Précédé par le succès de son adaptation sur la plateforme Netflix, Le Jeu de la dame (horrible traduction de The Queen’s Gambit) n’est pas le genre de roman qui aurait attiré mon attention en temps ordinaire, même si le nom de Walter Tevis n’est pas inconnu de l’amateur de Science fiction que je suis. Les échecs ne figurant pas parmi mes centres d’intérêt, je n’étais guère enclin à lire une histoire sur ce sujet. Mais, l’interprétation d’Anya Taylor-Joy et la tension virevoltante de la mini-série ont concouru à stimuler ma curiosité. D’une manière assez étonnante, à quelques détails près, l’adaptation respecte les grandes lignes de l’intrigue, l’écriture de Walter Tevis faisant merveille pour restituer le sentiment d’urgence et la passion obsessionnelle de Beth Harmon pour les échecs, de l’orphelinat où elle découvre le jeu grâce au factotum de l’établissement, à l’auditorium de Moscou où elle est l’objet de l’adulation de la foule. Bref, Le Jeu de la dame affiche toutes les qualités d’un page-turner redoutable et efficace, le suspense prenant place sur un échiquier.
« Les plus forts sont ceux qui n’ont pas peur d’être seuls, ceux qui savent prendre soin d’eux. »
Au cas où quelques étourdis ne la connaîtrait pas, quid de l’histoire ? The Queen’s Gambit nous raconte l’ascension fulgurante d’Elizabeth Harmon, une jeune orpheline américaine, jusqu’aux plus hautes sphères du milieu du jeu d’échec. De tournois régionaux en compétitions internationales, on suit ainsi la progression d’un esprit phénoménal, doté d’une faculté d’analyse, de mémorisation et d’une intuition quasi-surhumaine. Dans un milieu très masculin et exclusivement blanc, elle se taille une place de premier plan, accomplissant des prouesses, et on l’accompagne dans sa découverte des arcanes de ce jeu de stratégie.
La grande force de The Queen’s Gambit se fonde dans le personnage de Beth, jeune femme résolue à devenir la meilleure parmi ses pairs, quitte à s’affranchir des codes et à brûler par la même occasion sa propre vie. Elle éprouve en effet pour les échecs une fascination puissante qui détermine sa conduite et dicte ses choix de vie. Jusqu’à frôler l’auto-destruction lorsqu’elle se confronte à la défaite, cherchant dans les tranquillisants ou l’alcool la sérénité lui faisant temporairement défaut. Caractère opiniâtre, non exempt de faiblesses et de doutes, singulièrement dépourvue d’empathie, parfois sensible à la colère, mais décidée à mener sa vie selon ses propres choix, Beth Harmon transforme le jeu des échecs en outil d’émancipation, devenant malgré elle un symbole dans la société américaine des années 1950-1960. Et si les combats politiques, sociaux ou sociétaux de l’époque se cantonnent à l’arrière-plan, c’est pour mieux magnifier cet exercice faussement solitaire que représentent les échecs, ce jeu où les barrières sociales s’effacent, laissant place à l’intelligence brute et l’abnégation. Au risque parfois de se perdre…
Avec The Queen’s Gambit, Walter Tevis réussit un joli tour de force. Captiver son lectorat avec un sujet a priori réservé aux initiés, tout en livrant le portrait sensible d’une jeune prodige des échecs.

Le Jeu de la dame (The Queen’s Gambit, 1983) – Walter Tevis – Éditions Gallmeister, collection « Totem », 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Mailhos)