Spirale

Prépublié dans le magazine Big Comic Spirits entre 1998 et 1999, Spirale fait l’objet d’un enthousiasme frénétique auprès des lecteurs déviants, friands de body horror. Après avoir lu la chose, je conviens que cette réputation n’est pas usurpée et je rejoins illico les adeptes vouant un culte à Junji Itō, le mangaka à l’origine de cette histoire effroyable. Il m’aura pourtant fallu attendre sa réédition dans une fort belle version intégrale pour en juger et succomber à la fascination.

Quid de l’intrigue ? On se contentera de dire qu’elle tient à peu de choses, se développant autour d’un couple de lycéens formé par Kirié et son amoureux Schuichi. Les deux ados sont liés par une fidélité indéfectible et par la connaissance de la malédiction frappant leur petite ville. Isolé entre la mer et la montagne, Kurouzu partage en effet de nombreux points communs avec ces communautés imaginaires hantées par un secret indicible qui les poussent inexorablement à leur perte.

Tout commence par l’obsession bizarre d’un père de famille pour les escargots et s’achève sur un spectacle d’apocalypse. Entre les deux événements, l’anodin et l’extraordinaire, nous sommes conviés à suivre une succession d’épisodes macabres dans un crescendo horrifique frappé du sceau fatidique de la spirale. Plus cercle vicieux que symbole de l’infini ou de l’immortalité, le motif marque de sa volute le destin et la chair des habitants de Kurouzu, mais aussi de tous ceux venus ici par curiosité ou pour les secourir.

Junji Itō bâtit une intrigue diabolique, oscillant entre la folie et la raison. En effet, qu’est-ce qui est vrai dans ce drame ? Où commence l’illusion et où s’arrête la réalité ? On se pose la question avec Kirié avant de se résoudre à succomber au point de vue paranoïaque de Schuichi puisque rien de rationnel ne peut expliquer la folie qui s’empare des habitants de Kurouzu. La spirale grandit ainsi en puissance en même temps qu’elle pervertit les habitants de la petite cité. On les voit sombrer au fil d’événements sans lien entre eux, comme autant de pièces apparemment dépareillées, mais dont l’agencement dessine peu-à-peu un tableau funeste et mortifère. Quelques épisodes attirent tout particulièrement l’attention. Celui des femmes enceintes et de leur progéniture épouvantable. Celui de la mère obsédée par la spirale au point de vouloir en éradiquer le motif dans toutes les parties de son anatomie qui en rappellent la forme. Celui du phare ou de la cabane du démon. Tout converge vers la même fin, une malédiction antédiluvienne à laquelle nul ne peut se soustraire. Kurouzu sombre sous nos yeux et on assiste à sa déchéance, non sans éprouver une fascination morbide pour le processus.

Sur ce point, Junji Itō ne ménage pas son trait, restituant les aspects les plus glauques et contre-nature du phénomène. Il donne ainsi substance aux pires cauchemars, s’appuyant sur les passions, les psychoses ou les interdits moraux, mais en torturant aussi littéralement les corps et les esprits pour en tirer un spectacle grotesque et dérangeant.

Difficile donc de ne pas tomber sous l’emprise de Spirale, tant l’œuvre fascine et impressionne par la puissance de son imagerie choquante. Avec ce mélange de body horror et de weird fiction, Junji Itō nous cueille sans coup férir, s’amusant de notre attirance insidieuse pour le malsain et le sordide.

Spirale (Uzumaki, 1999) – Junji Itō – Réédition « intégrale » Delcourt/Tonkam, collection « Seinen », 2021 (manga traduit du japonais par Jacques Lalloz)

Dragon Head

Au retour d’une sortie scolaire, un train transportant plusieurs classes d’un lycée tokyoïte déraille suite à l’effondrement du tunnel où il vient d’entrer. Quelque chose vient de se produire entraînant cette catastrophe. Mais quoi ? Pour les trois survivants, Teru, Ako et Nobuo, la question de la survie s’impose immédiatement dans ce conduit obscur dont les parois s’effritent au fil des secousses qui l’ébranlent. Blessés, en état de choc, la proximité des cadavres de leurs camarades et professeurs n’arrangeant rien, ils succombent peu-à-peu à l’atmosphère d’angoisse oppressante qui imprègnent les lieux, mobilisant avec plus ou moins de succès toutes leurs ressources psychologiques pour entretenir l’espoir d’être secourus. Pas facile lorsque la peur de l’inconnu vous étreint, faisant resurgir les pires instincts d’une nature humaine prompte à oublier le vernis de civilisation dont elle ne cesse de chanter les louanges pour justifier sa place privilégiée sur l’échelle de l’évolution.

Décliné en dix tomes, parus dans nos contrées chez Pika Graphic à partir de 2012 (on me souffle que la chose a été rééditée dans une « intégrale » en cinq volumes en 2021), Dragon Head n’usurpe pas son statut de huis-clos psychologique. Mais un huis-clos avec soi-même, le pire ennemi des personnages fourbissant ses armes aux tréfonds de leur propre esprit.

Minetarō Mochizuki nous invite ainsi à sonder notre psyché, une introspection en territoire périlleux, hors de toute zone de confort. Il le fait à merveille, l’usage du noir et blanc, les jeux d’ombres et de lumière, souvent étirés en pleine page, contribuant à nourrir et accentuer l’angoisse, dans un paysage en ruine dépouillé par la catastrophe de ses repères familiers. La peur et l’irrationalité qu’elle suscite figurent au cœur du propos de l’auteur. Peur instinctive, viscérale qui fait perdre aux personnages tout espoir, alimentant la folie et donnant substance aux démons intérieurs. Peur créatrice qui contribue au dépassement de soi-même, révélant des trésors psychologiques insoupçonnés. Peur destructrice, flirtant avec l’horreur pure, celle qui n’a pas besoin de se révéler pour asseoir son emprise délétère sur la raison. Minetarō Mochizuki convoque ainsi toutes les peurs de l’esprit humain, renouant avec l’une des obsessions japonaises : la fin du monde.

Au fil de leur périple, Teru et Ako rencontrent d’autres survivants, aussi désarmés qu’eux-mêmes face à l’inconnu. Ils progressent vers Tokyo, espérant retrouver leurs proches. Mais, les étapes successives de leur voyage ne font que dévoiler inexorablement l’ampleur du désastre. Au-delà de la catastrophe, dont on taira ici l’origine pour ne pas en déflorer la nature, même si on la devine très vite. Au-delà du simple récit survivaliste, Dragon Head dévoile surtout les angles morts de la société japonaise, mettant l’accent sur les relations entre les personnages, leurs pensées et leurs motivations, tout en jouant des ressorts psychologiques avec une intensité pouvant laisser pantois. Il met en scène l’irrésistible désagrégation sociale d’un pays ayant basculé dans la folie et l’horreur, sans verser dans le grand-guignolesque. Au cours de leur voyage au cœur des ténèbres, au sens propre comme au figuré, Teru et Ako font l’apprentissage de leur véritable nature, éprouvant dans leur chair et leur esprit les affres de la peur primale.

S’il ne figure pas parmi les seinen mangas les plus réputés, Dragon Head n’en demeure pas moins une œuvre frappante où l’introspection ne cède rien à l’angoisse d’une situation aussi extrême que déstabilisante.

Dragon Head – Minetarō Mochizuki – Réédition Pika Graphic, décembre 2012 (série traduite du japonais par Hiroshi Takahashi & Alexandre Tisserand)

Le Démon de l’île solitaire

Traduit pour la première fois dans nos contrées, Le Démon de l’île solitaire vient étoffer la bibliographie d’Edogawa Ranpo, jusque-là exclusivement disponible aux éditions Picquier (louées soient-elles), si l’on fait abstraction de quelques adaptations en bande dessinée. Né en 1894 et mort en 1965, le bonhomme n’usurpe pas sa réputation de père du roman policier japonais, genre qu’il a contribué à populariser dans son pays. Comme l’homophonie de son pseudonyme le révèle, Edogawa Ranpo a lu et apprécié Edgar Allan Poe. De manière générale, il semble avoir aussi beaucoup lu des auteurs tels que Gaston Leroux, Maurice Leblanc ou Conan Doyle, auxquels il emprunte la manière, le récit court et le feuilleton, et les thématiques criminelles teintées d’un fantastique volontiers macabre. Ce goût pour le mauvais genre et le frisson se retrouve aisément dans une grande partie de son œuvre. Cependant, s’il ne cache pas la source de son inspiration, acquittant son tribut aux maîtres occidentaux du suspense, l’auteur japonais ne se contente pas de les imiter. Il confère à ses histoires une dimension transgressive indéniable, mettant en scène les zones d’ombre de la psyché humaine dans ses manifestations les plus monstrueuses. Père du mouvement « ero guro nansensu » combinant l’érotisme à des éléments grotesques, son œuvre a inspiré une postérité inventive. On pense ici notamment au mangaka Suehiro Maruo qui, après avoir signé plusieurs adaptations des textes de Ranpo, prête son crayon pour illustrer la couverture du présent roman.

Avec Le Démon de l’île solitaire, Edogawa Ranpo dévoile des trésors de perversité. Confession d’un homme amené à raconter l’expérience abominable vécue dans sa jeunesse, le récit débute sous les auspices du roman à énigme. Dans la plus pure tradition du récit d’enquête, Minoura, le narrateur, prend ainsi un luxe de précaution pour exposer sa version d’une histoire puisant son origine dans deux crimes inexplicables, l’un commis en chambre close et l’autre sur une plage bondée. Si le récit s’apparente au départ à une enquête frappée par le deuil, il ne tarde pas à prendre les chemins de traverse du fantastique. Minoura reçoit en effet le soutien d’un ami, médecin homosexuel pratiquant la vivisection durant ses heures perdues, avec lequel il a entretenu des relations pour le moins ambiguës durant ses études. Le roman prend alors la tournure d’un récit macabre, peuplé de freaks et hanté par un mal indicible, où l’angoisse se teinte d’érotisme et d’une touche de sadisme. Avec habileté, Edogawa Ranpo fait monter la tension sans jamais verser dans le ridicule. Il distille les informations, tissant une toile habile dans laquelle le lecteur se laisse prendre, non sans une certaine jubilation. Et si le style peut paraître un tantinet désuet, il n’atténue en rien le caractère vénéneux de l’atmosphère et la répulsion provoquée par une galerie de personnages dignes de figurer à l’affiche d’un carnaval de l’horreur.

Bref, quatre-vingt-cinq ans après sa parution Le Démon de l’île solitaire n’a rien perdu de son caractère malsain et de sa puissance d’évocation. Remercions encore une fois les nouvelles éditions Wombat de cette découverte, et précipitons-nous sur le reste de l’œuvre d’Edogawa Ranpo ; d’autres perles noires nous y attendent.

Le démon de l’île solitaire de Ranpo EDOGAWA – Les nouvelles éditions Wombat, mai 2015 (roman traduit du japonais par Miyako Slocombe)

Ghost in the Shell

Dans le futur, la planète n’est plus qu’un vaste réseau de cités industrielles tentaculaires, des corpo-nations grouillantes de vie organique et numérique. Motoko Kusanagi, aka le Major, appartient à une unité d’élite chargée de traquer le crime et de déjouer les complots. Une jeune femme un tantinet forte tête, mais aussi un cyborg doté d’aptitudes surhumaines.

L’adaptation cinématographique du manga de Shirow Masamune, avec la pulpeuse Scarlett Johansson dans le rôle principal m’a remis en mémoire son précédent avatar, décliné sous la forme d’une anime par Mamoru Oshii. Une œuvre sublime dont je garde le souvenir de la beauté froide. La comparaison n’est guère flatteuse pour le blockbuster de Rupert Sanders. Et paradoxalement, elle l’est encore moins pour le manga.

The Ghost in the Shell se révèle en effet le parfait exemple d’une œuvre originale inférieure à son adaptation. Les douze chapitres composant ce volume, prologue et épilogue y compris, déçoivent en raison d’une narration et d’un graphisme confus. Et, je m’interroge également sur la qualité de la traduction. Paru en épisodes dans le Weekly Young Magazine en 1989, le manga souffre d’un rythme haché, perclus de raccourcis et de non-dits, un fait aggravé par l’ajout pour cette édition de notes explicatives plus gênantes qu’instructives ou utiles. Shirow Masamune lui-même conseille d’ailleurs de les lire à part… Quel intérêt ? A priori, malgré le qualificatif de « Perfect édition », Glénat propose une version censurée, c’est-à-dire expurgée de ses scènes trop suggestives, notamment une partie fine entre filles.

Si l’atmosphère, avec ses hommes augmentés, ses cyborgs transformés en armes redoutables, ses jouets sexuels, son réseau omnipotent et omniscient, ressort du cyberpunk, le manga écarte toute velléité d’introspection et toute réflexion sur la définition de l’humain, se concentrant sur l’action pure, un tantinet gore, et un contexte de guerre froide continuée paraissant désormais dépassé.

Shirow Masamune délivre ainsi un message plutôt pessimiste, s’inquiétant de la robotisation de la société et de la probable déshumanisation à laquelle elle semble conduire.

Affaire à suivre avec Ghost in the Shell 2 : Man-Machine Interface , en espérant que les défauts du premier opus ne se retrouvent pas dans le deuxième.

The Ghost in the Shell de Shirow Masamune – Réédition Glénat, mars 2017

Les Manuscrits ninja

Japon, 19e année de l’ère Kan’ei. Un tyran cruel sévit dans le riche fief d’Aizu. Épaulé par une garde rapprochée de sept samouraïs aussi débauchés que leur maître, les fameuses « Sept Lances d’Aizu », le potentat use de son pouvoir pour assouvir ses pulsions perverses, n’hésitant pas à éliminer tous ceux qui s’opposent à lui. Les membres du clan Hori ont ainsi fait les frais de leur trop grande indépendance d’esprit. Seules sept femmes ont survécu. Avec l’aide du célèbre guerrier Yagyu Jûbei, qui entreprend de les former dans l’art du combat, elles déclarent la guerre au daimyo sadique afin d’accomplir leur vengeance.

Épique, picaresque, divertissant et truculent. Les adjectifs ne manquent pas pour qualifier cette œuvre légère de Yamado Fûtarô, auteur dont le succès ne s’est pas démenti des années 1950 à sa mort, en 2001. Traduit en deux tomes par les éditions Philippe Picquier, Yagyu Ninpoucho se rattache à « l’univers ninja » imaginé par l’auteur nippon. Il s’inspire plus particulièrement ici de la figure de Yagyu Jûbei, l’un des plus célèbres samouraïs de l’âge féodal. Yamado Fûtarô fera d’ailleurs du combattant le personnage principal de deux autres romans.

D’une plume imagée, usant volontiers d’expression et de termes contemporains et totalement anachroniques, du moins si l’on peut se fier à la traduction, Yamado Fûtarô dépeint la vengeance des survivantes du clan Hori avec un art consommé du rebondissement et de la caricature. Le récit se révèle en effet assez rapidement un prétexte pour mettre en scène les crimes sordides du daimyo, véritable offense au sens de l’honneur, et les stratagèmes élaborés par Yagyu Jûbei, l’éminence grise et le mentor des jeunes femmes, pour tirer réparation de la vendetta dont leur clan a été la cible. Mieux vaut avoir la suspension d’incrédulité bien accrochée pour suivre ces représailles théâtrales, où le grotesque flirte avec le grand-guignol.

Indépendamment du rôle moteur dévolu aux femmes dans ce roman, elles ne restent toutefois cantonnées qu’au rôle de faire valoir pour le personnage de Yagyu Jûbei. Le samouraï tient en effet le haut de l’affiche, imprimant sa dérision et la malice de son regard au récit. Et, ce n’est pas le désintéressement, l’altruisme ou un quelconque sens de l’honneur qui le guide dans l’accomplissement du dessein des survivantes du clan Hori, mais bien son goût pour le défi, l’envie d’en découdre avec les « Sept Lances d’Aizu » pour nourrir sa légende. Sur ce point, Yamado Fûtarô ne ménage pas sa peine, imaginant des adversaires aux capacités surhumaines et à l’esprit suffisamment retors pour épicer son combat.

Bref, cette première partie de Les Manuscrits ninja augure bien de la suite, sans trahir à aucun moment l’impression de lire une histoire distrayante et amusante, mais pas davantage.

Les Manuscrits ninja1. Les Sept Lances d’Aizu (Yagyu Ninpoucho, 1964) de Yamada Fûtarô – Réédition Picquier poche, 2013 (roman traduit du japonais par Suzuki Fumihiko, Vanina Luciani et Patrick Honnoré)

Vinland Saga 14

Petite pause dans ma session de lecture consacrée aux fins du monde. Troquons le spectacle du désastre contre un peu d’aventure.

Couv_239941Les habitués de ce blog, ceux que mes élucubrations et mes marottes n’ont pas encore fait fuir, connaissent mon goût pour le monde scandinave et l’aventure viking. Il se trouve que le quatorzième volume de Vinland Saga vient de paraître.

Le précédent volet s’était achevé sur un massacre pour Ketil et les siens, offrant à Thorfinn l’opportunité de regagner l’Islande en compagnie de Leif, afin de fonder au Vinland une terre de paix et de liberté. Mais avant de quitter l’ancien monde, le jeune homme souhaite solder tous les comptes, notamment avec le roi Knut.

Ce quatorzième volet apparaît beaucoup plus apaisé que le précédent. Un sentiment de deuil et de gâchis conduit les actions de chaque personnage. Avec cet épisode, Makoto Yukimura tourne définitivement la page avec le passé de violence de son héros. Thorfinn a acquis une stature qui lui faisait défaut jusque-là, il a mûri et a abandonné la colère qui le guidait. Il est enfin prêt pour le nouveau monde.

Du côté du graphisme, le dessin du mangaka reste impeccable. Et si l’on voit réapparaître quelque tics inhérents au shonen, le trait réaliste et le sérieux de la documentation l’emportent toujours.

Je ne vous cache pas que j’attends avec impatience le troisième arc narratif, avec au programme l’Islande, le Groenland, leur faune et flore. Dépaysement en perspective comme le laisse présager la couverture.

Volume_15

Vinland Saga

Les habitués connaissent déjà mon goût pour les sagas nordiques et l’aventure viking. En voici une manifestation supplémentaire.

Né le 8 mai 1976, Makoto Yukimura débute sa carrière avec Planetes, un récit de science-fiction en quatre tomes, initialement édité en épisodes dans le magazine japonais Weekly Morning. Gros succès, Planetes est suivi par deux autres mangas : Sayõnara ga chikai node, un one-shot inédit dans l’Hexagone, et Vinland Saga. Cette dernière série aborde des thématiques assez proches de celles développées dans Ken le survivant, un manga ayant fortement impressionné Yukimura dans son enfance. Toutefois, le mangaka ne se contente pas de les reproduire à l’identique. Il les transpose dans le passé européen, à l’époque de l’invasion de l’Angleterre par les Danois, leur conférant davantage d’épaisseur.
Vinland Saga débute en avril 2005, d’abord dans le Weekly Shõnen Magazine, puis dans le mensuel Afternoon. Un premier arc narratif s’étend des tomes 1 à 8, se focalisant sur les destins croisés de trois personnages : Thorfinn, Knut et Askeladd. Quant au second, à ce jour inachevé (cinq tomes parus en France), il se concentre sur le devenir de Thorfinn.

La Saga des vikings.

vinland_saga2L’intrigue de Vinland Saga prend pour décor l’invasion de l’Angleterre par les Danois. On y trouve maints faits relatés dans les chroniques et les sagas. Et si la méconnaissance du contexte historique ne nuit pas au déroulement de l’histoire, quelques précisions s’imposent tout de même au néophyte.

À la fin du VIIIe siècle, le monde scandinave entame un vaste mouvement d’expansion vers l’Est et l’Ouest. Celui-ci débouche sur la colonisation durable de l’Islande, sur l’occupation temporaire (jusqu’au XIIIe siècle) du Groenland, et peut-être même d’une partie de l’Amérique, identifiée sous le nom de Vinland, même si le sujet reste débattu. Il entraîne aussi la mise à sac d’une bonne partie de l’Europe occidentale. Profitant en effet de la faiblesse de l’Empire carolingien et de l’Angleterre, les vikings se livrent à des raids de plus en plus aventureux. Pillage de monastères et saccage de villes se succèdent, contribuant à nourrir la légende noire des hommes du Nord. Tout ceci quasiment sans coup férir. Poursuivant l’aventure, ils poussent leurs expéditions vers le Sud, la Méditerranée et l’Empire byzantin, où certains servent dans un régiment spécial : la garde varègue. Plus au Nord, les mêmes, surtout des Suédois en fait, contribuent par leurs échanges et leur organisation à donner naissance aux principautés russes.
Entretemps à l’Ouest, les raids vikings ont cédé la place à des hivernages et à des installations plus durables. Particulièrement exposée à leurs attaques, l’Angleterre abandonne temporairement une partie de son territoire et acquitte un lourd tribut à l’envahisseur : le danegeld. Ainsi naît le Danelaw, territoire sous loi danoise, où s’implantent des colons venus de Scandinavie.

La vraisemblance de la reconstitution historique apparaît d’emblée comme un des points forts de Vinland Saga. Makoto Yukimura restitue les faits dans leur chronologie, soit de façon factuelle, soit par le biais de l’histoire personnelle des divers protagonistes du récit. Du massacre de la Saint-Brice (13 novembre 1002), décidé par le roi anglo-saxon Ethelred II, ce qui lui vaudra le surnom de malavisé, à sa défaite et fuite en 1013, en passant par la résistance de Londres et la légendaire bataille de Hjörung, le mangaka reste fidèle au déroulement de l’Histoire.
Au-delà de toute vision idéalisée, ces événements constituent les œuvres vives d’une épopée, n’occultant pas la violence inhérente des actes des uns et des autres. En disant cela, on pense aux massacres des populations villageoises des tomes 3 et 4, mais également au traitement enduré par les esclaves, tout au long de la série.
Par ailleurs, Makoto Yukimura pousse le souci de véracité jusqu’au moindre élément de la vie quotidienne. Les chapitres 3 à 8 du premier tome témoignent d’un luxe de détails – on a même droit au plan d’une maison islandaise – révélant la qualité de la documentation de l’auteur. Un peu éclipsé lorsque l’action s’accélère, ce souci de vraisemblance revient sur le devant de la scène dans le second arc narratif à partir du tome 8.
Tout ceci confère à l’intrigue une réelle épaisseur historique. Une atmosphère d’authenticité propice au déroulé de la narration.

Violer l’Histoire pour lui faire de beaux enfants

vinland_saga4Nul n’ignore la citation d’Alexandre Dumas. Makoto Yukimura lui apporte juste cette touche d’exotisme propre au manga.
En effet, Vinland Saga respecte les codes et principes narratifs de la bande dessinée japonaise. Affrontements individuels se déroulant dans une durée dilatée, exagération des coups, des parades, refus de l’ellipse, prédilection pour les gros plans, en particulier les yeux, propension pour la caricature des expressions…
Ces procédés peuvent agacer le lecteur accoutumé à la bande-dessinée franco-belge. Pour les autres, les curieux, les sans préjugés, Vinland Saga se révèle un manga historique passionnant, adoptant l’approche plus réaliste du Seinen. Un objectif qui semble ici atteint, en dépit de quelques écarts. On pense notamment à ce seigneur franc franchement porcin, pour ne pas dire grotesque, dans le chapitre 1 du premier tome, mais aussi aux prouesses bigger than life de Thors, le Troll de Joms, et du chef de guerre Thorkell [1], pour ne citer que ces quelques exemples.
Ces légers bémols ne pèsent toutefois pas lourd face au souffle épique du récit, face à la richesse des thématiques et face au traitement des personnages.

Quid de l’argument de départ ? Après un long chapitre d’exposition, il se dévoile peu-à-peu grâce à une succession de flashbacks.
Thorfinn [2] est le jeune fils de Thors, solide gaillard respecté de tous dans son village situé au bout du monde, sur une terre de bannis : l’Islande. Pourtant, cet homme pacifique, n’hésitant pas à sacrifier une partie importante de son cheptel pour racheter un esclave fugitif, cache un tout autre passé. L’arrivée imprévue d’une troupe de Jomsviking [3] le lui remet en mémoire et le contraint à reprendre les armes pour le compte de son souverain. Première leçon de Vinland Saga : on n’échappe pas à son destin.
En chemin, Thors tombe dans une embuscade fomentée par le chef des Jomvikings. Un guet-apens dont Askeladd, mercenaire sans attache apparente, se fait l’exécutant, manière pour lui de satisfaire aussi sa haine des Scandinaves (on y reviendra). L’exécution se déroule sous les yeux de Thorfinn. À partir de cet instant, l’enfant voue au chef mercenaire une haine inextinguible. Il tuera Askeladd, mais pas n’importe comment : à l’issu d’un duel. Un combat faisant office de rite de passage en quelque sorte car, seconde leçon de Vinland Saga, on ne devient homme qu’au terme d’une longue initiation.
Trahison, vengeance, force, violence, justice. Les ressorts principaux de la série sont désormais en place.

vinland_saga6Et l’Histoire dans tout cela ? On pourrait croire qu’elle ne sert que de prétexte au récit. Bien au contraire, elle fournit la trame de la quête de Thorfinn, une quête elle-même non sans conséquence sur le devenir du futur roi Knut, personnage historique attesté auquel Makoto Yukimura donne ici une interprétation toute personnelle.
À plusieurs reprises au cours du périple de Thorfinn, petite et Grande Histoire se rejoignent et se mêlent, brouillant les contours des faits historiques et de la fiction. Le personnage de Knut est emblématique de cette confusion. Les sources le présentent comme un souverain à la réputation d’homme sage et pieux. N’a-t-il pas reçu le surnom de Grand ? On sait qu’il a gouverné un vaste empire maritime s’étendant sur l’Angleterre, le sud de la Norvège, le Danemark, le Schleswig et la Poméranie.
Dans Vinland Saga, il se révèle un personnage falot, craintif et efféminé, s’effaçant derrière un protecteur lui servant à la fois de nounou et de porte-parole. Méprisé par son père, le roi Sven, personne ne donne cher de sa vie dans ce nid de vipères qu’est la cour du Danemark. Pourtant, au contact de Thorfinn, mais surtout d’Askeladd, le jeune homme acquiert la stature d’un véritable meneur d’hommes. Cette mutation s’achève lorsqu’il accède au trône, remplaçant son père dans des circonstances dramatiques que nous ne dévoilerons pas ici [4]. Il lui reste alors à réaliser son ambition secrète : établir coûte que coûte le royaume de Dieu sur Terre [5] et mettre un terme aux guerres. En livrant cette interprétation du personnage historique, Makoto Yukimura montre que l’on peut utiliser l’Histoire dans un dessein romanesque tout en respectant la vraisemblance. Par ailleurs, loin d’être un personnage anecdotique, Knut incarne un des thèmes majeurs de la série, celui de l’apprentissage du guerrier et surtout du pouvoir. Son parcours personnel illustre ainsi le motif classique de la quête.

Plus monolithique, la psychologie de Thorfinn est marquée par l’immaturité. Poussé par les circonstances à se joindre à la bande d’Askeladd, l’enfant affûte jour après jour sa haine envers le chef de guerre. Éduqué à la dure, il fourbit ses armes et reçoit la leçon de celui qu’il se destine à affronter. Un désir dont il ne fait pas secret, n’étant pas du genre à masquer ses intentions. Askeladd joue avec ses sentiments, l’envoyant accomplir les missions les plus périlleuses. Il y aurait beaucoup à dire des relations entre ces deux personnages, Askeladd endossant en quelque sorte le rôle de père de substitution. Ne faut-il pas tuer symboliquement le père pour s’émanciper ? Bref, Thorfinn n’évolue guère durant le premier arc narratif. La vengeance phagocyte littéralement sa volonté et il n’envisage pas l’avenir au-delà du terme fatidique qu’il s’est fixé.

vinland_saga3Askeladd apparaît comme le personnage le plus intéressant de Vinland Saga. Né de père Danois et de mère Galloise, il fait en quelque sorte le pont entre l’univers des Sagas et celui des mythes celtes [6]. Détestant les envahisseurs, en particulier les Scandinaves, il considère ses propres hommes avec dédain. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes du bonhomme, son seul et meilleur ami est un Danois. Présenté d’abord comme le bad guy, après tout il a assassiné le père de Thorfinn, il se dévoile au fur et à mesure de son périple en terre anglaise. Lui aussi est dévoré par la haine et le désir de vengeance. Il met d’ailleurs sur le même plan Danois et Anglo-saxons, se revendiquant par sa mère d’une culture plus antique. Cynique et calculateur, il ne nourrit aucune illusion quant à la nature humaine. Pourtant, c’est par un acte généreux et noble qu’il se révélera. Sa psychologie apparaît au final comme la plus complexe et la plus travaillée.

L’après Askeladd

vinland_saga5Le deuxième arc narratif prend place une année plus tard. Vendu comme esclave, Thorfinn travaille désormais dans la propriété d’un bóndi danois, Ketil. Le temps de la vengeance et des batailles semble révolu. Le jeune homme s’est résigné à sa condition, il a abandonné les armes et se met en valeur les terres de son maître, espérant un jour pouvoir racheter sa liberté et échapper aux cauchemars qui hantent son sommeil.
Makoto Yukimura livre ici un récit plus apaisé, se focalisant sur le quotidien des esclaves dans le cadre d’une exploitation agricole en terre danoise au XIe siècle. Au plus près de la réalité historique, pour ce que nous en savons, il dépeint la dureté de la condition d’esclave. Pour autant, tout n’est pas noir. Ketil et son père Sverker ne sont pas de mauvais maîtres. Ils laissent à Thorfinn et son compagnon de servitude Einar, toute latitude pour agir, à la condition de s’acquitter de leur obligations. Mais aux yeux des hommes libres, ils demeurent avant tout des esclaves, suscitant leur jalousie et, à l’occasion, s’attirant leurs brimades sans avoir la possibilité de se défendre. Pour protéger ses biens, Ketil a recruté une milice commandée par le Serpent, un redoutable guerrier. Le bougre veille aux intérêts de la famille de son seigneur, traquant surtout les esclaves fugitifs.
Méconnaissable, Thorfinn n’est plus qu’une coquille vide. La haine semble l’avoir usé et il n’aspire plus qu’à mourir. Pourtant, au contact d’Einar et d’autres esclaves, il reprend goût à l’existence. Malheureusement, il est aussi confronté à l’injustice.
Ce deuxième arc narratif apparaît clairement comme une transition, un préambule avant la poursuite des aventures de Thorfinn. Relégué au second plan, le jeune homme se retrouve à la place exacte de ceux qu’il a opprimé par le passé. Placé aux premières loges, il assiste ainsi au drame qui se dessine progressivement et auquel il ne peut rien faire sans renoncer à son vœu d’abandonner les armes. Au terme d’un lent crescendo aboutissant à un nouveau déchaînement de violence, le temps semble venu pour lui de couper tous les ponts avec l’ancien monde. Les retrouvailles avec Leif sonnent comme le signal d’un nouveau départ. L’Angleterre comme le Danemark n’offrent aucune perspective de rédemption. Thorfinn doit donc rejoindre le Vinland pour y fonder une terre de paix et de liberté. Peut-être parviendra-t-il ainsi à accomplir son destin et à devenir un « véritable guerrier ».

vinland-13-kodanshaAvec Vinland Saga, Makoto Yukimura restitue de manière fort convaincante le caractère épique des sagas, tout en ne gommant pas leur violence. Il reconstitue avec talent le hors champ de l’Histoire et distille une réflexion assez pertinente sur l’usage de la force, sur la justice et le sens de la vie.

Notes :

[1] À l’instar de nombreux autres personnage, Makoto Yukimura s’inspire du nom d’un personnage dont on peut retrouver la trace : Thorkell Le Grand, noble jomsviking et compagnon de Knut, lequel lui confère le titre de comte d’Est-Anglie.

[2] On trouve la mention d’un Thorfinn Karlsefni dans les sagas relatant la colonisation du Vinland. Cette dernière reste hypothétique, faute de sources autres que trois sagas très courtes dont le récit se contredit. Ici Makoto Yukimura semble reprendre la tradition (ou fiction) faisant des Islandais les découvreurs de l’Amérique. Sans doute une piste à suivre pour le second arc narratif.

[3] L’existence des Jomsvikings ou vikings de Jomsborg est l’objet d’un débat animé parmi les historiens. Plusieurs sagas attestent de leur existence, conférant à ces mercenaires voués à Thor et à Odin un rôle important dans les guerres du Nord. Fruit de l’imagination des auteurs de sagas du XIIIe siècle ou vraie confrérie armée, la question reste entière, faute de sources directes en-dehors de trois pierres runiques.

[4] Selon les chroniques de l’époque, Sven meurt peu de temps après sa victoire en son palais de Gainsborough. Dans Vinland Saga, Makoto Yukimura n’hésite pas à faire jouer à Askeladd le premier rôle dans sa mort.

[5] Élevé dans la foi chrétienne par sa mère, Knut jouit d’une bonne réputation auprès des divers chroniqueurs, eux-même fervents chrétiens. Son règne est présenté sous un jour favorable, en dépit de sa bigamie notoire et de pratiques de gouvernement bien de son temps. Makoto Yukimura prend quelque liberté avec les chroniqueurs tout en respectant les grandes lignes du contexte.

[6] Makoto Yukimura fait d’Askeladd un descendant du roi Arthur. Il incarne ainsi une continuité dynastique avec le héros légendaire et les mythes celtes. Une sorte de roi caché.