autrui des réflexions reflétant une maturité incroyable. En sa compagnie, chaperonné par Foladj, Christian Chavassieux nous invite à contempler le monde, à en prendre la juste mesure, sans verser dans l’angélisme ou la diabolisation. La beauté des paysages et le mystère qui en nimbe l’étendue se conjuguent à l’écriture de l’auteur, révélant des trésors de poésie et de subtilité.

Si le dénouement de Je suis les rêves des autres peut paraître abrupt, il n’en demeure pas moins teinté par la tragédie de la fragilité des rêves. Une évanescence qui peut aveugler, mais dont on ressort grandi.

Je suis les rêve des autres – Christian Chavassieux – Éditions Mu/Mnémos, mars 2022

Autrices incontournables en SFFF

L’été étant une période propice aux listes, je n’ai pas résisté longtemps à la proposition de la blogueuse Nevertwhere d’établir une recension des autrices me paraissant incontournables. Bien entendu, l’incontournable se réduit ici à mon appréciation personnelle. Pas sûr de faire l’unanimité, mais à vrai dire on s’en fiche, l’essentiel étant de donner envie de découvrir l’œuvre de quelques dames de la SFFF. Bref, tout ceci est à examiner ci-dessous, une fois admiré le très joli logo réalisé par Anne-Laure du blog Chut Maman lit.

Comme indiqué par de nombreux lecteurs, Ursula Le Guin est un peu l’arbre cachant la forêt. On ne passera cependant pas outre cette autrice que l’on apprécie particulièrement sur ce blog. Histoire de se distinguer, on suggérera l’ultime roman de la dame, une variation féminine et féministe sur le personnage de Lavinia, laissée un peu hors-champs par Virgile lors de l’écriture de l’Enéide. Je laisse aux éventuels curieux le loisir de parcourir ce blog où ils trouveront de nombreuses autres suggestions de lecture.

Histoire de ne pas déchoir dans l’esprit des curieux, je les invite à poursuivre cette liste avec Nina Allan, autrice dont j’apprécie particulièrement la plume, l’étrangeté et l’exigence, par exemple avec La Course, fiction spéculative diablement envoûtante.

Pour varier les plaisirs, faisons un petit tour du côté des classiques et du fantastique avec Shirley Jackson dont l’œuvre a bénéficié récemment d’un regain d’intérêt éditorial, notamment avec la réédition de La Loterie & autres contes noirs. C’est le moins que l’on puisse faire pour l’une des inspiratrice du thriller moderne.

Une liste sans autrice francophone serait franchement décevante, d’autant plus qu’il y a matière du côté de Catherine Dufour. Parmi les titres chroniqués ici-bas, je conseille de jeter un œil sur Au Bal des absents et son humour noir salutaire.

Continuons avec Claire Duvivier, bien connue des lecteurs des publications des éditions Asphalte, la jeune femme s’est découverte autrice avec Un long voyage, roman aux frontières floues, oscillant entre SF et Fantasy. Un coup d’essai pas loin du coup de maître.

Avec un titre faisant allusion à la réplique du célèbre réplicant Roy Batty, Des Larmes sous la pluie a introduit Rosa Montero dans la SF. Premier volet d’une trilogie centrée autour du personnage de Bruna Husky, le présent livre apporte une touche espagnole à cette liste.

Jetons maintenant un œil du côté de l’uchronie avec Le Livre de Cendres, épopée para-historique pleine de bruit, de fureur et de physique quantique de Mary Gentle, et ne craignons pas de faire exploser le quota avec une tétralogie. On ne m’en voudra pas, j’espère.

Un peu borderline, Elizabeth Hand a toute mon attention depuis la traduction de L’Ensorceleuse. Hélas, le succès ne semble pas au rendez-vous, comme en témoigne ce Images fantômes bien esseulé dans nos contrées. Dommage, l’œuvre de la dame recèle pourtant quelques autres pépites. Contentons-nous donc des rares romans traduits disponibles sur le marché de l’occasion.

Vandana Singh n’a pas eu de chance dans l’Hexagone où le recueil Infinités n’a manifestement pas rencontré le succès escompté, du moins pour permettre d’autres traductions. En tout cas, ce titre permet d’introduire un peu d’Asie dans cette liste.

Pour terminer, je ne saurais trop recommander la lecture de TysT de Luvan, dont la parution est programmée en décembre 2022 après un financement participatif réussi. L’objet s’annonce somptueux, il serait dommage de passer à côté.

Objectif rempli donc avec ces dix titres et dix autrices de SFFF. Evidemment, il en manque beaucoup et je ne suis pas certain d’aboutir au même résultat d’ici une semaine. Il en va ainsi des listes : elles varient selon l’humeur du moment et suscitent le déchirement.

À la pointe de l’épée

Bien connue dans nos contrées pour la réinterprétation du conte de Thomas le Rimeur (faudra que j’y revienne), titre n’étant pas son premier roman, loin sans faut, Ellen Kushner est également l’autrice d’une série intitulée « The World of Riverside » relevant du récit de cape et d’épée dont le présent ouvrage marque l’ouverture. Traduit initialement pour la collection « Interstices » des éditions Calmann-Lévy, il a bénéficié d’une réédition augmentée de quelques nouvelles chez ActuSF. Ne disposant pas de la chose, je me contenterais de chroniquer la première édition, dans sa version poche.

Levons immédiatement tout éventuel malentendu. Si À la pointe de l’épée est paru dans une collection dédiée à la Fantasy, l’ouvrage n’offre que peu d’éléments surnaturels ou magiques. Point de dragon, d’elfe ou de sortilège dans les aventures de Richard Saint-Vière, le bretteur réputé du faubourg de Bords-d’eau, quartier malfamé aux rues trop étroites et tortueuses pour les carrosses de l’aristocratie de la Colline. À la place, on doit se contenter du décor d’une ville anonyme, empruntant pour beaucoup aux mœurs des XVIIe et XVIIIe siècles européens. Dans ce microcosme urbain où la richesse scandaleuse côtoie la misère la plus sordide, on se croise beaucoup sans vraiment se voir, ou du moins on croise beaucoup le fer pour des questions d’honneur, sur des sujets éminemment politiques ou dérisoires. Chacun semble vivre dans son monde, de son côté du fleuve, entretenant l’illusion d’un équilibre précaire qui ne repose finalement que sur le mépris des uns pour les autres et le maintien du statu-quo.

À Bords-d’eau, on fait commerce du vice, tavernes et auberges offrant un havre suffisamment discret aux voleurs à la tire, prostituées et aristocrates descendus incognito de la Colline pour s’encanailler. À Bords-d’eau, on ne vit pas vieux, les lieux nourrissant les fosses communes des carcasses des malheureux n’ayant pas trouvé un protecteur. À Bords-d’eau, on trouve enfin des bretteurs et d’autres épéistes, en mesure de défendre l’honneur des puissants ou d’accomplir leurs basses œuvres contre rétribution. Richard Saint-Vière n’est pas le moins connu d’entre eux, au point de susciter une curiosité malsaine auprès des dépravés peuplant le conseil de la cité, même si le bougre a la réputation de vendre chèrement ses services et d’imposer ses propres conditions.

En découvrant les aventures de Saint-Vière, d’aucuns penseront immédiatement à Benvenuto Gesufal, le héros de Jean-Philippe Jaworski. On peut en effet relever une certaine parenté entre les personnages de l’auteur français et ceux d’Ellen Kushner, notamment dans leur propension à évoluer en marge de la politique, jouant un rôle actif dans les complots et manigances des puissants, l’honneur ne servant finalement que de prétexte dans des luttes intestines pour le pouvoir et l’argent. Mais, À la pointe de l’épée se distingue surtout des récits tirés du Vieux Royaume par la nonchalance de son rythme, par son attachement à l’ambiguïté des mœurs, par ses joutes verbales où la préciosité de la langue se conjugue à la décadence des sous-entendus. Pas étonnant que la bisexualité ne fasse guère de vague dans ce monde, du moins beaucoup moins que les trahisons et les querelles pour des broutilles. Le roman se caractérise aussi par l’aspect expéditif des duels, nous éloignant du registre épique et truculent des classiques du récit de cape et d’épée. Pas sûr que l’amateur d’Alexandre Dumas y trouve son compte.

À la pointe de l’épée n’en demeure pas moins un roman de très bonne tenue, incitant le lecteur conquis par l’univers de l’autrice à en poursuivre l’exploration. Cela tombe bien, Le Privilège de l’épée vient de paraître. Auréolé du Prix Locus du meilleur roman de Fantasy en 2007, ce troisième titre de la série « The World of Riverside » se révèle prometteur.

À la pointe de l’épée : Un mélodrame d’honneur (Swordspoint, 1987) – Ellen Kushner – Réédition Folio « SF », mars 2010 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)

Unlocking the Air

Inédit dans nos contrées, Unlocking the Air est un recueil rassemblant dix-huit textes qui, en dépit de leurs différences, forment un patchwork d’histoires propices à l’introspection. Des histoires, encore des histoires, comme affectionnait d’en raconter Ursula Le Guin, avec un art du pointillisme, du détail qui fait ressortir ici avec davantage d’acuité l’indicible des conflits intimes, des dilemmes moraux et de l’émotion.

Ce n’est certes pas l’urgence qui prévaut dans ce recueil, une hyperactivité vaine et stérile, mais plutôt l’observation de l’humain, de sa relation avec sa liberté mais aussi avec celle d’autrui. En anthropologiste, l’autrice scrute ainsi les habitudes, les biais cognitifs et tout ce que nous tenons pour acquis. Elle confronte ses personnages à l’altérité, à l’extraordinaire ou à l’inhabituel, convoquant à l’occasion l’histoire contemporaine, comme dans la nouvelle éponyme « La Clef des airs » (traduction du titre du présent recueil), ou mettant à l’épreuve son propre jugement.

L’amateur d’imaginaire ne retrouvera cependant pas les horizons lointains de la Science Fiction et les mondes secondaires de la fantasy auxquels l’autrice du « Cycle de L’Ekumen » et de « Terremer » l’a habitué. Ces genres n’interviennent en effet qu’à la marge, voire pas du tout. Ursula Le Guin semble ici plus intéressé par une forme de poésie inspirée d’auteurs, que l’on qualifiera poliment de mainstream, un peu dans la manière du « Cycle d’Orsinia ». On devra donc se contenter des nouvelles « Les Cuillères de la cave », de « Ether, ou », de « La Grande Fille à son papa », de « Anciens » ou de « Le Braconnier » pour satisfaire son penchant coupable.

L’ensemble des textes ressort toutefois d’un regard affûté et d’une réflexion l’étant tout autant sur l’humain et sa faculté à se redéfinir au quotidien dans sa relation à l’autre. Pour le meilleur comme pour le pire. L’autrice appelle ainsi à la tolérance, à la compréhension mutuelle, ne renonçant pas à son combat pour le féminisme, pour la liberté et le respect des différences

Au final, si tout cela peut paraître peu enthousiasmant pour le lecteur d’Imaginaire, Unlocking the Air n’en demeure pas moins un recueil empreint de bienveillance et d’un humour subtil. Un recueil bien dans la manière des derniers écrits d’Ursula Le Guin et où résonne encore cette petite musique que l’on apprécie tant chez l’autrice, même en mode mineur.

Unlocking the Air (Unlocking the Air and other stories, 1996) – Ursula K. Le Guin – Éditions ActuSF, collection « Perles d’épice », janvier 2022 (recueil de nouvelles traduit de l’anglais [États-Unis] par Hermine Hémon & Erwan Devos)

Un Étranger en Olondre

Lauréat dans le monde anglo-saxon des prestigieux World Fantasy Award et British Fantasy Award, Un Étranger en Olondre jouit d’une réputation flatteuse et d’une critique élogieuse dans nos contrées. Un fait n’étant sans doute pas étranger (tiens tiens!) à sa réédition chez Argyll. Plus connue pour son œuvre poétique et ses nouvelles, Sofia Samatar a fait forte impression avec ce premier roman, au point de poursuivre l’exploration de l’Olondre avec The Winged Histories, toujours inédit dans l’hexagone.

Lors de sa parution, la critique n’a pas manqué de souligner la parenté du roman de l’autrice américano-somalienne avec l’œuvre d’Ursula Le Guin. Sofia Samatar semble en effet encline à l’introspection, délaissant les accents un tantinet pompier de l’épopée au profit du prosaïsme du quotidien. Un fait dont on ne lui fera pas le reproche tant elle fait merveille dans l’exploration du banal, cherchant à faire surgir l’universalité de l’humanité au-delà de la multiplicité de ses us et coutumes, des langages ou des croyance, bref tout ce qui contribue à forger une altérité riche d’expériences différentes.

D’une manière simple et nuancée, Un Étranger en Olondre est donc l’histoire d’un jeune homme, Jevick, amené à se frotter à la vastitude d’un monde qu’il n’a pu appréhender jusque-là qu’au travers de ses lectures. Une découverte périlleuse, un peu rude, mais formatrice et déterminante pour son devenir. Tyrannisé par un père intransigeant, riche marchand faisant le commerce du poivre, il ne s’est guère écarté des rivages de la petite île de Tyom jusqu’à la mort prématurée de son géniteur. Un événement qui le place à la tête de l’entreprise familiale sans y avoir été préparé. Avec un brin de naïveté, il y voit l’opportunité de rallier la cité populeuse de Bain dans la lointaine Olondre, cet empire aussi vaste que fascinant, pour y goûter aux plaisirs de l’inconnu. Par imprudence, Jevick se retrouve hanté par le fantôme d’une jeune femme, un Ange révéré par les adeptes du culte d’Avalei, qui lui demande aussitôt d’écrire un vallon à son sujet, autrement dit un livre. Par ailleurs, il se retrouve au centre de la rivalité entre deux factions religieuses, un prophète bien malgré lui en quelque sorte, appelé à servir de prétexte dans la guerre civile qui s’annonce en Olondre.

Ne tergiversons pas. Un Étranger en Olondre n’usurpe pas les prix et les éloges reçus ici ou là. Avec ce roman gigogne, Sofia Samatar réussit le pari de nous immerger dans un monde à la fois exotique et familier. On ne peut en effet s’empêcher de penser à l’Empire Moghol, aux multiples roitelets et cités commerçantes prospérant sous sa dépendance lorsqu’on lit le récit de Jevick. Mais au-delà du récit d’aventures à la « Mille et une Nuits », Un Étranger en Olondre est surtout une délicate histoire d’amour et un roman d’apprentissage où le voyage importe plus que la destination. Sur un mode intimiste, empreint d’une poésie subtile et d’une sensibilité sincère, dépourvue de tout pathos malvenu, l’autrice déroule ainsi tranquillement son histoire, ne négligeant pas le mystère et le plaisir de la découverte. À l’aune d’une magie discrète, le roman de Sofia Amatar joue sur le ressenti et la réflexion du lecteur, distillant une fantasy envoûtante dont le charme opère à la condition de lâcher prise.

En-cela, le parallèle avec Ursula Le Guin ne paraît aucunement abusé. Mais, ce serait faire injure à Sofia Samatar que de la cantonner au simple qualificatif de continuatrice. Un Étranger en Olondre recèle bien d’autres qualités, notamment une multitude d’histoires enchâssées, qui composent un voyage bien agréable et font sens, comme une tapisserie dont le motif se révèle une fois le dernier fil tissé.

Un Étranger en Olondre (A Stranger in Olondria, 2013) – Sofia Samatar – Réédition Argyll, avril 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Dechesne)

Les Quatre Vents du Désir

Réédition du recueil éponyme paru jadis chez Pocket, Les Quatre Vents du Désir bénéficie d’un écrin à la hauteur des écrits de Ursula Le Guin, autrice faisant l’objet actuellement dans nos contrées de toute l’attention des éditeurs de l’Imaginaire. L’ouvrage paraît en effet dans la belle collection « Kvasar », accompagné d’une préface de David Meulemans, d’un entretien avec Ursula Le Guin mené par Hélène Escudié et de la traditionnelle bibliographie de Alain Sprauel, recension plus qu’exhaustive de l’œuvre de la dame. Si l’on ajoute les illustration d’Aurélien Police, on comprend que le présent ouvrage revêt toutes les qualités d’un must-have, surtout si l’on est tiraillé par le démon du complétisme.

Vingt nouvelles composent le sommaire d’un recueil apparaissant comme le point d’orgue d’une œuvre multiple et sensible. Déclinées selon six directions, les points cardinaux mais aussi le nadir et le zénith, elles servent de boussole au néophyte afin de découvrir un imaginaire guidé par l’observation de la matière humaine, de l’altérité et des interactions qu’elle suscite jusque dans notre psyché.

Entre expérience de pensée et conte volontiers philosophique ou poétique, Ursula Le Guin nous invite à nous dévoiler à nous même, à explorer les angles morts de l’esprit, dans un effort collectif pour mettre à l’épreuve nos certitudes et nos préjugés, exercice salutaire donnant sens et corps à la diversité, à la transversalité d’une humanité trop souvent enferrée dans l’intolérance. Elle endosse ainsi le rôle du porte-parole, cultivant les histoires et laissant s’exprimer des personnages dont le récit surgit de son auscultation attentive et patiente. Ils nous parlent par son truchement, révélant leurs convictions bien fragiles à l’aune de la rencontre avec autrui. Chez Le Guin, le progrès, notion ambivalente et piégée, importe moins que le changement. Une dynamique impulsée pour le meilleur comme pour le pire, rien n’est assuré pour l’humain. Non sans humour, mais surtout avec beaucoup d’émotion, l’autrice déroule ainsi un imaginaire pétri de bienveillance, mais pouvant se révéler à l’occasion cruel. Elle nous convie à épouser le changement, à l’accepter comme une sorte de continuité, dans le respect d’autrui et de la multiplicité des possibles.

Parmi les vingt nouvelles, toutes parues entre 1974 et 1982, on se contentera de ne citer que les plus marquantes. Une sélection bien entendu très subjective. D’abord le texte d’ouverture, « L’Auteur des graines d’acacia », une formidable expérience de pensée autour du thème de la linguistique, guère éloignée de la philosophie holistique quand on y réfléchit bien. Puis « Le Test », courte nouvelle où l’autrice expérimente le contrôle social absolu, jusqu’à l’absurde. Ces deux premiers textes ne sont évidemment qu’un infime aspect de la palette littéraire d’Ursula Le Guin. Il faudrait aussi évoquer « L’Âne blanc » et « La Harpe de Gwilan », dont la poésie subtile et l’émotion titillent la corde sensible sans verser dans la mièvrerie. Pour sa part, « Intraphone » se révèle une satire surprenante dont le ton burlesque vient démentir la réputation de froideur du style de l’autrice. Passer outre « Les Sentiers du désir » serait également faire affront à l’inspiration anthropologique de la dame, d’autant plus que le présent récit trouverait allègrement sa place au sein du cycle de « L’Ekumen ». Pour finir, juste un mot de « Sur », court récit d’exploration glaciaire féministe flirtant avec l’histoire secrète et l’hommage. Le texte relève d’une forme de combat contre les préjugés, sans pour autant rabaisser l’abnégation, le courage et la folie des explorateurs des pôles.

Après Aux Douze Vents du Monde, Les Quatre Vents du Désir vient donc compléter avec bonheur un panorama de nouvelles riche et varié, offrant un aperçu qui, s’il n’est pas exhaustif, n’en demeure pas moins représentatif de l’œuvre d’Ursula Le Guin. Un must-have, on vous a dit.

D’autres avis ici.

Les Quatre Vents du Désir – (The Compass Rose, 1982) – Ursula Le Guin – Réédition Le Bélial’, collection « Kvasar », mai 2022 (Recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Martine Laroche, Françoise Levie-Howe, Jean-Pierre Pugi, Philippe Rouille et France-Marie Watkins)