La Petite Gauloise

Court texte de presque 135 pages, La Petite Gauloise relève de l’anticipation politique, celle suspendue au-dessus de nos destins à chaque élection, celle dont Jérôme Leroy a délimité les contours dans ses romans Le Bloc et L’Ange Gardien. On y croise et côtoie fugitivement une galerie de personnages appelés à subir des désordres géopolitiques bien éloignés de leurs préoccupations quotidiennes. Ou pas. L’intrication des faits et l’effondrement des perspectives historiques refileraient illico une grippe intestinale à l’estomac du chat de Schrödinger, même le mieux armé contre les caprices des états superposés de la réalité générés par le cantique des oracles de la politique du pire.

Dans une grande ville portuaire de l’Ouest que nous n’appellerons pas Le Havre ou Saint-Nazaire, même si l’on est fortement tenté de le faire, on croise ainsi la route d’une autrice désabusée, fille sérieuse et assez douée selon ses confrères, ayant réussi à vivre de sa plume en écrivant pour la jeunesse. Pas sûr que cette activité rémunératrice lui procure toute satisfaction. Et, ce n’est pas son compagnon, de dix ans son cadet, avachi dans les draps à côté d’elle qui pourra ranimer la flamme de la passion. On rencontre aussi le professeur de lettres à l’origine de sa venue dans un lycée de cette grande ville de l’Ouest, fonctionnaire de l’Éducation Nationale tiraillé entre une mission dépourvue de sens dans l’un de ces territoires perdus de la République, comme on dit, et une frustration sexuelle digne d’une échelle de Richter détraquée. On côtoie aussi Le Combattant, tout en majuscules et certitudes, terré dans une cave, la kalach à la main. La tête truffée des formules creuses d’un imam radicalisé, prêt à en découdre avec les robocops de la SDAT, le bougre s’imagine en Syrie ou en Afghanistan, voire en Libye. On entrevoit aussi un flic de l’antiterrorisme, arabe et musulman intégré, bien vu dans son quartier habité par des cathos bon teint, avant qu’il ne soit abattu par un policier municipal surarmé, parce qu’un bougnoule qui court dans la nuit en agitant une arme, on le flingue d’abord, on pose les questions après. Et puis, on aperçoit la silhouette évanescente de la Petite Gauloise, adolescente solitaire et mutique, libre de son corps et vagabondant en esprit, loin des tensions qui couvent dans la cité des 800 surplombant le centre de la grande ville de l’Ouest, très loin de la géopolitique et de ses désordres. L’image de l’innocence. Ou pas.

Jérôme Leroy reste fondamentalement un moraliste attaché à des valeurs, plutôt de gauche, qui aime affûter sa plume au fil d’une actualité meurtrière, anxiogène et désolante. Les attentats terroristes qui ont ensanglanté la France, la poussée des idées d’extrême-droite, dédiabolisées en direct et servies sur un plateau (de télé) par des médias et des politiques rendus fiévreux par la recherche du scoop ou du clash, fournissent à l’auteur le cadre où dérouler une anticipation politique dépourvue de toute poésie ou de toute utopie. Sur un ton cynique, non exempt de railleries, il n’épargne rien ni personne, dressant un portrait qui serait d’une noirceur étouffante s’il n’était sous-tendu par une ironie mordante, un recul omniscient dont il s’amuse lui-même dans le récit. Les petites lâchetés comme les grandes causes passent ainsi à la moulinette de sa plume caustique et désenchantée.

Et pourtant, le mirage de la Douceur n’est jamais très loin. Il miroite à l’horizon comme la mer dont le ressac vient laver les souillures sur la plage. Un hors champs à l’abri des désordres du monde. La Petite Gauloise oscille ainsi entre la nostalgie d’un ailleurs jamais advenu et pourtant éminemment désirable, un ailleurs débarrassé de la démagogie et de l’absurdité mortifère des idéologies, et la triste réalité d’une banlieue sans avenir, d’un lycée professionnel sans moyens, tous deux sacrifiés sur l’autel de la géopolitique, des égoïsmes bien compris et du double langage.

Tragique jusqu’à l’implacable absurdité de son dénouement imprévu, La Petite Gauloise renvoie dos à dos les bonnes consciences arrogantes et les faiseurs de radicalité, qu’ils soient sur les plateaux de télé ou dans les salles de prières clandestines. Avec cette novella rageuse, Jérôme Leroy pratique une distanciation sarcastique salutaire et nécessaire.

La Petite Gauloise – Jérôme Leroy – Rééditions Gallimard, collection « Folio policier », février 2019.