Donbass, 2018. Une terre gâte, riche pour son malheur des promesses d’un avenir radieux, un paradis pour les prolétaires. Une terre brûlée, lieu de maints conflits et révolutions, coincée entre l’ours soviétique, puis russe, et l’Occident, bien plus intéressé par la géopolitique et le marché que par ses habitants. Des existences fracassées, générations après générations, ex-supplétifs de l’Empire communiste ou du fascisme, petits soldats prêts à toutes les compromissions avec les maffias ou les simples quidams, tiraillées entre la sourde nostalgie d’une illusion de puissance et le rêve clinquant de la démocratie. Alors, dans ce désastre permanent, qu’est-ce qu’un mort de plus ? Dans ce conflit fratricide, que vaut encore une existence, surtout celle d’un enfant ? Dans la routine des attaques et contre-attaques, des tranchées bombardées, au petit bonheur la chance, et des habitations ravagées, la vie a-t-elle seulement encore un sens ?
Pour le colonel Henrik Kavadze, elle a en tout cas perdu toute saveur depuis la mort de sa fille, fauchée par un camion. L’ancien combattant d’ Afghanistan et tout nouveau héros de l’Ukraine libre n’entretient plus guère d’illusion sur ses congénères. Pourtant, le corps dénudé de cet enfant, littéralement cloué au sol par un poignard militaire, réveille en lui ce qui pourrait encore s’apparenter à une conscience.
Il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non et boivent un coup après, parce que c’est dur. La phrase de Jean-Patrick Manchette pourrait s’appliquer au personnage de Kavadze, tant le bonhomme s’impose comme l’archétype de l’enquêteur de roman noir. Désabusé, la petite cinquantaine alcoolisée, marqué par un drame personnel qui le ronge, le policier est parfaitement conscient qu’il ne changera rien à la déliquescence du Donbass, surtout avec la guerre comme voisine de palier. Depuis la chute de l’URSS, les lendemains déchantent en effet pour les prolos, passés du statut de héros de l’Empire à celui de rebuts dont on cherche à oublier l’existence. Un terreau fertile pour toutes les aventures, surtout les plus crapuleuses, faisant resurgir en même temps les blessures du passé. La guerre civile née de la révolution d’octobre, l’Holomodor et les ravages de la Grande Guerre patriotique, sans oublier la contribution au conflit en Afghanistan, ce Vietnam soviétique. Sur ces événements, les habitants du Donbass s’accordent à se chercher des excuses, préférant ne pas voir leur propre responsabilité dans le naufrage généralisé. Corruption, vente à la découpe des combinats géants, aptitude à s’illusionner, à ne pas vouloir voir le mal lorsqu’il paraît évident, les maux à dénoncer ne manquent pas, même si on préfère ne pas mettre de mots sur cette complicité passive et cette démission totale.
Benoît Vitkine connaît bien son sujet. Au cours de ses nombreux reportages sur le terrain, pour lesquels il a d’ailleurs reçu le prix Albert-Londres, il en a sondé les tréfonds sordides, flirtant avec le désespoir et la souffrance indicible. Il en a également disséqué les mécanismes géopolitiques, jaugeant les rapports de force et les alliances de circonstance qui agitent la région. Fort heureusement, il use de cette connaissance avec parcimonie, dressant un portrait nuancé, sans état d’âme, de ce territoire européen, à la fois si familier et si lointain. Il n’oublie surtout pas de faire œuvre de romancier, distillant son intrigue avec suffisamment de métier pour cueillir le lecteur et entretenir le suspense. Il en ressort un excellent roman noir, porté par des personnages à fleur de peau, enfermés dans une routine absurde qui peu-à-peu les broie. Une population fatiguée de vivre dans un monde façonné par la somme de toutes les lâchetés d’une humanité imparfaite.
Donbass n’est donc pas un énième docu-reportage comme on aurait pu le craindre. Bien au contraire, Donbass est un excellent roman noir où la fiction, portée par l’écriture imagée et incisive de Benoît Vitkine, donne de la substance à un conflit vécu par procuration, via les images colportées par la télé et l’internet.
Donbass – Benoît Vitkine – Réédition Le Livre de Poche, mars 2022
