Le Livre écorné de ma vie

Chez Lucius Shepard, l’existence comporte une multitude d’angles morts, souvent inattendus, où se niche tout un paysage intérieur, dont les manifestations affleurent jusqu’au moment où un événement les fait surgir à la lumière de la conscience. Elle bascule alors d’un niveau symbolique, source inépuisable de non-dits et de malentendus, pour s’incarner et renverser les routines et certitudes. L’indicible révèle ainsi sa virtualité, déchargeant son potentiel pour le meilleur ou le pire.

Inscrit au sommaire d’une anthologie sur les univers parallèles avant de rejoindre le recueil Five Autobiographies and a Fiction, Le Livre écorné de ma vie s’impose sans coup férir comme l’un des meilleurs textes de Lucius Shepard paru dans la collection « Une Heure-Lumière ». Traduit d’une plume avisée par Jean-Daniel Brèque, non sans quelques contorsions cérébrales selon ses dires, le texte nous invite à échanger notre regard avec celui de Thomas Cradle, un bien sale type, imbu de lui-même et narcissique jusqu’au bout de ses chaussettes Burberry. Qu’il soit de surcroît écrivain à succès n’arrange rien à l’affaire, bien entendu. Cradle reste en effet un éternel insatisfait, obsédé par l’avis porté sur son œuvre, mais surtout en quête d’une reconnaissance critique qui, même si elle paie moins bien, n’en demeure pas moins gratifiante pour l’ego.

Un jour où il s’adonnait à son passe-temps favori, surveiller la liste de ses ouvrages vendus sur le grand méchant A, il se trouve confronté à un roman inconnu signé de son propre nom, qui plus est publié par son propre éditeur. Homonyme ou canular ? La question le taraude et le pousse à agir. L’enquête l’amène sur la trace de ce Cradle 2, bouleversant ses routines, à la recherche de celui qu’il aurait pu être, voire même de celui qu’il aurait dû être s’il n’avait eu la faiblesse de céder aux sirènes du confort de la rente.

Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé cette novella venimeuse dont le dénouement confine à une apocalypse personnelle pour son narrateur. Sous couvert d’une autofiction imaginaire, Lucius Shepard s’y livre à une destruction en règle du métier d’écrivain à succès, ne lésinant pas non plus avec l’acide pour brosser un portrait sans concession d’une certaine engeance occidentale, attirée par l’exotisme à peu de frais et le goût douteux de la transgression. Sans respect pour la géographie réelle des lieux, Cradle descend ainsi le Mékong, du Cambodge au Vietnam, de l’amont vers l’aval, jusqu’aux portes de la forêt de thé, au cœur du delta du fleuve, où se tapit une révélation finale flirtant avec une métaphysique teintée d’ironie. Il nous emmène aussi dans un monde de plus en plus incertain, aux frontières fluctuantes, teinté de fantastique et de bassesse, un monde sordide qui le voit se dépouiller de son éducation policée, pour dévoiler le noyau obscur de sa personnalité profonde. Un spectacle guère reluisant lui laissant espérer une rédemption, peut-être… Mais, les choses ne pas si simples et limpides, comme le laisse entendre Lucius Shepard.

Plongée au cœur des ténèbres d’un individu finalement très commun, Le Livre écorné de ma vie n’usurpe pas le qualificatif de récit violent et cynique. On en ressort secoué et impressionné par la vilenie de désirs humains portés à l’incandescence par une plume ne rechignant pas à en décrire les méandres saumâtres.

Le Livre écorné de ma vie (Dog-Eared Paperback of My Life, 2009) – Lucius Shepard – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2021 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Abimagique

Un texte de Lucius Shepard ne se raconte pas sans en amoindrir la puissance d’évocation. Il est en effet très difficile de restituer, au moins partiellement, une histoire narrée par l’auteur, tant celui-ci apprécie explorer les territoires textuels mouvants dont se nourrit le fantastique. On se contentera donc de dire que Abimagique est l’histoire d’une mauvaise rencontre, mais aussi d’une passion fusionnelle totale, sacrifiée sur l’autel de l’irrationnel et de la sorcellerie. Ou pas.

« La vie est l’exercice raisonné de la passion. Quand elle cesse de l’être, c’est la mort. »

Abimagique est le surnom d’une jeune femme mystérieuse, bien dans sa chair, dont les assauts de sensualité prennent racine au sein du terreau fertile du mysticisme et des pseudo-sciences. Séduit par la personnalité et la volupté exubérante de l’inconnue, le narrateur tombe avec délice sous sa coupe, au point de délaisser ses fréquentations adulescentes et de négliger ses études. Il renonce également à la rationalité, épousant le point de vue de son amante, mais aussi ses marottes ésotériques. Ce processus inexorable, rendu plus aisé par sa faiblesse de caractère, est décrit par Lucius Shepard comme un glissement progressif, non exempt de périodes de doute vite évacuées. Au fil des chapitres, on observe la conversion pleine et entière du narrateur à la weltanschauung de la jeune femme. Il tombe ainsi sous son charme, avant de succomber à ses lubies alimentaires et puis de se plier, avec un plaisir coupable, aux rituels sexuels auxquels elle l’initie. Progressivement, Abi devient l’alpha et l’oméga de son existence, l’amenant à reconsidérer ses certitudes cartésiennes et le poussant à participer à la lutte de cette Vénus de Willendorf wiccane contre le péril d’ampleur cosmique qui, selon ses dires, menace l’humanité.

Lucius Shepard joue ainsi constamment sur l’ambivalence implicite des sentiments d’un narrateur partagé entre le « bon coup » représentée par Abi et le goût inquiétant pour le secret de la jeune femme. Rédigé à la deuxième personne du singulier, Abimagique use du registre de la mystification, voire de l’auto-mystification. En s’adressant à lui-même, le narrateur nous renvoie en effet à notre propre interprétation et à notre subjectivité face à la fiabilité problématique de ses dires. Écrit un peu sur un coup de tête, comme le confesse Lucius Shepard dans une postface un tantinet autobiographique, Abimagique se targue ainsi d’un second niveau de lecture qui rend son dénouement ouvert encore plus intriguant.

On retrouve aussi dans la novella toutes les qualités d’écriture qui nous font tant apprécier l’auteur, en particulier sa faculté à susciter l’étrangeté dans un contexte des plus prosaïques et familiers. Le surnaturel y apparaît comme un filtre appliqué à la réalité, se superposant au quotidien pour en révéler des aspects occultes ou pour conférer aux faits une signification ambiguë. On se plaît enfin à déchiffrer les allusions aux mauvais genres, qu’elles soient cinématographiques, littéraires ou autre, parsemées au fil d’un récit ne faisant pas l’économie de fulgurances stylistiques empreintes d’un existentialisme discret.

« Quand les gens meurent, tout ce qui arrive en apparence, c’est qu’ils sont exclus du rêve que nous faisons du monde. »

Longtemps après avoir terminé la novella, Abimagique continue à peupler l’imaginaire d’images dérangeantes, renforçant le tropisme irrésistible exercé par la prose elliptique de Lucius Shepard. Explorateur des marges et des angles morts de l’esprit humain, l’auteur ne déçoit pas, une fois de plus, l’amateur de merveilleux et d’horreur qui sommeille en chaque lecteur.

ps : On cause de cette novella ici aussi.

Abimagique (Abimagique, 2007) de Lucius Shepard – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2019 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Les Attracteurs de Rose Street

Samuel Prothero et Jeffrey Richmond sont tous deux membres du Club des Inventeurs. Le premier exerce le métier d’aliéniste, une nouveauté regardée avec méfiance à l’époque, son jeune âge excusant sa naïveté en matière politique. Le second est l’objet de l’opprobre et du rejet de ses pairs en raison de ses fréquentations et parce qu’il s’est entiché d’une demeure héritée de sa défunte sœur, située à Saint Nichol, l’un des pires bas-fonds de la cité de Londres. Persuadé qu’il est possible de réformer le monde, pour l’avantage de tous, Prothero accepte de côtoyer la lie des assommoirs, bordels et autres tripots, pour résoudre l’énigme que lui soumet Richmond. Ses talents d’aliéniste et son empathie ne seront pas de trop pour y parvenir.

« Peut-être sommes nous tous soit des attracteurs à la recherche de fantômes à dévorer, soit des fantômes à la recherche de l’oubli. Et peut-être que la différence essentielle entre le monde des esprits et celui-ci est que dans ce dernier nous pouvons être l’un et l’autre. »

On ne remerciera jamais assez les éditions du Bélial’ et Jean-Daniel Brèque, son traducteur attitré, pour leur dévouement à la cause de Lucius Shepard dans nos contrées. Une abnégation une fois de plus source de ravissement pour le lecteur. Les Attracteurs de Rose Street délaisse les paysages de l’Amérique, convoquant l’imaginaire victorien des romans gothiques ou sociaux anglais. Le rabat de la première de couverture évoque Mary Shelley et Jane Austen, mais bien entendu, on pense également à Charles Dickens et Robert-Louis Stevenson, voire aux romans gothiques et à ces récits de mauvaise réputation colportés par les Penny dreadfuls. Peu importe le cadre ou l’époque, l’exploration de la psyché, de ses non-dits, reste au cœur de l’écriture de l’auteur américain, nous donnant à lire une novella à l’atmosphère vénéneuse et charnelle, dont le crescendo dramatique impressionne par sa maîtrise.

Dans le cadre anxiogène et confiné d’un ancien bordel, Lucius Shepard plante le décor d’un récit classique de fantômes où la possession surnaturelle apparaît comme la continuation des tourments terrestres, sous une autre forme. L’air n’est en effet pas le seul élément vicié dans la capitale britannique. Les mœurs et les esprits semblent aussi pollués que le ciel obscurci par le smog. Inventeur génial, à l’origine d’un procédé technique permettant d’attirer les particules souillant l’air, Richmond est rongé par une culpabilité aussi délétère que mortifère. Par le plus grand des hasards, les attracteurs qu’il a inventé et installé sur le toit de sa demeure, ne se contentent pas d’extraire la suie de l’atmosphère. Ils drainent aussi les ombres errantes des défunts, lambeaux d’âmes déchirées, pris au piège, s’agitant sur un clous métaphysique. Avec l’aide de Prothero, le savant lunatique espère arracher au fantôme de sa sœur quelques informations sur les circonstances de sa mort.

À bien des égards, le jeune aliéniste apparaît comme un candide, nourrissant encore de nombreuses illusions sur le progrès. En côtoyant Richmond et le fantôme de sa sœur, sans oublier les deux anciennes pensionnaires du bordel ayant choisi de rester après le décès de leur maîtresse, il va se frotter à la duplicité et aux vices les plus sordides de la bonne société, sans pour autant perdre cette étincelle vitale qui fonde son engagement politique, dans la plus noble acception du terme. Aidé en cela par Jane, prostituée finalement plus sincère que ne le laisse présager sa situation de courtisane, il va explorer les angles morts de la psyché de son employeur, côtoyant l’horreur et la débauche. Et s’il ne ressort pas tout à fait indemne de cette expérience, elle lui permet cependant de réévaluer la justesse de son idéal, à l’aune d’un monde sur lequel il n’a finalement guère de prise.

Les Attracteurs de Rose Street confirme que Lucius Shepard nous a beaucoup manqué ces dernière années. Et, si cette novella ne figure pas parmi les plus marquantes de l’auteur, elle n’en distille pas moins une attraction fascinante à laquelle on succombe avec beaucoup de plaisir. A suivre avec Abimagique, toujours dans la collection « Une Heure-Lumière ».

Autre avis ici

Les Attracteurs de Rose Street (Rose Street Attractors, 2011) De Lucius Shepard – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », 2018 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Chansons de la Terre Mourante (2e volume)

Deuxième livraison de la monumentale anthologie consacrée à l’un des univers les plus forts de Jack Vance, celui de la Terre Mourante. Je dis deuxième parce que les éditions ActuSF ont prévu une parution coupée en trois. Ne leur en voulons pas, compte tenu de l’ampleur du projet, mieux vaut avoir les reins solides pour se lancer dans une telle entreprise.
Bon, je ne vous refais pas la déclaration d’amour servant de prélude à mon précédent article, je vous y renvoie. Attaquons-nous plutôt à la bête.

Si dans l’ensemble, ce deuxième volet des Chansons de la Terre Mourante se laisse lire sans déplaisir, il lui manque tout de même LE texte se dégageant du lot, ce petit plus faisant toute la différence entre un recueil juste sympathique et une anthologie indispensable. Pourtant, on trouve du lourd au sommaire. Excusez du peu, Lucius Shepard, Tanith Lee, Neil Gaiman, Elizabeth Moon, John C. Wright et Tad Williams. On ne peut pas parler de perdreaux de l’année. Hélas, si ces différents auteurs ont investi l’univers de la Terre mourante avec déférence, respectant ses codes, sa tonalité picaresque, son humour cynique, ils n’ont pas su apporter cette touche personnelle faisant toute la différence entre un hommage compassé et une nouvelle pétillante de malice et d’invention. Dommage…

Passons maintenant à la revue de détail.
L’anthologie s’ouvre par une nouvelle de Tanith Lee, auteure britannique dont j’ai apprécié le premier volume du Dit de la Terre plate, m’ennuyant très rapidement des redites très plates lui faisant suite. « Evillo l’ingénu » montre le danger représenté par les récits d’aventure sur les esprits simples. Enfant trouvé, le jeune homme a été élevé et maltraité, conformément à la tradition locale à Ratgrad, par ses parents adoptifs. Un jour de fête, les villageois reçoivent la visite d’un fabuliste qui les régale de contes incroyables. Comme le village de Ratgrad n’offre guère de perspective d’aventure, Evillo part pour éprouver son destin, à l’exemple des héros qui l’ont tant émerveillé, en particulier le fameux Cugel. Chemin faisant, il rencontre un mystérieux escargot qui lui procure tout ce qu’il désire et même davantage… Ne tergiversons pas, si ce texte ne manque pas de sel, je dois avouer que, passé l’argument de départ, l’histoire s’enferre dans les répétitions. C’est amusant, mais au final les ficelles paraissent un tantinet grossières. Heureusement, le twist final vient achever le calvaire d’une manière assez réjouissante.

On continue avec « Les Traditions de Karzh » de Paula Volsky. Pour stimuler son neveu, incorrigible dilettante préférant la gaudriole à l’apprentissage studieux des leçons de magie, Dhruzen de Karzh le met dans une situation où le jeune homme n’a d’autre choix que de s’amender ou de mourir dans d’atroces souffrances. Et le voilà parti, en quête d’un moyen de rattraper ses lacunes à peu de frais… À bien des égards, j’ai trouvé cette nouvelle fort sympathique mais, revers de la médaille, elle ne laisse pas de trace…

Le titre de la nouvelle de Tad Williams annonce la couleur. « La Tragédie lamentablement comique (ou la comédie ridiculement tragique) de Lixal Laqavee » raconte comment le comédien d’une troupe itinérante contraint un magicien à lui livrer quelques sorts pour escroquer le public. Mais le magicien lui réserve bien entendu une mauvaise surprise… Paradoxalement, j’ai trouvé ce court texte assez longuet et convenu. Mais bon, il se laisse lire et on ne peut pas l’accuser d’engendrer la mélancolie.

Dans « La Proclamation de Sylgarmo », Lucius Shepard opte pour le changement de perspective en adoptant le point de vue des ennemis de Cugel. La proposition est originale, malheureusement, Shepard se contente de faire le boulot sans véritable panache. Ceci dit, le texte se situe quand même dans le haut du panier de l’anthologie.

Passons rapidement sur « Gorlion d’Almérie » que j’ai trouvé tout simplement exécrable. Matthew Hughes semble avoir bâclé l’intrigue de ce huis-clos. Vraiment fâcheux et frustrant.

Mais ceci n’est rien comparé à « Incident à Uskvosk », une histoire grotesque qui voit s’affronter des cafards géants pendant une course, sous les yeux d’un nain se faisant passer pour un jeune garçon. Avec ce texte, je crois être définitivement vacciné d’Elizabeth Moon.

Avec John C. Wright, je partais avec un a priori négatif ayant trouvé les deux premiers tomes de L’Œcumène d’or illisibles et Le Dernier Gardien des rêves m’étant tombé des mains. Cela ne s’arrange hélas pas avec « Guyal le Conservateur ». C’est simple, je suis resté tout bonnement à quai, ne parvenant à aucun moment à m’intéresser à ce récit qui m’est apparu comme une suite décousue de plusieurs épreuves.

Fort heureusement, Neil Gaiman vient conclure ce deuxième volume des Chansons de la Terre Mourante sur une note plus convaincante. En commençant son récit en Floride à notre époque, l’auteur britannique sait se montrer inventif. « Invocation de l’incuriosité » tient toutes ses promesses jusqu’à son dénouement, diablement efficace et malicieux.

Au terme de cette chronique, mon enthousiasme reste donc mesuré. Mais, pas au point de ne pas avoir envie de lire l’ultime volume dans lequel on trouvera des textes de Mike Resnick, Elizabeth Hand, Dan Simmons, Kage Baker, Howard Waldrop et j’en passe. De quoi espérer du bon, voire du très bon.

Chansons-de-la-Terre-Mourante-2« Chansons de la Terre Mourante » (« Songs of the Dying Earth »), deuxième volume – anthologie sous la direction de Gardner Dozois et George R. R. Martin, préface Dean R. Koontz et Jack Vance, Éditions ActuSF, mai 2013 (recueil traduit de l’anglais par Eric Holstein, Jean-Daniel Brèque, Pierre-Paul Durastanti, Célia Chazel, Florence Dolisi, Patrick Dusoulier et Emmanuel Chastellière)

La Vie en temps de Guerre

La guerre fait rage entre les grandes puissances. Embourbées au cœur de l’Amérique centrale, les forces américaines s’épuisent dans une guérilla interminable. Comme beaucoup de sa génération, David Mingolla s’engage dans ce conflit avec le sentiment d’œuvrer pour une juste cause. Artilleur affecté à la défense d’une position stratégique, son existence est désormais suspendue aux attaques et contre-attaques d’un ennemi insaisissable. Une vie en temps de guerre qu’il subit partagé entre des sentiments contradictoires. L’absurdité et la folie des événements le frappent, le poussant sur la voie de la désertion et seul le chaos promis par ses adversaires semble encore le retenir. Par empathie, il cherche à s’intégrer à la population, essayant de la comprendre malgré un nihilisme brut et jusque-boutiste.
Doté d’une sensibilité puissante aux pouvoirs psi, David Mingolla trouve finalement une voie de sortie auprès d’une unité secrète de l’armée américaine. Il y reçoit les rudiments d’éducation à la vraie guerre, celle qui se déroule en coulisse sur un plan plus psychique. Exerçant un contrôle mental sur autrui, il devient ainsi le pion d’Izaguirre, sorte de psychologue gourou qui l’utilise dans ses projets occultes. Pourtant, arrivé à la croisée des chemins, Mingolla finit par choisir de prendre son destin en main. Un choix l’amenant à entreprendre un long voyage et à reconsidérer sa vision du monde puisque la guerre ne s’avère pas celle des forces visibles.

A la lecture de La Vie en temps de Guerre, on s’immerge avec délice dans l’univers sud-américain de Lucius Shepard. L’auteur y fusionne de nombreux thèmes abordés dans ses nouvelles « Zone de feu émeraude » (pour la guerre et les lieux), « L’Arcevoaldo » (pour la vengeance et la vendetta séculaire) et « Aymara » (pour l’amour impossible et les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine).
Cependant, La Vie en temps de Guerre ne se cantonne pas à une simple redite. Ce roman est pourvu d’une ténébreuse profondeur psychologique, un cœur des ténèbres au moins aussi marquant que celui du roman de Joseph Conrad. Des descriptions hallucinantes – au propre comme au figuré – jalonnent l’intrigue, comme autant d’invitations au lecteur à prendre son temps pour en goûter la luxuriance. Shepard tisse un climat faussement nonchalant où la moindre brèche dans la normalité offre un exutoire à la violence latente.

Chez l’auteur américain, les apparences masquent souvent un monde d’une autre (sur)nature. La guerre donnant son titre au roman est ici essentiellement intérieure. Elle puise son énergie dans les tréfonds de la psyché humaine et dans les légendes des peuples opprimés d’Amérique centrale. Elle s’avère également secrète et cachée réduisant l’Histoire à une ligne de feu continue. Apparemment classique dans ses manifestations et ses enjeux, le conflit est la continuation par d’autres moyens d’une vendetta multiséculaire opposant deux fratries panaméennes. Les Madradona : « petits et trapus avec des visages ronds et impassibles et de luxuriantes tignasses noires », des sortes de « démons bruns et courtauds aux dents aplaties par le broyage des os ». Et les Sotomayor : « de pâles êtres ophidiens avec des rubis à l’intérieur du crâne ».

Avec ce roman, Lucius Shepard propose également un autre paradigme dans lequel la dimension du rationnel semble contaminée par les superstitions primitives (les pouvoirs magiques dont les pilotes de l’hélicoptère Chuchotement mortel se croient pourvus grâce à leurs casques, ce qui les conduit à ne plus les enlever) et l’usage d’une sorcellerie de destruction massive (les pouvoirs psis que les drogues peuvent accroître). Mais, ce sont bien les passions humaines qui demeurent le cœur incandescent du roman.

Vie_guerreLa Vie en temps de Guerre (Life during Wartime, 1987) de Lucius Shepard – réédition Livre de poche SF (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Delord)

Les Yeux électriques

« Je transformais des terrains vagues en centres commerciaux, des banlieues plantées d’arbres en débauche de néon. J’avalais des quartiers tranquilles et chiais des zones industrielles. J’étais le malin génie des conseils d’administration ! Je maraudais à travers le monde avec du sang plein les crocs et un panonceau de notaire sur l’œil gauche ! Et quand je descendrai en enfer, je vendrai au diable deux chambres plus une salle de bains donnant sur la Terre promise et reprendrai pour moi ce maudit endroit… »

À Shadows, on ressuscite les morts. Dans cette ancienne plantation de Louisiane, des dépouilles fraîchement décédées sont ranimées grâce à une injection de bactéries d’une variété spécifique issue de la terre autour de certains cimetières. Par cet acte ressemblant fortement au cérémonial vaudou, les défunts se voient dotés d’une nouvelle personnalité et de talents exceptionnels. Mais, les ressuscités ne profitent pas longtemps de cette seconde vie. Leur existence est courte, l’instabilité mentale les gagnant à mesure que les bactéries colonisent leur cerveau. Un processus inexorable visible dans leur regard progressivement conquis par une fluorescence verte. Cette vie brève ne décourage pas les scientifiques du projet qui escomptent bien tirer profit de la longévité accrue procurée par les dernières souches bactériennes. Une démarche dont les zombies ne sont pas dupes.

Loin de se résigner à sa condition de Personnalité Artificielle Induite Bactériologiquement, Donnell Harrison entend bien reprendre sa liberté. Personnage brillant et charismatique dans sa nouvelle incarnation, il séduit sa thérapeute pour s’évader de Shadows et ainsi échapper à son destin tragique.

Lucius Shepard est mort mais son œuvre lui survit, continuant à hanter mes étagères et ma mémoire. Il est peut-être temps qu’elle en sorte pour conquérir la place qui lui revient.
Premier roman de l’auteur, Les Yeux électriques (yeux verts électriques en fait) s’aventure sur les terres du folklore haïtien, dont les rites ont infusé au-delà (euphémisme) des frontières de l’île des Caraïbes, colonisant jusqu’aux marges méridionales des États-Unis.

Lire Lucius Shepard demeure une expérience inoubliable. Il ne faut guère de temps à l’auteur pour nous happer dans les filets d’une intrigue où chaque méandres modifie sous nos yeux la perspective des événements et les enjeux du récit. Si l’argument de départ du roman se pare des attributs de la science-fiction, Shepard use surtout du registre de la transgression. Progressivement, le surnaturel contamine la science, opérant un décalage de la rationalité vers la superstition. Le récit accomplit un lent glissement des frontières du réel vers des contrées plus fantasmagoriques. L’histoire semble se conformer à d’autres règles et la géographie se confond avec une zone interlope où la magie apparaît comme une composante naturelle. Ainsi, les docteurs en microbiologie deviennent-ils des prêtres vaudous et les médecins psychologues des rois magiciens, détenteurs d’arcanes inquiétantes.

« L’étagère derrière sa tête présentait un choix de crânes humains jaunis poussiéreux, suggérant à Jocundra qu’il était le dernier d’une lignée de rois de la psychologie et que sa propre boîte crânienne irait rejoindre un jour celle de ses prédécesseurs. »

De même sous sa plume, les vieilles familles de l’aristocratie locale se muent en clans de sorciers prédateurs, adeptes de magie noire, en affaire avec des officines secrètes du gouvernement pour dessiner un monde à leur convenance. Un monde où les fins de race sans morale flirtent avec la folie et l’insatisfaction des passions non contentées.

L’auteur n’a pas son pareil pour décrire les effets de l’entropie sur un paysage. Chambres crasseuses où persiste la présence des occupants précédents, rues hantée par la décrépitude, friches jonchées des cadavres de la société de consommation, boutiques à la façade usée jusqu’à la trame, maisons encombrées de vieilleries, Lucius Shepard excelle dans ces ambiances émaillées de détails sordides où une humanité colorée, saisie sur le vif, accomplit les gestes d’un quotidien prosaïque devenu extraordinaire sous sa plume. Il s’impose comme un écrivain de l’indicible, faisant surgir ce que les yeux s’évertuent à ignorer, ce que les convenances sociales s’ingénient à effacer, repoussant le tout dans les angles morts. En dépit des assauts du temps, cette âme des lieux, à défaut d’un autre terme, perdure. Elle imprègne les objets, l’environnement et les gens, présence intangible n’attendant que la plume de l’auteur pour être révélée.

Malgré un passage à vide, façon road movie, Les Yeux électriques marque le lecteur par sa prose incandescente. Oscillant entre science-fiction et fantastique, Lucius Shepard nous raconte une histoire où des forces occultes, à la fois étatiques et familiales, luttent pour obtenir le pouvoir absolu : celui de l’immortalité.

les-yeux-electriquesLes yeux électriques (Green Eyes, 1984) de Lucius Shepard – Réédition Le Livre de poche SF, 1987 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Delord)

Zone de feu émeraude

Lucius Shepard est mort, mais son œuvre lui survit. Commençons tout de suite avec un article paru dans la revue Bifrost, où j’ai eu le bonheur de faire la petite main pour le numéro qui lui était presque entièrement consacré. Ce sera l’occasion d’entamer un panorama de sa bibliographie française.

Il n’y a rien de véritablement planifié dans l’écriture de Lucius Shepard, qui reste avant tout un écrivain intuitif, comme il le reconnaît bien volontiers lui-même. Son style suit un tempo lent, intense et lancinant, qui happe littéralement le lecteur. Il impose ainsi une relation fusionnelle entre les motifs et les thématiques qui animent son œuvre et le traitement très visuel de ceux-ci. Au passage, l’univers shepardien n’a rien de commun — ou très peu de choses — avec la science-fiction pure et dure. À vrai dire, l’argument science-fictif se révèle, au final, tout à fait périphérique. À quelques exceptions près (ici deux textes), l’ailleurs que propose Lucius Shepard n’est ni autre part, ni demain. Il coexiste avec le nôtre comme un calque superposé qu’un faisceau d’événements et de détails en apparence anodins fait apparaître aux yeux de ses personnages. C’est un univers magique qui considère les croyances locales antédiluviennes, les superstitions insolites et les mythes comme des composantes à part entière de la trame du réel. Souvent sombre, bizarre et viscéral, ce monde n’est accessible qu’à un autre niveau de perception. Les passions humaines et les forces primordiales de la Nature s’y incarnent sous la forme d’archétypes et de tropismes envoûtants, au moins aussi véridiques que le quotidien prosaïque. Ses acteurs sont toujours des êtres en marge de leur communauté, des individus hantés par leur passé, ou par un pouvoir surnaturel qui les exclut, ou encore par une passion exclusive qui les ensorcelle. D’une manière qu’ils ne contrôlent pas forcément, ils cherchent à redonner sens à leur existence. Et le chemin vers une hypothétique rédemption n’est hélas pavé ni d’or, ni de pétales de roses.

Zone de feu émeraude, qui se compose de sept nouvelles publiées originellement entre février 1986 et octobre 1987, offre un florilège de quelques-uns des thèmes de prédilection de l’auteur étasunien. « Dernière valse à Nadoka » nous emmène en Oklahoma, dans la plus parfaite illustration du bled. Un ancien musicien d’un groupe de rock’n’roll y fait escale pour tomber immédiatement sous la coupe d’une collection de machines à musique et pour y succomber à un coup de foudre aussi violent qu’irraisonné. Naturellement, le passé qu’il tente de fuir ne tarde pas à resurgir. Ainsi cette histoire, dont on retrouve un écho lointain dans Louisiana Breakdown (cf. la critique de Xavier Mauméjean dans le Bifrost n°49), tend à suggérer que l’amour physique, même s’il est intense, n’est pas forcément sans issue… fatale. « Exercice spirituel » prend racine en Nouvelle-Angleterre. Nous y découvrons un pasteur doté de pouvoirs surnaturels qui lui permettent, non seulement de déchiffrer les péchés de ses ouailles, mais également de les revivre. Entre l’individu et la communauté, le conflit des consciences trouvera un dénouement violent qui ne fera pas l’économie d’une plongée au cœur des ténèbres de l’âme humaine. « L’Aragne solaire » impose une toute autre ambiance. Le récit, qui alterne les propos d’un chercheur et de son épouse, se déroule dans une station spatiale scientifique orbitant dans le voisinage du soleil. Cependant, l’argument de départ est rapidement cantonné au rang de prétexte. En effet, la nouvelle n’est au final qu’un huis-clos où la métaphysique côtoie l’amour fusionnel contrarié, puis accepté. « Delta Sly Honey » s’inscrit nettement dans le champ du fantastique. Il s’agit d’une histoire de revenants qui prend pour décor la guerre du Vietnam. Et peu à peu le doute y cède la place à l’angoisse.

Mais le meilleur du recueil se trouve sans aucun doute dans les trois nouvelles qui — est-ce un hasard ? — puisent leur inspiration en Amérique centrale. « Zone de feu émeraude » et « L’Arcevoalo » sont deux textes qui rappelleront forcément l’ambiance hallucinée du roman La Vie en temps de guerre. Le premier est le récit d’une traque puis d’un affrontement. Un soldat américain perdu dans la jungle guatémaltèque est confronté à des déserteurs qui disent agir au nom de la Reine de la Forêt. Raison contre superstition, technologie contre force primitive magique ; le combat sera âpre et saisissant. Le second texte, quant à lui, propulse le lecteur dans un futur très lointain. Un conquistador est ressuscité par la forêt tropicale, devenue mutante après un conflit nucléaire généralisé. Tout ceci pour combattre le retour de son ennemi séculaire : l’homme. Jouet de forces (sur)naturelles qui le dépassent, le ressuscité devient également l’instrument de la vengeance de deux grandes familles (les Tuscanduva et les Valverde). Enfin, « Aymara » apparaît comme le point d’orgue de ce recueil. Lucius Shepard y fait montre de sa profonde connaissance des relations entre les États-Unis et l’Amérique latine. C’est l’occasion pour lui de relater une Histoire conflictuelle pétrie de haine mais aussi d’amour…

Si Zone de feu émeraude offre un aperçu fidèle de l’imaginaire de Lucius Shepard, il révèle également une œuvre hybride que l’auteur lui-même qualifie de fantasy, mais qu’il convient dans l’Hexagone, pour des raisons d’imagerie inadaptée, de rapprocher du réalisme magique. On a connu pire, comme rapprochement.

zone_feu_émeraudeZone de feu émeraude de Lucius Shepard – Éditions Denoël, collection « Présence du futur » (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par William Olivier Desmond)

Lucius Shepard n’est plus, Dieu va prendre mon pied au cul

lucius_shepard(Crédit photo Patrick Imbert)

Comme les lecteurs assidus de ce blog le savent déjà, Lucius Shepard figure parmi mes auteurs préférés.

Hélas, j’ai appris ce matin son décès. Bien entendu, toutes mes pensées vont vers ses proches et ses amis.

Cette triste nouvelle me fait prendre conscience que je n’ai pas assez parlé de ses livres. Car, s’il y a quelque chose que le lecteur lambda peut faire, c’est de permettre à l’œuvre d’un auteur de lui survivre.