J’ai 10 ans.

Une décennie, c’est déjà mieux qu’un lustre me disait un pote qui n’est pas une lumière, j’en conviens. Aussi, avant que ce blog ne devienne vicennal, sacrifions aux vicissitudes des remerciements.

Pour commencer, je remercie mes parents, jeune couple qui aura connu l’émerveillement de mai 1968 avant de plonger dans la train-train conjugal, routine qui aboutira à ma naissance. Je leur dois tout : quelques gamètes et surtout une éducation ayant fait de moi un adulte fringuant, le poil long et la langue bien pendue. Merci beaucoup !

Merci aussi à l’éducation nationale qui m’a donné les rudiments pour lire, écrire, compter, raisonner et échapper ainsi aux faiseurs qui composent l’ordinaire de la société. Accessoirement, l’Institution est devenue mon employeur. A l’époque, avant que le choc d’attractivité et la culture de la performance ne l’euthanasient, on appelait cela la vocation. Merci beaucoup !

Merci également au Cafard cosmique, ce repaire de connards élitistes qui, à l’aube du web 2.0, m’a pour ainsi dire poussé vers la catharsis livresque, me confortant dans l’écriture de chroniques, pratique guère raisonnable, mais beaucoup plus que de participer à une méditation organisée par le gourou Bernard Werber. Merci beaucoup à eux !

Merci enfin aux très nombreux soutiens de ce blog dont les commentaires et les likes enfiévrés contribuent à animer la bande passante, réactivant à chaque mise en ligne d’un nouvel article la célèbre maxime de Didier Descartes : je follow donc je suis. C’est à eux que je laisse la parole.

En attendant, plongeons dans les entrailles de ce blog pour y repêcher quelques vieilleries de l’année 2016-2017 (cliquez sur les titres dans les imagettes). La retraite est loin Callaghan ! Comme l’horizon, elle recule au fur et à mesure que tu avances en âge. C’est la magie du capitalisme.

Héctor

Sous couvert de non fiction, entre réalité documentée et imaginaire, Histoire et récit, Héctor dresse le portrait multiple et dramatique d’un pays en proie au cauchemar dictatorial. Figure fantomatique et incarnée, à la fois absente et présente, Héctor Germán Oesterheld, aka le « Vieux », traverse les pages d’un ouvrage atypique et immersif, construit comme un jeu de piste flirtant avec le réel, le rêve et le récit.

Que sait-on exactement de Héctor Germán Oesterheld ? Bien peu connu dans nos contrées, ses scénarios ont pourtant marqué durablement la bande dessinée argentine, les écrits de l’auteur nourrissant notamment le dessin de Pratt et Breccia. Des récits d’aventures populaires, à destination d’une jeunesse avide de sensations. Mais surtout, on se souvient du bonhomme pour sa contribution à L’Éternaute dont les déclinaisons successives ont suscité un phénomène de résonance avec le contexte politique de son époque. Œuvre désormais culte, ce récit de Science fiction accompagne en effet l’engagement d’Oesterheld dans la résistance peroniste, processus qui le poussera à rejoindre la clandestinité avec ses quatre filles au sein des Montoneros, mouvement renié par Juan Perón lui-même et pourtant fidèle à sa mythologie foutraque mêlant nationalisme, bigoterie et socialisme. Un combat qui lui vaudra de passer par les centres d’interrogatoire de la junte militaire et de rejoindre pour son malheur la longue liste des desaparecidos.

« Mon nom est Juan Salvo, et depuis le début de mon voyage, je me suis croisé et reconnu un nombre incalculable de fois. Sous le nom de Juan Rico, je suis parti me battre sur la planète Klendathu contre un peuple d’aliens insectoïdes : ceux-ci ne s’appelaient pas Gurbos mais arachnides, et les extraterrestres qu’ils avaient réduits en esclavage, grands, fins et inquiétants, n’étaient pas des Mains mais des Décharnés. J’ai survécu au bombardement de Dresde sous le nom de Billy Pélerin, et été enfermé pour l’éternité dans le zoo humain de la planète Tralfamadore en compagnie de l’actrice de charme Montana Patachon. J’ai combattu éternellement les Taurans, sous le nom de William Mandella et sur la lune de Pluton que vous appelez Charon. »

Alternant passé et présent, mais aussi réel et fiction, Léo Henry nous entraîne sur les traces d’Oesterheld et de son œuvre, ne nous épargnant rien des détails de la Réorganisation nationale voulue par Videla et ses sbires. Un vaste processus de contre-guérilla, inspiré des méthodes de l’armée française lors de la Bataille d’Alger, dont le dessein consiste à traiter la population, y compris les indifférents, comme un ennemi global qu’il convient de terroriser et de subvertir. Il distille ainsi les informations sur Héctor, sa famille et le contexte politique de l’époque, mêlant les ressorts de L’Éternaute et du film poétique Invasión de Hugo Santiago aux faits historiques et générant en conséquence une mise en abîme passionnante. Le livre de Léo Henry se révèle ainsi multiple, offrant un point de vue collectif sur l’Argentine, Buenos Aires, Oesterheld et son œuvre. On flâne dans les quartiers de la cité du Rio de La Plata et les avenues de son doppelgänger cinématographique, Aquilea, où résonnent les échos du monde réel dans une version fantasmée inquiétante. L’immense capitale, de son hypercentre à ses banlieues arborées, offre son panorama en contrepoint à l’errance de L’Éternaute, naufragé du temps à son corps défendant. Elle apparaît comme le décor d’une horreur indicible, le reflet des méfaits de la dictature, de toutes les dictatures, dont les mots-écrans truqués suscitent davantage l’effroi que la description crue des tortures subies par les desaparecidos.

« clique, bande, gang, groupe de travail, suçoir, ratière, paquet, colis, subversif, marxiste-léniniste, apatride, rouge, matérialiste athée, ennemi des valeurs occidentales et chrétiennes, butin de guerre, puits, salle d’opération, cet enfer-là, capuche, cloison, cloisonner, aquarium, cambuse, Ministaff, niches, cellules, boîte à œufs, bloc opératoire, interroger, chanter, l’aiguillon, la machine, Caroline, la ponceuse, il nous a lâchés, remplir un bulletin, expédier un colis, transférer, ventiler, petite voiture, pentonaval, dormir au fond de l’océan. »

Sous la conduite des Eux, le menu fretin des Mains contribue ainsi à faire plier la population et à façonner la réalité à leur convenance, sous des cieux indifférents à leurs manigances criminelles. Dans leur Ford Falcon verte, ils sillonnent les rues de Buenos Aires, personnage à part entière du récit hybride de Léo Henry, enfournant dans le coffre de leur véhicule leurs victimes pour une destination inconnue. Entre voyage sur les lieux de mémoire, enquête, non fiction, récit romancé et digression introspective, l’auteur tente de mettre des mots sur ce qui demeure au-delà de tous les maux. Convoquant Borges (surtout son silence), Pratt, Ernesto Sábato et bien d’autres, il réaffirme ainsi la nécessité des histoires pour faire exister les faits, leur donner de la substance et pérenniser leur existence dans les mémoires. Il en floute le contour, les nimbant de rêve et d’imaginaire, afin de poursuivre son travail sur le continuum réunissant la réalité et la fiction. À n’en pas douter, une grande réussite !

« Il est très facile de se perdre dans le presque contraire. Le contraire de la vie, c’est la mort. Presque exactement son contraire, c’est la disparition. Le contraire de la parole, c’est le silence. Presque exactement son contraire, c’est le secret. Voilà, c’est là que je range le récit. Presque exactement à l’opposé du réel. »

Héctor – Léo Henry – Éditions Payot & Rivages, février 2023

L’Histoire HS n°98 : Les vikings, une histoire mondiale

Le hors-série de janvier de la revue l’Histoire est consacré à un sujet qui m’est cher, comme le savent les habitués de ce blog. Plus précisément, il revient sur l’époque viking, même si l’âge précédant les raids scandinaves des VIIIe – XIe siècles n’est pas laissé de côté.

Rassemblant les plumes affûtées d’universitaires et chercheurs aux connaissances solides et sérieuses, doté de surcroît d’une chronologie, de cartes, d’un lexique et d’une bibliographie/sitographie exhaustive, le présent numéro fait œuvre salutaire de vulgarisation, établissant un tableau clair et informé du sujet, tout en réajustant nos représentations sur cette période qui fait le lit d’une ribambelle de clichés et de fantasmes virilistes. Décliné en trois parties, le magazine revient d’abord sur la société scandinave du Haut Moyen âge dont sont issus les vikings. Puis, il propose une synthèse sur notre connaissance actuelle de la géographie des raids, de la diaspora viking en Europe et au-delà. L’occasion de remettre à leur juste place quelques idées reçues et de déconstruire les représentations des hommes du Nord les plus douteuses, tout en satisfaisant une légitime curiosité alimentée par les produits de la pop culture. Autrement dit les séries, les BD, romans et jeux vidéos qui ont su profiter et nourrir l’engouement pour le monde scandinave médiéval.

Résumer l’ensemble du sommaire n’a que peu d’intérêt. On invite les éventuels curieux à acquérir l’objet ou à le consulter en bibliothèque pour satisfaire leur appétence pour l’époque viking. Qu’ils sachent quand même que les runes, la poésie scaldique, la mythologie, les sagas, la navigation, les navires, l’unification des royaumes scandinaves, les conquêtes, les voyages d’exploration et de colonisation figurent parmi les sujets traités. Ceci dit, histoire d’aguicher l’éventuel passionné, quelques articles méritent un court développement.

On commence d’ailleurs très fort avec « Ceux qui partent et ceux qui restent ». Dans cet article, Lucie Malbos brosse un tableau fort intéressant du monde scandinave durant le Haut Moyen âge. Un monde morcelé où la population n’occupe qu’un espace restreint, les vallées des fjords et les plaines du sud, le reste du territoire restant soumis à des conditions naturelles hostiles. Dans ce monde de forêts, de montagnes et de glace, la société est marquée par la concurrence, voire la compétition entre des chefs locaux, une classe élitaire forgeant sa puissance sur le renom, la force brutale et un clientélisme entretenu par le butin, accumulé à l’occasion de raids chez les voisins ou par la pratique de la piraterie. Si cette élite domine le monde scandinave et cherche à imprimer sa marque sur l’Histoire, via les scaldes, elle n’en demeure pas moins la minorité. Esclaves, paysans, pêcheurs, artisans, enfants et femmes demeurent la majorité contribuant au moins autant que les guerriers à l’essor scandinave. Et si la société fonctionne sur une base patriarcale, les femmes ne semblent pas totalement dépourvues de pouvoir, comme en attestent les fouilles de tombes monumentales.

L’article de Neil Price, « Dieux, elfes et trolls : une mythologie pas comme les autres » et l’entrevue où il est interrogé sur les raisons qui ont poussé les vikings à prendre la mer me poussent à hâter la lecture de son essai Les enfants du frêne et de l’orme. À vrai dire, le concept de merritoire, cette domination fondée sur le contrôle de la mer, mélange d’opportunisme et de soif de renommée, se révèle diablement stimulant et mérite qu’on s’y arrête. De son côté, Alban Gautier remet à sa juste place la présence scandinave en Angleterre, démontrant que si le Danelaw ne dure finalement que quelques décennies, les conséquences de l’occupation ne se limitent pas qu’à la toponymie, la langue et les coutumes, bien au contraire la colonisation contribue surtout à accélérer l’unification anglo-saxonne. D’ailleurs, il y aurait sans doute une chouette uchronie à écrire sur le sujet. L’Angleterre serait-elle advenue sans les vikings ? Par contre, désolé pour les Normands et les fans de la Rus’, les scandinaves ayant opté pour l’assimilation, il ne semble pas rester grand chose de leur héritage, en dépit de quelques toponymes ou noms de famille et de la volonté d’en faire un marqueur identitaire. Bref, je recommande la lecture des articles d’Aleksandr Musin, de Pierre Bauduin et de Fabien Paquet pour s’en convaincre.

Pour terminer, dans un ultime article salutaire à tous points de vue, Pierre Bauduin en appelle à « décoloniser » les vikings pour les libérer d’une histoire, en grande partie forgée par l’imaginaire romantique du XIXe siècle, qui n’est pas la leur. Il invite aussi à déconstruire les représentations virilistes, guerrières et néo-païennes qui grèvent l’imaginaire, regardées par l’extrême-droite comme un idéal marqué du sceau de la fausseté et d’une certaine frustration. Enfin, il pose la question de la validité de l’utilisation des termes migration et invasion, préférant plutôt parler de diasporas scandinaves. Le débat est posé.

L’Histoire – Hors-série « Collection n°98 » – Les vikings, une histoire mondiale

T’Zée – Une tragédie africaine

Sur Gbado, aux tréfonds de la forêt équatoriale, là où les rapides commencent, rendant la navigation impossible sur le grand fleuve, T’Zée a fait construire une résidence somptueuse, embryon de sa future capitale. La piste de l’aéroport a d’ailleurs été allongée pour permettre l’atterrissage des Concordes affrétés pour les invités prestigieux, plénipotentiaires des puissances étrangères attirées par ce pays de cocagne qu’un coup d’État opportun lui a permis de gouverner. D’une main de fer, T’Zée, le maréchal dictateur invincible et immortel, a ainsi réduit à néant l’opposition, comptant sur la Guerre froide et le contexte post-colonial pour monnayer l’appui des Occidentaux. Il a distribué les richesses volées au pays avec générosité, rétribuant une clientèle dévouée et stipendiant une garde armée impitoyable. Longtemps, il a régné sans contestation, sûr de son hégémonie, comme anesthésié par sa propre aura maléfique.

Mais, rien ne dure dans le monde. Dans l’entourage du dictateur, on s’inquiète en effet. On est sans nouvelle de T’Zée. Les rebelles de l’Est auraient pris la capitale et se seraient emparés de la personne du président à vie. Certains affirment même qu’il aurait été exécuté après l’échec de son évasion. D’aucuns prétendent même que l’événement ne devraient rien à la géopolitique mais tout à la malédiction de Mami-Wata, l’esprit des eaux du grand fleuve. Dans le Versailles de la jungle, l’heure n’est plus aux supputations. Il faut agir, résister ou partir, assumer la succession ou abdiquer. Quel sera le choix d’Hippolyte, le dernier fils vivant du dictateur ? Quel sera celui de Bobbi, la jeune et intrigante épouse du cacique ?

Habile mélange d’Histoire et de fiction, T’Zée apparaît d’emblée comme une nouvelle réussite à mettre sur le compte de Brüno (au dessin) et Appollo (au scénario). En transposant le Phèdre de Racine dans le contexte zaïrois, les deux compères combinent les cultures africaine et européenne avec brio, mêlant les ressorts de la tragédie classique au contexte historique contemporain. Décliné en cinq actes, T’Zée est ainsi un superbe objet graphique racontant la fin du règne d’un potentat sanguinaire via le regard décalé de ceux ayant vécu dans son ombre.

En proie à la guerre civile, à la déliquescence d’une autorité trop longtemps soumise aux règles dévoyées de la cleptocratie, le pays s’enfonce désormais dans le chaos. Le chacun pour soi semble le seul mantra susceptible de charmer les successeurs du dictateur, à la condition des disposer des moyens pour financer sa partition. Sur cette toile de fond tragique, entre flash-back et histoire en marche, Brüno et Appollo se permettent digressions originales, notamment un combat de catch où des combattants aux surnoms aussi insolites que Police belge, Chien méchant, Léopard ou Muntu et Umuntu, les catcheurs de la forêt, usent de magie et de fétiches pour s’affronter, rejouant d’une manière symbolique et spectaculaire, le drame qui se noue présentement dans le vide politique né de la vacance du pouvoir. Si Appollo mitonne un scénario violent et diablement intense, faisant monter la tension en un crescendo implacable, aux crayons, Brüno n’est pas en reste, composant une partition graphique impressionnante n’étant pas sans rappeler par moment le trait (plutôt certains thèmes) de David B.

Pour toutes ces raisons, T’Zée mérite donc toute l’attention de l’amateur de bande dessinée historique et de tragédie classique.

T’Zée – Une tragédie africaine – Appolo et Brüno – Éditions Dargaud, mai 2022

La Reine des Mers – La Saga des Vikings, Livre II

La Reine des Mers fait suite au roman Ragnvald et le Loup d’or, reprenant à son compte la matière des Orkneyinga et Heimskringla sagas pour tisser une vaste fresque historique. Linnea Hartsuyker y met en scène les personnages de Svanhild et Ragnvald Eysteinsson, appelés à jouer un rôle de premier plan dans l’unification de la Norvège sous la bannière du roi Harald à la Belle Chevelure.

Inutile de nier la légèreté et le caractère répétitif d’une histoire où les rebondissements sentimentaux ou guerriers comptent plus que la psychologie des personnages. Le lecteur sait par avance ce qu’il va lire, il a même accepté d’avaler sans sourciller toutes les ficelles, y compris les plus grossières, d’un récit foisonnant qui ne ménage pas sa peine pour entretenir la tension.

Séparés à l’issue du précédent livre, frère et sœur se retrouvent en terre norvégienne, parties prenantes dans la conquête du souverain Harald. Après son escapade islandaise, Svanhild a dû se faire une raison. L’ambition de son compagnon Solvi importe plus que le bonheur de son couple. Délaissant épouse et enfant, il leur préfère la rébellion, projetant de revenir en Norvège à la tête d’une coalition composée de bannis et autres ennemis du souverain à la Belle Chevelure. Elle rompt donc avec Solvi pour la plus grande joie de son frère Ragnvald, devenu entretemps le bras armé d’Harald. Désormais seigneur légitime de la terre de Sogn, le bougre a dû en effet se résoudre à épouser la cause du souverain du Vestfold, accomplissant pour son compte les plus basses œuvres. Louée comme une vertu cardinale, la renommée s’acquiert chèrement en pays norse, contribuant à enrichir la famille des jarls et autres roitelets ; à leur attacher la fidélité de serviteurs zélés. À la condition de s’acquitter des obligations liées à l’allégeance due à son souverain, pour peu qu’elle serve son propre destin.

Rien de neuf sous le soleil de Minuit. Passion, complot, trahison et vengeance composent l’ordinaire du deuxième livre d’une saga renouant avec les recettes éprouvées du roman historique. Sur ce point, La Reine des mers n’offre que peu de surprises. Linnea Hartsuyker y déploie sa grande connaissance du monde scandinave et de l’histoire de la Norvège, sans que l’on puisse relever quelque anicroche fâcheuse. Sur cet aspect, on ne la critiquera pas, tant la reconstitution paraît vraisemblable et documentée. Pourtant, on ne peut s’empêcher de considérer le présent volet de la « Saga des Vikings » comme un ventre mou dans lequel on s’enlise, s’ennuyant ferme entre deux faits d’armes. On enquille donc les chapitres, sautant souvent les pages lorsque les bavardages deviennent par trop envahissants. On se désespère aussi à trouver un quelconque intérêt à ce Dallas des fjords, qui ne manque cependant pas de glaçons pour rafraîchir le bourbon. On s’agace enfin de la nunucherie du propos car, si La Reine des Mers prône la liberté féminine, la quatrième de couverture vantant leurs talents de guerrières et de stratèges, les femmes restent surtout des mères, faiseuses d’enfants et de rois, soumises à leurs injonctions et caprices, ne trouvant la liberté que dans l’abandon du domicile…

Sans vouloir trop charger le longship de Linnea Hartsyuker, reconnaissons tout de même à La Reine des Mers quelques qualités. Nul doute que l’amateur de romance et d’épopée à l’eau de rose trouvera ici matière à s’enthousiasmer. Personnellement, je préfère retourner à la lecture de Snorri Sturluson.

La Reine des MersLa Saga des Vikings, Livre II (The Sea Queen, 2018) – Linnea Hartsuyker – Presse de la cité, octobre 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Marion Roman

Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien

Nombreux sont ceux sur ce blog qui connaissent ma passion pour la Scandinavie et les Vikings. Aussi le présent ouvrage a-t-il immédiatement attiré mon attention. Maîtresse de conférence en histoire médiévale, spécialiste de l’Europe du Nord aux Ve – XIe siècles et autrice d’un livre sur les ports des mers nordiques à l’époque viking, Lucie Malbos n’est pas la première venue dans ce domaine de la recherche.

Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien relève de l’exercice de la biographie historique, genre propice à l’illusion biographique, autrement dit cette propension à unifier derrière un nom les différentes facettes d’un individu. Pour éviter cet écueil, l’historienne opte pour une enquête rigoureuse, s’efforçant de démêler le vrai du faux au cœur des sources écrites et archéologiques à notre disposition. Elle s’attache ainsi à suivre les trajectoires de la vie du souverain danois, déroulant le fil d’une existence frappée du sceau de l’incertitude et de la méconnaissance. Paradoxalement, le bâtisseur du Danemark est en effet bien plus connu pour son surnom, le fameux « Dent bleue » devenue par un concours de circonstance dont les ingénieurs d’Intel, Ericsson et Nokia ont le secret, l’emblème et le nom du système Bluetooth.

Si l’on connaît bien mieux les réalisations de Harald grâce aux fouilles archéologiques, sa vie demeure dans un angle mort de l’histoire de l’Europe du Nord. À sa décharge, il n’a pas eu la chance, comme Charlemagne ou Alfred le Grand, de bénéficier d’un propagandiste zélé pour fixer par écrit le compte rendu élogieux de son œuvre. Seules les pierres runiques de Jelling et de Tófa témoignent de son règne, de même que les nombreux vestiges de ses constructions, comme le complexe dynastique de Jelling, le Danevirke et le réseau de forteresses circulaires jalonnant le territoire danois. Pour le reste, on doit se contenter de sources postérieures, privilégiant les points de vue germaniques et chrétiens, écrits dont les visées téléologiques peuvent faire grincer des dents…

Au travers des différentes sources et de leur interprétation prudente, il s’avère que Harald peut être considéré comme le fondateur du royaume de Danemark, usant de sa conversion au christianisme pour sortir la contrée des âges obscurs et s’affranchir de la tutelle de l’empereur germanique Othon. Entre respect du passé païen et diffusion progressive des croyances nouvelles, il a ainsi installé un pouvoir fort et centralisé, étendant sa mainmise sur le territoire danois grâce à un vaste et onéreux programme de constructions dont on retrouve l’empreinte sur les paysages encore de nos jours. Mais son règne est aussi celui d’un souverain européen, soucieux de politique extérieure, conquérant lorsqu’il s’agit de s’imposer en Norvège et de contrôler les échanges avec l’Ouest de la Chrétienté, mais n’hésitant pas aussi à nouer des alliances matrimoniales pour favoriser le commerce avec les pays slaves. Une nécessité vitale pour financer les chantiers grandioses entrepris au Danemark.

Au fil d’une enquête minutieuse, Lucie Malbos s’efforce d’écarter la part d’imagination pesant sur l’histoire de Harald. En s’attaquant d’abord à la légende des Jómsvikings, cette confrérie de guerriers professionnels installée à Jómsborg, sur la côte sud de la Baltique. Si le sujet reste ouvert au débat, elle préfère voir dans ce mythe comme un écho de l’intérêt du roi danois pour cette région propice aux échanges et au recrutement de mercenaires slaves. Rien à voir donc avec le récit des sagas dont la littérature s’est faite le relais, y compris dans les mangas. De même, si la vie de Harald est entachée de zones d’ombre liées à l’absence de sources directes, la fin de son règne, sa mort et le lieu de son inhumation laissent libre cours à l’affabulation, un mille-feuilles mémoriel non exempt d’une volonté de réappropriation politique après la tentative de damnatio memoriae menée par son fils et successeur Sven à la barbe fourchue. En conséquence, le portrait dressé par les sources postérieures au règne de Harald relève davantage de la construction d’une figure mythique. Que ce soit sous la plume des auteurs chrétiens ou des écrivains romantiques, aucun récit ne semble concorder. À la fois saint au service d’une exégèse chrétienne, comme en témoigne le récit miraculeux de son baptême, chef viking irrésistible et impitoyable jusqu’à la tyrannie, l’image du souverain danois a été modelée selon des motivations tenant plus de la morale ou de la représentation archétypale que d’une recherche de la vérité.

Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien est donc une biographie très intéressante, apportant un éclairage prudent et nuancé sur un souverain à la croisée de la légende et de l’Histoire, un personnage dont l’existence reste nimbé d’un voile d’incertitude, contribuant à entretenir la fascination.

Harald à la dent bleue – Viking, roi, chrétien – Lucie Malbos – Passés composés/Humensis, février 2022

Les Chroniques saxonnes – 4. Le Chant de l’épée

On ne change pas une recette qui marche. Telle pourrait être résumée cette quatrième chronique saxonne qui voit Uhtred de Bebbanburg poursuivre son bonhomme de chemin vers une vieillesse auréolée de gloire. Une destinée certes semée de combats, de tueries, trahisons et revers de fortune, mais où le narrateur ne se départit pas de son ton goguenard, une ironie grinçante que l’on a appris à apprécier.

Uhtred a vieilli. Il est désormais un seigneur important, chargé de fortifier les terres situées à la frontière du Danelaw. Et, comme d’habitude, les menaces et les tentations ne manquent pas, rendant sa tâche encore plus ardue. Il pourrait prétendre au trône de Mercie, renoncer à son serment, rejoignant ses frères d’armes danes. Mais, il doit allégeance à un roi dont il déteste la religion et admire la vision. Cruel dilemme auquel il se soumet de bon gré depuis trois tomes car seul importe sa destinée, une maîtresse impavide dont seule les Normes connaissent le dessein ultime.

Face à lui, on retrouve d’anciens ennemis, comme Haesten le fourbe, mais aussi des nouveaux, tels les frères Thurgilson, des Norses attirés par les perspectives de conquête et l’attrait du butin. On retrouve aussi les compagnons fidèles, habitués aux coups durs : Pyrlig, Beocca, le géant Steapa et tous les guerriers, hommes liges d’Uhtred. On retrouve enfin Alfred, plus que jamais lié au destin de la nation anglaise naissante. Affaibli par la maladie, le souverain du Wessex n’a cependant rien perdu de sa clairvoyance, même s’il contribue au malheur de sa fille Æthelflæd en privilégiant une union bancale avec Æthelred. Un bien mauvais parti mais imposé par les circonstances et sa méfiance envers Uhtred.

Ces « Chroniques saxonnes » ont finalement l’attrait d’une paire de poulaines dont on goûte avec un soupir de contentement la confortable familiarité. La Grande Histoire continue de dérouler son légendaire édifiant, émaillé par les remarques sarcastiques d’un Uhtred au meilleur de sa forme. Bernard Cornwell connaît son métier, jouant des ressorts du roman historique avec une grande aisance. Et, s’il prend certaines libertés avec la réalité des faits, c’est pour mieux s’en amuser, laissant libre cours à son imagination tout en ménageant suffisamment d’espace afin de laisser vivre ses personnages.

Nulle lassitude ou déception à attendre donc avec Le Chant de l’épée. Une nouvelle fois, Bernard Cornwell remplit son contrat, continuant de dérouler un récit divertissant, alternative idéale à l’heroic fantasy. À suivre avec La Terre en feu. Tout un programme.

Les Chroniques saxonnes – 4. Le Chant de l’épée – Bernard Cornwell – Réédition Bragelonne, novembre 2020 (roman traduit de l’anglais par Pascal Loubet)

Civilizations

Aux alentours de l’an mille, la fille d’Erik le Rouge poursuit les voyages d’exploration de son père, fuyant la vengeance de ses pairs. Naviguant plein sud, elle noue ainsi contact avec les civilisations amérindiennes. Bien plus tard, en 1492, le voyage de Christophe Colomb s’achève piteusement sur les rivages de l’île de Cuba, mettant un terme à toutes les aventures ultérieures que nous connaissons. Vers 1530, Atahualpa débarque en Europe, accompagné des partisans à sa cause ayant survécu à la guerre contre son frère. Il ne tarde pas à mettre à profit la désunion qui y règne pour se tailler une place de choix.

Primé au Goncourt du premier roman pour HHhH, récipiendaire des prix Interallié et du roman Fnac pour La Septième fonction du langage, Laurent Binet n’appartient pas vraiment au Club, autrement dit les auteurs et lecteurs attirés par les problématiques et thématiques soulevées par l’Imaginaire. Son goût pour l’Histoire et la fiction le pousse pourtant avec Civilizations à aborder l’uchronie, genre ouvert à toutes les spéculations et avec lequel la science-fiction partage le même questionnement initial : et si ?

S’il est un reproche que l’on ne peut pas adresser à l’auteur français, c’est d’avoir négligé sa documentation. Bien au contraire, il semble avoir pris connaissance avec soin des contextes géopolitiques et religieux de l’Europe au XVe siècle et de l’Amérique précolombienne. Que le néophyte se rassure toutefois, Laurent Binet rend tout à fait lisible et compréhensible les faits. Nul besoin de se plonger dans des essais historiques pour appréhender la réécriture de l’Histoire qu’il nous propose ici. Entre le périple de Freydis Eriksdottir et l’arrivée imprévue des Incas dans le nouveau monde (l’Europe, suivez un peu svp), près de cinq cent années se sont écoulées. Le temps nécessaire aux Amérindiens pour domestiquer les chevaux apportés par les Vikings, pour se familiariser avec la métallurgie, la roue, et pour développer une résistance naturelle face aux germes infectieux des Levantins (les Européens). Le temps pour eux de découvrir aussi les méfaits de la poudre à canon dont étaient dotés les marins de l’expédition de Colomb.

Au terme de ces cinq cent années, ils finissent par s’imposer en Europe, profitant de l’effet de surprise provoqué par leur arrivée, mais aussi en usant des tiraillements religieux et politiques de leurs adversaires. Aux côtés d’Atahualpa et de sa poignée de fidèles, on assiste ainsi à la naissance d’une autre Europe, non plus fondée sur le féodalisme et l’exclusion religieuse, mais sur une sorte de communisme garanti par la dictature de l’Inca. Les conflits religieux sont ainsi désamorcés et la géopolitique du continent s’en trouve bouleversée, Atahualpa ayant en effet bien retenu les leçons de Machiavel dont il devient un fervent lecteur. Pour autant, tout ne va pas pour le mieux dans cette autre Histoire. La cruauté et la superstition ne sont pas évacuées par un tour de passe-passe. Batailles sanglantes, massacres, intimidation, trahison restent le lot commun des Européens, en dépit d’améliorations indéniables dans d’autres domaines. Laurent Binet inverse ainsi les perspectives sans verser dans l’angélisme, redistribuant les rôles des monarques ou de la fine fleur de l’intelligentsia de l’époque sans changer les lignes générales de l’Histoire.

Hélas, le factuel l’emporte sur le romanesque, l’auteur déroulant un récit manquant de chair, où l’uchronie emprunte les voies de la leçon doctorale, voire du récit officiel, éludant un hors-champs historique qui ne demandait pourtant qu’à vivre. À l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, Laurent Binet propose donc une uchronie stimulante dont on peut malheureusement déplorer l’aspect un tantinet didactique, bien loin du show don’t tell, en dépit d’une vraisemblance globalement satisfaisante. Civilizations est donc une bonne uchronie, mais pas un grand roman. Avis aux curieux néanmoins.

Civilizations – Laurent Binet – Editions Grasset, août 2019

Complètement à l’Est

« On allait à présent se soumettre à une souveraineté étrangère, être un hôte, c’est-à-dire devoir la fermer plutôt que jouer au fanfaron : quand on avait déclenché une guerre mondiale, assassiné les Juifs et piqué leurs vélos aux Hollandais, on n’avait pas les meilleures cartes entre les mains. »

La Prusse orientale, tel un membre amputé, démange l’inconscient allemand. Autrefois appelé Mazurie, le territoire a maintes fois changé d’allégeance, sa population contrainte aux exodes répétés dans le grand chamboule-tout de l’Est-européen, migrations slaves et Drang nach Osten germanique y compris. Tour-à-tour peuplée par les Borusses, les Baltes, les Slaves, les Allemands et les Polonais, la région a connu l’emprise de la Rus, la Lituanie, la Ligue hanséatique, des chevaliers teutoniques et du royaume de Prusse avant de retourner dans le giron polonais. Longtemps, la chape de plomb de la Guerre froide n’a fait que confirmer la fatalité historique qui y prévalait, du moins jusqu’à la chute du Rideau de fer.

La perspective de la fin du communisme a en effet réveillé les esprits et donné la bougeotte à la génération née avant les déplacements forcés provoqués par la capitulation du Reich. Les premiers « touristes » allemands ont alors franchi la ligne Oder-Neisse, effectuant une sorte de pèlerinage dans les territoires perdus, non sans éprouver une sourde nostalgie et un sentiment de culpabilité. Curieux mélange dont Jonathan Fabrizius fait l’expérience. Né sur une charrette pendant la débâcle allemande, il a été recueilli et élevé par son oncle après que sa mère soit morte en lui donnant naissance et que soit père ait disparu sur le front de la Vistule. La quarantaine bien passée, il loue désormais sa plume incisive à diverses revues, accumulant la documentation dans l’appartement hambourgeois qu’il partage avec Ulla, sa petite amie à mi-temps, employée intérimaire au musée des Beaux-Arts où elle prépare une exposition sur la cruauté. Dilettante et irrésolu, Jonathan voit se présenter une opportunité à ne pas manquer : revenir sur les lieux de sa naissance dramatique en participant à un rallye promotionnel pour la marque automobile Santubara.

Complètement à l’Est traite en vrac de culpabilité, de mémoire et de résilience. Celle du peuple allemand confronté à ses souvenirs d’un Heimat payé au prix du sang et abandonné dans le sillage de la défaite. En lisant le récit de Walter Kempowski, on se retrouve sans cesse ballotté entre la nostalgie et la honte des crimes commis au cours de l’Histoire tumultueuse de cette partie du continent européen. Entre Danzig-Gdańsk, Marienburg-Malbork, son château teutonique restauré, et les bunkers de la Wolfsschanze, on parcourt ainsi des territoires jalonnés par les vestiges de la présence allemande. Des terres désormais habitées par des Polonais méfiants, voire hostiles, où la mauvaise conscience germanique et les traumatismes du passé se tapissent jusque dans le moindre détail du paysage. La souffrance peine à s’exprimer, certains compagnons de voyage de Jonathan préférant ignorer les stigmates du passé pour considérer les polonais d’un œil critique, limite méprisant. La déliquescence du système communiste et la misère les confortent dans leurs préjugés. Les Polonais leur rendent bien ce dédain, faisant payer chèrement leur hospitalité. Entre oubli et culpabilité, le travail de mémoire s’accomplit pourtant, certes laborieusement, non sans remords et émotions, mais avec la réelle volonté de dévoiler le gâchis des vicissitudes de l’Histoire.

Road trip désabusé, Complètement à l’Est exhale également une ironie amère dont on goûte toutes les nuances avec la douloureuse certitude d’en percevoir des échos un peu partout sur le continent européen, ici et maintenant. Quelque part du côté de Günter Grass, l’œuvre de Walter Kempowski mérite plus qu’un coup d’œil distrait.

Complètement à l’Est (Mark und Bein, 1992) – Walter Kempowski – Editions Globe, février 2022 (roman traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)

La Falsification de l’Histoire

L’Histoire est un sport de combat. On ne le dira jamais assez. Spécialiste de l’extrême-droite, de l’antisémitisme en France et de Vichy, Laurent Joly en fournit une preuve supplémentaire avec cet essai. Mais, pourquoi un historien porte-t-il son regard sur l’un des candidats à l’élection présidentielle de 2022 ? Tout simplement parce qu’Éric Zemmour a fait de l’Histoire l’un des moteurs de son argumentaire et de son projet politique.

« Grand pourfendeur de la confusion des valeurs, du nivellement par le bas ou de l’inculture historique de ses contemporains, Éric Zemmour participe pleinement, en vérité, de ce qu’il dénonce. Il est le produit d’un système médiatique mettant sur le même plan débatteurs professionnels et historiens, dont le savoir est dénigré ou galvaudé. »

Ayant peaufiné sa réputation de trublion et de polémiste dans les médias, le journaliste débatteur est avant tout un doctrinaire, s’étant donné pour mission de sauver la France, quitte à prendre beaucoup de liberté avec les faits historiques. Certes, le procédé n’est pas nouveau et nombreux sont ceux qui ont précédé Zemmour dans cette voie. On pense immédiatement au boulangisme, tentative de renversement de la République accomplie par pur opportunisme démagogique, avec le soutien des forces réactionnaires du royalisme. Mais, on invoque aussi les noms de Drumont, Barrès ou Maurras, théoricien du nationalisme ethnique. Une tradition qui connut son heure de gloire durant la période sombre de Vichy et dont l’échec patent a marqué le reflux, du moins pour un temps.

L’essai de Laurent Joly se pare des vertus opératoires de la vulgarisation. Par sa concision, il cherche à cerner le phénomène Zemmour pour mettre en lumière un projet politique fondé sur la falsification de l’Histoire, sur la stigmatisation des minorités et la destruction de l’État de droit. Il répond ainsi à plusieurs questions qui se posent sur le personnage et sur sa vision de l’Histoire.

Pour commencer, le polémiste joue sur l’ambiguïté de la notion de révisionnisme. L’historien est nécessairement révisionniste, mais ce processus intellectuel s’appuie sur une méthode s’efforçant d’évacuer les préjugés idéologiques et autres biais cognitifs. Il se fonde aussi sur l’étude rigoureuse des sources qui restent avant tout le cœur du métier d’historien. L’acte de falsifier l’Histoire ne se réduit pas ainsi à l’acte d’un faussaire produisant une contrefaçon sous-tendue par des intentions politiques. Lorsque l’historien « falsifie » l’Histoire, c’est pour mettre une hypothèse à l’épreuve des sources historiques. De même, de nouvelles sources ou de nouveaux outils intellectuels peuvent venir falsifier une interprétation tenue jusque-là pour vraie. L’Histoire se veut en conséquence le résultat d’un dialogue critique entre le passé et le présent.

Rien de tout cela chez Éric Zemmour qui se pose d’emblée en victime d’une doxa, celle de Paxton et de ses supposés disciples, imposant sa vision de l’histoire de France comme une vérité incontestable, avec en guise d’argument une érudition consolatrice à destination d’incultes ne demandant qu’à le croire. Il pratique ainsi sans vergogne l’art de l’à-peu-près, de la formule choc et de la citation tronquée, ne s’embarrassant pas des faits qui contredisent sa démonstration. Sous sa plume, la théorie des « deux cordes », fausse connivence entre De Gaulle et Pétain pendant l’Occupation, où l’un agite le glaive aux côté des alliés pendant que l’autre sert de bouclier afin de protéger la France, retrouve de son éclat. De même, il promeut la thèse pétainiste du moindre mal, faisant de Vichy le protecteur des juifs français, quitte à sacrifier les apatrides réfugiés sur le territoire français. En relativisant et atténuant les responsabilités, à force d’amalgame et de manipulation des sources, Éric Zemmour tente de réécrire l’histoire de Vichy pour réunir les droites, s’inscrivant dans la lignée académique d’un François-Georges Dreyfus.

Si la notion de vérité historique se prête au doute critique, les mensonges doivent être combattus avec la plus grande vigueur, sans pitié. Sur ce point, le court essai de Laurent Joly atteint son objectif, proposant une revigorante plongée historiographique dans la fabrique nationaliste de l’histoire de France. Et, comme le dit l’auteur, « Les mensonges anciens ne font pas des vérités nouvelles : l’histoire scientifique est un acte de salubrité publique à l’ère de la malhonnêteté intellectuelle triomphante. »

La Falsification de l’Histoire : Éric Zemmour, l’extrême-droite et les juifs – Laurent Joly, Editions Grasset & Fasquelle, janvier 2022