Je n’aime pas les grands

Née sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, la hargne revancharde d’Augustin Petit se nourrit aussi de l’humiliation de la défaite, préalable au traité infâme imposé à la France. Elle prospère surtout dans l’entre-deux-guerres, période qui voit les blonds et les hauts perchés toiser de leur hauteur les petits et autres rase-mottes voués à la basse besogne et à toutes les vilenies. Désormais connu dans tous les livres d’histoire comme le Suprême, le personnage d’Augustin Petit s’enracine ainsi dans le terreau putrescent des tranchées et la certitude irrationnelle d’un complot des grands. Pour comprendre le destin de ce grand parmi les petits et appréhender l’empreinte du petiste sur l’histoire du XXe siècle, nul doute que le livre de Pierre Léauté soit incontournable, du moins aux yeux de l’amateur d’uchronie.

Je n’aime pas les grands compile et prolonge deux romans parus en 2015 et 2016 aux Éditions Mü. Le présent ouvrage comporte aussi en annexe une courte nouvelle et une bibliographie poil à gratter assez réjouissante, sans oublier une lettre de Pierre Bellemare* (*authentique). Augustin Petit y incarne l’archétype du dictateur, plus vrai que nature. La paranoïa, la folie et le charisme du bonhomme évoquent en effet quelques-uns des plus célèbres tyrans du XXe siècle dont Pierre Léauté dresse en creux un portrait décalé et vachard. Je n’aime pas les grands joue ainsi avec les ressorts de l’uchronie pour dérouler un propos railleur tenant davantage de la fable politique grinçante. Toute simple, la divergence s’appuie sur une inversion de perspective où la France se retrouve dans la position du vaincu de la Première Guerre mondiale, déclinant ensuite un récit contre-factuel limpide, dénué des scories qui viendraient entacher sa vraisemblance ou rendre le propos illisible. Mêlant les éléments familiers de notre histoire aux extrapolations de son imagination, Pierre Léauté se permet également des allusions plus contemporaines qui, en dépit de leur caractère anachronique, prennent un sens cocasse contribuant à enrichir la mécanique absurde de l’intrigue. Décalé, caustique et définitivement sans scrupules, Je n’aime pas les grands ausculte enfin les mécanismes du populisme et de la lâcheté humaine, démontrant s’il est encore besoin de le faire que la bêtise et la démagogie demeurent plus que jamais les moteurs d’un processus vieux comme le monde, pour le plus grand profit de l’émotion et du ressentiment.

Petit livre malin et rigolard, Je n’aime pas les grands ne s’embarrasse donc pas de précautions oratoires, plongeant le lecteur immédiatement dans un récit référencé qui flirte avec la veine satirique. Et si le texte n’est pas exempt de clins d’œil un tantinet trop appuyés, Pierre Léauté y révèle cependant qu’il a assurément tout d’un grand (le fourbe).

Je n’aime pas les grands – Pierre Léauté – Éditions Mü/Mnémos, octobre 2020

Civilizations

Aux alentours de l’an mille, la fille d’Erik le Rouge poursuit les voyages d’exploration de son père, fuyant la vengeance de ses pairs. Naviguant plein sud, elle noue ainsi contact avec les civilisations amérindiennes. Bien plus tard, en 1492, le voyage de Christophe Colomb s’achève piteusement sur les rivages de l’île de Cuba, mettant un terme à toutes les aventures ultérieures que nous connaissons. Vers 1530, Atahualpa débarque en Europe, accompagné des partisans à sa cause ayant survécu à la guerre contre son frère. Il ne tarde pas à mettre à profit la désunion qui y règne pour se tailler une place de choix.

Primé au Goncourt du premier roman pour HHhH, récipiendaire des prix Interallié et du roman Fnac pour La Septième fonction du langage, Laurent Binet n’appartient pas vraiment au Club, autrement dit les auteurs et lecteurs attirés par les problématiques et thématiques soulevées par l’Imaginaire. Son goût pour l’Histoire et la fiction le pousse pourtant avec Civilizations à aborder l’uchronie, genre ouvert à toutes les spéculations et avec lequel la science-fiction partage le même questionnement initial : et si ?

S’il est un reproche que l’on ne peut pas adresser à l’auteur français, c’est d’avoir négligé sa documentation. Bien au contraire, il semble avoir pris connaissance avec soin des contextes géopolitiques et religieux de l’Europe au XVe siècle et de l’Amérique précolombienne. Que le néophyte se rassure toutefois, Laurent Binet rend tout à fait lisible et compréhensible les faits. Nul besoin de se plonger dans des essais historiques pour appréhender la réécriture de l’Histoire qu’il nous propose ici. Entre le périple de Freydis Eriksdottir et l’arrivée imprévue des Incas dans le nouveau monde (l’Europe, suivez un peu svp), près de cinq cent années se sont écoulées. Le temps nécessaire aux Amérindiens pour domestiquer les chevaux apportés par les Vikings, pour se familiariser avec la métallurgie, la roue, et pour développer une résistance naturelle face aux germes infectieux des Levantins (les Européens). Le temps pour eux de découvrir aussi les méfaits de la poudre à canon dont étaient dotés les marins de l’expédition de Colomb.

Au terme de ces cinq cent années, ils finissent par s’imposer en Europe, profitant de l’effet de surprise provoqué par leur arrivée, mais aussi en usant des tiraillements religieux et politiques de leurs adversaires. Aux côtés d’Atahualpa et de sa poignée de fidèles, on assiste ainsi à la naissance d’une autre Europe, non plus fondée sur le féodalisme et l’exclusion religieuse, mais sur une sorte de communisme garanti par la dictature de l’Inca. Les conflits religieux sont ainsi désamorcés et la géopolitique du continent s’en trouve bouleversée, Atahualpa ayant en effet bien retenu les leçons de Machiavel dont il devient un fervent lecteur. Pour autant, tout ne va pas pour le mieux dans cette autre Histoire. La cruauté et la superstition ne sont pas évacuées par un tour de passe-passe. Batailles sanglantes, massacres, intimidation, trahison restent le lot commun des Européens, en dépit d’améliorations indéniables dans d’autres domaines. Laurent Binet inverse ainsi les perspectives sans verser dans l’angélisme, redistribuant les rôles des monarques ou de la fine fleur de l’intelligentsia de l’époque sans changer les lignes générales de l’Histoire.

Hélas, le factuel l’emporte sur le romanesque, l’auteur déroulant un récit manquant de chair, où l’uchronie emprunte les voies de la leçon doctorale, voire du récit officiel, éludant un hors-champs historique qui ne demandait pourtant qu’à vivre. À l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, Laurent Binet propose donc une uchronie stimulante dont on peut malheureusement déplorer l’aspect un tantinet didactique, bien loin du show don’t tell, en dépit d’une vraisemblance globalement satisfaisante. Civilizations est donc une bonne uchronie, mais pas un grand roman. Avis aux curieux néanmoins.

Civilizations – Laurent Binet – Editions Grasset, août 2019

Vers les étoiles

Roman multiprimé, auréolé de surcroît d’un buzz élogieux, Vers les étoiles, aka The Calculating Stars, nous propulse dans l’Amérique des années 1950, mais dans une ligne historique divergente. Si les mœurs restent familières à notre connaissance, du moins pour les amateurs des comédies légères de Frank Capra, on va y revenir, il n’en va pas de même pour les faits. Un météore est en effet venu semer la pagaille dans le déroulement historique, ravageant la côte Est nord-américaine, pulvérisant Washington et provoquant quelques raz-de-marée maousses un peu partout dans l’Atlantique. Mais le pire reste à venir. Non, pas le péril rouge un temps espéré par des généraux chatouilleux de la bombe H. Plutôt un bouleversement climatique provoqué par l’emballement de l’effet de serre suite à la vaporisation d’une quantité astronomique d’eau de mer dans l’atmosphère. Pour le couple York, Nathaniel l’ingénieur spatial et Elma la mathématicienne et pilote émérite, le processus est irrémédiable. Il éradiquera toute vie de la surface de la planète. À moins d’essaimer ailleurs.

Premier volet du cycle « Lady Astronaute », The Calculating Stars me laisse un sentiment mitigé, entre intérêt poli et déception. Mais, peut-être mon manque d’enthousiasme n’est-il que le résultat d’un malentendu ? Le propos de Mary Robinette Kowal n’est en effet pas sans rappeler celui du film Les Figures de l’ombre, la Science fiction et l’uchronie restant cantonnés à un arrière-plan renvoyant à des luttes plus contemporaines dans les coulisses du microcosme des littératures de l’Imaginaire. L’autrice y distille un message féministe, voire intersectionnel, non sans une certaine dose de subtilité, même si les relations entre Elma et Nathaniel York essuient les plâtres d’une nunucherie assez affligeante. En dépit de ce léger bémol qui m’a personnellement fortement agacé au point de me sortir du bouquin à plusieurs reprises, Mary Robinette Kowal restitue de manière convaincante l’atmosphère et les mœurs des années 1950, en particulier les préjugés rampants qui animent les relations sociales et sociétales de l’époque, y compris chez leurs victimes. Un racisme et un sexisme systémique que l’autrice fait ressentir via le regard de son héroïne, la fameuse Lady Astronaute.

Afro-américains et Blancs comme hommes et femmes semblent ainsi constamment en proie aux représentations héritées de leur milieu et de leur éducation, luttant ou non contre les conventions et les stéréotypes composant l’alpha et l’omega de leur personnalité. En conséquence, la conquête n’est pas que celle des étoiles, elle se révèle aussi du point de vue de l’intime et de la lutte politique. À l’heure de la reconnaissance des figures occultées de la NASA, le propos de Mary Robinette Kowal semble salutaire, d’autant plus qu’il dévoile un aspect méconnu du rôle des femmes pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier au sein du WASP. The Calculating Stars apparaît ainsi comme le pendant féministe et intersectionnel du roman de Tom Wolfe, L’Étoffe des héros, conjuguant les aspects techniques et scientifiques de la conquête spatiale à une révolution des mœurs, précipitée par l’urgence de la fin de l’humanité.

Hélas, sur ce second point, le roman de l’autrice américaine m’a beaucoup moins convaincu. À la manière de Voyage de Stephen Baxter, The Calculating Stars se veut une uchronie revisitant le programme spatial américain dans une perspective différente. Mais, les éléments de dramatisation restent à l’arrière-plan, sous la forme de brèves balancés en début de chapitre. L’intrigue reste désespérément américano-centrée, voire ego-centré, remisant le reste de la planète dans les coulisses du petit monde de Lady Astronaute. Son angoisse maladive face aux caméras et lorsqu’il s’agit de parler en public, ses vomissements, sa condition juive, ses préjugés sur les afro-américains, son admiration pour son époux, leurs ébats amoureux aussi romantiques que le largage du troisième étage de la fusée Saturn V, la haine tenace que lui voue le colonel Parker, incarnation diabolique du patriarcat, sa ténacité face aux préjugés, Mary Robinette Kowal ne nous épargne aucun poncif et on finit par trouver tout cela répétitif et fort ennuyeux, sautant les pages pour abréger notre agacement.

Si l’on entame Calculating Stars avec l’intention de lire une fresque uchronique sur le devenir spatial de l’humanité, on risque sans doute d’être fort déçu. Mais, si l’on n’est pas effrayé par une histoire plus personnelle dont le propos s’adresse aux combats émancipateur du passé et du présent, le roman de Mary Robinette Kowal recèle des passages fort intéressants. À titre personnel, je ne pousserai cependant pas la curiosité plus loin, laissant à d’autres le choix des mots pour chanter les louanges (ou pas) de The Fated Sky et The Relentless Moon, les autres titres du cycle « Lady Astronaute ». Le soap m’a tué.

Vers les étoiles (The Calculating Stars, 2018) – Mary Robinette Kowal – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Imbert)

Mégafauna

Retour du côté de la bande dessinée, avec un titre pour lequel je ne regrette pas d’avoir jeté plus qu’un coup d’œil. Tout est foutu !

Mégafauna est une uchronie échafaudée sur une divergence guère courante, si je ne m’abuse. Nicolas Puzenat imagine en effet que les Néandertaliens ont survécu, se protégeant de leur envahissant cousin Sapiens sapiens en bâtissant une muraille cyclopéenne pour délimiter leur territoire. Moins nombreux mais d’une constitution plus solide que leur voisin, les Néandertaliens disposent aussi d’une technologie plus avancée sur certains points. N’ayant pas le même rapport à la nature, ils ont su préserver la faune et la flore pour le plus grand profit d’espèces préhistoriques comme le mammouth ou l’aurochs. Des milliers d’années plus tard, après avoir traversé la Préhistoire, l’Antiquité et le Moyen Âge, le statu quo perdure et les relations entre les deux humanités se réduisent toujours à l’affrontement ou au commerce, assurant à quelques principautés une suprématie fragile. En dépit de ses grandes compétences médicales, Timoléon de Veyres n’attend pas grand choses de l’avenir, si ce n’est un mariage arrangé dans l’intérêt de sa famille. Il ne s’attend surtout pas à être choisi par son oncle, personnage retors ayant usurpé le pouvoir au détriment de son propre père, pour accomplir une mission diplomatique chez les Nors. Le jeune homme timoré et curieux y voit l’opportunité d’étudier le peuple néandertalien afin de répondre à ses multiples interrogations à leur sujet.

Mégafauna tient à la fois de l’uchronie et du conte philosophique. Sur une trame classique, Nicolas Puzenat déroule un récit qui, s’il ne surprend pas par ses emprunts historiques (on va y revenir), interroge le lecteur sur des notions universelles, nous réservant même un twist final surprenant et pessimiste. Si la coexistence Néandertaliens/Sapiens ouvre les perspectives narratives, elle dessine aussi une géopolitique qui n’est pas sans rappeler celle du bassin méditerranéen aux époques médiévales et modernes, où Chrétientés et mondes musulmans se sont côtoyés pendant plusieurs siècles, s’affrontant ou échangeant marchandises et connaissances au profit de la politique intérieure des uns et des autres. Il en va de même pour les Nors et leur voisins méridionaux. Nicolas Puzenat ne cherche d’ailleurs pas à rendre l’une des humanités plus sympathique que l’autre. Néandertaliens comme Sapiens sont guidés par les mêmes impératifs de survie, usant des stratégies de la politique ou de la religion pour servir leurs desseins. L’ambivalence, la cruauté et la superstition prévalent partout, chaque peuple rejouant les habituels ressorts de la comédie humaine. Dans ce cadre, Timoléon apparaît comme un candide, un personnage naïf et curieux qui, au fil de l’aventure et de sa découverte du monde des Nors, fait surtout l’apprentissage d’une certaine forme de machiavélisme.

Côté graphisme, Nicolas Puzenat mêle la simplicité du trait lorsqu’il restitue les émotions des personnages ou caractérise leur physionomie différente, à un art du foisonnement quasi-pointilliste quand il dessine les paysages. Une manière de faire qui n’est pas sans rappeler la patte de Christophe Blain. Tout ceci stimule le regard, incitant le lecteur à prendre son temps, tout en suscitant un phénomène d’échos bienvenu avec le ton médiévalisant du récit. On relèvera enfin quelques belles trouvailles visuelles du côté néandertalien de la muraille, notamment sur sorte d’habitat collectif n’étant pas sans évoquer les constructions des insectes sociaux.

Fable uchronique au trait sympathique et sans chichis, Mégafauna apparaît donc comme un miroir de notre histoire, où finalement Néandertalien comme Sapiens, en dépit de leurs différences, restent soumis aux impératifs de la survie et de la politique.

Plus d’information ici.

Mégafauna – Nicolas Puzenat – Éditions Sarbacane , mars 2021

Cochrane vs Cthulhu

1815. L’Europe frémit d’horreur. L’ogre s’est échappé, rejoignant le territoire français afin d’y faire renaître l’Empire. Partout, on fourbit les armes, on rassemble la troupe. Les nations coalisées s’empressent de réunir leurs forces pour couper l’herbe sous le pied à cet Attila en puissance. Trop de mauvais souvenirs hantent la mémoire des laudateurs de la liberté, y compris chez les adeptes de l’absolutisme et de la monarchie éclairée. Pourtant, un autre danger menace l’humanité toute entière. Un péril indicible aux desseins insondables dont les tentacules s’étendent déjà sous les eaux de l’Atlantique jusqu’aux côtes des Charentes, près de Fort Boyard. Mais, face à celui qui ne peut mourir, la Garde ne se rend pas. Elle combat avec le secours de son pire ennemi, Lord Cochrane.

Sur une trame simple et inventive, Gilberto Villarroel fait revivre l’esprit d’une certaine littérature populaire, avec pour seul objectif de livrer un récit léger et fun. Sur ces points, le contrat est rempli bellement et nul doute que les amateurs de romans feuilletons trouveront ici matière à satisfaire leur goût pour l’aventure et les archétypes, à commencer par Lord Cochrane himself. Aristocrate déchu, membre du Parlement, inventeur de génie et capitaine de vaisseau dans la Royal Navy, le bonhomme apparaît en effet comme un caractère bigger than life. Et pourtant, il a réellement existé, ayant même droit à sa tombe dans l’abbaye de Westminster. Considéré par ses pairs comme un aventurier toujours à l’affût d’un exploit à accomplir, le militaire n’en est pas moins un stratège inspiré dont la contribution ne se réduit pas à avoir détruit une partie de la flotte impériale amarrée dans la rade des Basques en usant de brûlots et d’explosifs. Bien au contraire, on le retrouve plus tard aux côtés des Chiliens puis des Grecs en lutte pour leur indépendance. On lui prête même l’intention d’avoir voulu libérer Napoléon de son exil à Sainte-Hélène afin de participer à la libération du Chili. Bref, Cochrane correspond bien à l’image de l’aventurier dans toute sa splendeur, inspirant les personnages fictifs d’Horatio Hornblower et de Jack Aubrey.

C’est donc naturellement qu’il devient la figure héroïque, libre de toute allégeance, aux côtés d’une belle galerie de personnages fictifs et historiques, du fidèle grognard au courageux officier des Dragons, en passant par le fourbe commissaire politique. Et tout cela dans le respect des mauvais genres littéraires et du cinéma populaire. Bref, on n’a guère le temps d’être déçu par une distribution haute en couleur, taillée pour une intrigue survitaminée, oscillant entre fantastique et uchronie discrète. Inspirée par l’œuvre de Lovecraft et ses conventions horrifiques, en particulier L’appel de Cthulhu, Cochrane vs Cthulhu ne néglige pas en effet le contexte historique, n’oubliant pas d’appliquer par la démonstration la citation de Dumas : il est permis de violer l’histoire, à condition de lui faire un bel enfant.

Inutile de dire que Cochrane vs Cthulhu atteint cet objectif sans coup férir, procurant quelques heures de lecture réjouissante et débridée. Et comme Sandokan et ses Tigres de Malaisie, comptons sur Lord Cochrane pour revenir.

Cochrane vs Cthulhu (Cochrane vs. Cthulhu, 2016) de Gilberto Villarroel – Aux Forges de Vulcain, collection « Fiction », janvier 2020 (roman traduit de l’espagnol [Chili] par Jacques Fuentealba)

Rêve de fer

Si Rêve de fer n’est sans doute pas le meilleur roman de Norman Spinrad, c’est sans conteste l’un des plus controversés, controverse dont la réédition nous a confirmé amèrement la véracité.
Rêve de fer vaut en effet davantage pour son procédé provocateur que pour son histoire fort linéaire et totalement crétine. C’est en l’occurrence cette provocation, ciblée sur un aspect politiquement sensible, qui a causé quelque retard à la précédente réédition chez Folio « SF ». Vous ne verrez donc pas les svastikas de l’illustration d’Eric Scala initialement prévue en couverture, puisque les ouvrages ont été envoyés au pilon. La faute à un climat politique délétère dans lequel résoudre un problème consiste à l’éluder. La faute aussi à des commerciaux trop frileux qui n’ont sans doute pas lu/compris (cochez la bonne réponse) ce roman. Bref, c’est une réédition pourvue d’une nouvelle illustration d’une laideur affligeante et avec une quatrième de couverture complètement retouchée, histoire de gommer toute ambiguïté, qui a finalement paru. Revenons maintenant à l’objet de toutes ces attentions, procès d’intention et frayeurs proto commerciales.
Rêve de fer s’annonce comme une uchronie. Et si… Tout le monde connaît le questionnement initial qui préside à ce domaine de l’imaginaire. Et si Adolf Hitler avait émigré aux États-Unis, l’ultime terre de liberté dans un monde dominé par le Communisme. Et si il y avait fait carrière dans les pulps, débutant dans l’illustration puis rédigeant et éditant du texte au kilomètre. Et si il y était devenu l’objet de l’adulation du fandom au point d’être commémoré par ses fan(atique)s au cours de réunions costumées. Et si ses pairs avaient salué son talent, et si la convention mondiale de science-fiction l’avait récompensé à titre posthume d’un Hugo en 1954. Et si Folio « SF » nous proposait la réédition de Le Seigneur du Svastika, son chef-d’œuvre d’heroic fantasy post-apocalyptique.
Rêve de fer… pardon, Le Seigneur du Svastika est donc l’œuvre majeure de l’auteur culte Adolf Hitler. Mais oui, vous connaissez certainement ! L’auteur de Le Triomphe de la volonté, du non moins célèbre L’Empire de mille ans, pour ne citer que quelques titres de sa prolifique bibliographie dont vous possédez certainement un exemplaire chez vous. Ce roman nous narre le destin du Purhomme Feric Jaggar, appelé à restaurer la fierté et la grandeur du peuple de la Grand République de Helden, menacé à la fois par la contagion cosmopolite des mutants et des métis et asservi par les Dominateurs.
La farce est grinçante. Bien sûr, sous ce récit transparaît l’itinéraire historique réel d’Adolf Hitler. Sous le masque de l’heroic fantasy binaire et musclée suinte l’idéologie raciste et belliciste nazie. Évidemment, rien n’est exactement identique à notre Histoire, mais tout est évoqué d’une manière décalée et assez proche pour être reconnaissable. On peut d’ailleurs — manière de trouver le temps moins long — s’amuser à pointer les références et les ressemblances avec la véritable histoire du dictateur nazi et de sa sinistre clique.
Fort heureusement, derrière le livre dans le livre et l’uchronie prétexte se profile une toute autre intention que l’on ne peut passer sous silence : Rêve de fer est un roman gigogne diablement affûté et furieusement iconoclaste.
Écrit à dessein dans un style exécrable, Le Seigneur du Svastika est doté d’une postface assez critique attribuée à un universitaire nommé Homer Whipple. Ce personnage fictif y livre une analyse acerbe de la psychologie tordue de Hitler. Il y relève l’homosexualité latente qui culmine avec le clonage des Soldats du Svastika et ridiculise l’adoration dont fait l’objet l’auteur et son œuvre. Vous l’aurez compris, Rêve de fer est aussi une machine de guerre tournée vers une certaine conception de la science-fiction. De celle que l’on affectionnait pendant l’Âge d’or.
Reste un problème. Mettre en exergue Adolf Hitler et son idéologie, même de manière voilée, ne risque-t-il pas de prêter le flanc à ce que l’on dénonce ? Je suis tenté de penser, à l’instar de Roland C. Wagner, qui préface d’une manière fort juste cette réédition, qu’il faut être soit complètement crétin, soit totalement néo-nazi pour prendre au premier degré ce roman. On pourrait même ajouter que le style adopté, volontairement mauvais et outrancier, contribue à discréditer son auteur auprès d’éventuels individus décérébrés désireux d’utiliser l’ouvrage. D’ailleurs, jusqu’à preuve du contraire, les organisations d’extrême droite n’ont pas inscrit Le Seigneur du Svastika à leur programme de lecture.
En l’attente d’un démenti, contentons-nous d’affirmer que Rêve de fer n’est pas un roman. C’est un bras d’honneur envoyé à la face de l’Etablisment science-fictif états-unien, anticipant d’une certaine façon Il est parmi nous, autre titre de Norman Spinrad. C’est une ordalie punk (avant la lettre) menée à un train d’enfer. C’est un exorcisme personnel, comme le souligne là aussi Roland C. Wagner. Bref, une expérience que le lecteur reçoit de plein fouet et accepte ou rejette avec violence.
Rêve de fer (The Iron Dream, 1972) de Norman Spinrad – Réédition Gallimard, collection Folio SF, mai 2006 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Michel Boissier)

SS-GB

Si vous croyez que l’Allemagne n’a pas envahi l’Angleterre, retournez à vos livres d’Histoire alternative. Après un débarquement réussi et une blitzkrieg victorieuse, la Wehrmacht a contraint le gouvernement britannique à capituler. La perfide Albion est désormais sous le joug allemand, son souverain enfermé à la Tour de Londres et son Premier ministre – « du sang, de la sueur, des larmes, de la souffrance et du labeur » – passé par les armes. À Scotland Yard, dont l’administration a annexé une grande partie des bâtiments, le commissaire principal Douglas Archer, surnommé avant-guerre l’archer du Yard, obéit aux ordres du Gruppenführer SS Kellerman. Archer a le sens de l’État, même s’il ne travaille pas de gaîté de cœur pour l’occupant. Mais il se méfie davantage de ces résistants acharnés dont les actions désordonnées nuisent au retour au calme. Appelé sur une scène de crime, il se trouve mêlé bien malgré lui au jeu de dupes animant les différents cercles du pouvoir nazi. Un jeu rendu encore plus trouble par les États-Unis et les forces de la Résistance britannique.

Publié une première fois en français par les éditions Alire, SS-GB bénéficie d’une salutaire réédition, sans aucun remaniement de la traduction de Jean Rosenthal, chez Denoël dans sa collection « Sueurs froides ». La parution sous un label dédié au thriller ne doit cependant pas perturber l’amateur d’Imaginaire, surtout s’il apprécie l’histoire alternative. Len Deighton œuvre en effet ici dans un registre très proche de celui de Fatherland de Robert Harris. Et si l’uchronie peut paraître secondaire, servant de prétexte à une intrigue d’espionnage, l’auteur britannique lui confère suffisamment de vraisemblance par sa grande connaissance des rouages de l’armée allemande et de l’administration nazie.

On trouve en effet dans SS-GB les deux marottes de Len Deighton. Son goût pour l’Histoire d’abord, le bonhomme est historien militaire, mais aussi une certaine appétence pour le roman d’espionnage. Len Deighton jouit dans ce dernier domaine d’une réputation flatteuse, du moins si l’on se fie à son premier roman, The Ipcress Files, titre ayant fait l’objet d’une adaptation au cinéma (Ipcress, danger immédiat, en 1965), déclinée ensuite en série, avec Michael Caine dans le rôle de l’espion Harry Palmer. Dans SS-GB, l’auteur britannique décrit une Grande-Bretagne occupée assez vraisemblable, focalisant son attention sur la bureaucratie allemande. Le quotidien des citoyens anglais, les pénuries, les ruines engendrées par les bombardements, l’antisémitisme et la ségrégation sont en effet reléguées à l’arrière-plan par Archer. Le commissaire apparaît comme un type de l’ancienne école, endeuillé par la perte de sa femme pendant le Blitz et finalement assez désabusé. Pas au point néanmoins de ressembler à Sam Spade. Il y a encore chez Archer des sursauts d’espoir et un respect obséquieux des conventions que l’on ne trouve pas chez l’Américain.

Dans un décor d’uchronie, Len Deighton pose une intrigue classique de roman d’espionnage, déroulant la quincaillerie habituelle des faux-semblants, du double, voire du triple jeu, histoire de faire monter la paranoïa des personnages et de ferrer le lecteur. Rien de neuf sous le soleil, nous diront les laudateurs de John Le Carré ou de Eric Ambler. Pour preuve, il suffit de remplacer les SS, la Wehrmacht, la Résistance et les États-Unis par le KGB, la CIA, quelques transfuges et autres opposants clandestins pour retrouver une atmosphère qui ne dépareillerait pas à l’époque de la Guerre froide.

En dépit de cette impression de déjà-vu, SS-GB n’en demeure pas moins un roman efficace et astucieux, proposant une version alternative de l’après-guerre crédible. Bref, de la belle ouvrage pour l’amateur de suspense, auquel la BBC a offert une adaptation sous forme de série à la télévision.

Autre avis documenté ici.

SS-GB (SS-GB, 1978) de Len Deighton – Éditions Denoël, collection «  Sueurs froides  », janvier 2017 (roman traduit de l’anglais par Jean Rosenthal)

La Guerre uchronique

Parmi les intégrales publiées chez Mnémos, « La Guerre Uchronique » de Fritz Leiber s’impose comme un incontournable, un must-read dont on se plaît à (re)découvrir le foisonnement impressionniste et les nuances érudites avec un plaisir non feint. Une véritable toile de maître, pour reprendre le titre de l’étude de Timothée Rey, maître d’œuvre d’un ouvrage rassemblant les textes rattachés au canon du cycle, autrement dit The Big Time (réédité sous le titre L’Hyper-Temps), le court roman No Great Magic et six nouvelles directement liées à l’affrontement entre les Araignées et les Serpents, auxquels huit autres textes viennent s’ajouter, selon une parenté plus ou moins lointaine avec les thèmes de la Guerre uchronique. Doté d’une préface, d’un glossaire et d’une étude des motifs de l’Araignée et du Serpent chez Fritz Leiber, l’ouvrage est de surcroît pourvu d’une illustration de couverture convenant idéalement au propos. Autant dire que si votre connaissance de l’auteur américain se limitait à l’excellent « Cycle des Épées » et aux aventures lunatiques de Fafhrd et du Souricier Gris, « La Guerre uchronique » fourbit de sérieux arguments pour vous faire approfondir l’œuvre de Fritz Leiber.

Mais, revenons au cycle de « La Guerre uchronique » autrefois traduit dans nos contrées sous les mentions de « La Guerre des Modifications » ou du « Cycle de la Guerre modificatrice ». Récit d’une guerre secrète et acharnée entre les Araignées et les Serpents, deux factions dont on ne connaît rien d’autre que l’antagonisme irréductible qui les oppose et le surnom dont les affuble leur ennemi, « La Guerre uchronique » met surtout en scène des soldats soustraits à leur propre ligne de vie avant que la mort ne les emporte. Devenus des Démons ou Doublegangers, voire des fantômes (des copies animées de l’apparence physique et des émotions d’une personne), ils ont rallié l’un ou l’autre des camps pour participer à la guerre éternelle que se livrent leurs mentors dans le passé et l’avenir, mais aussi partout dans l’univers. Un conflit dont ils ne savent quel côté est le bon ou le juste, mais qui leur demande un engagement total, ne leur laissant comme seule option que d’en apprendre le plus possible pour se faire leur propre opinion. Humains ou extraterrestres, ils découvrent ainsi que leur combat est voué à l’échec, le temps offrant une résistance inattendue à leurs manipulations du fait de la Loi de Conservation de la Réalité. Mais surtout, leur ennemi s’oppose sans cesse à leurs modifications dans le passé ou le futur en impulsant une tournure des événements plus favorable à sa cause.

Bref, ces soldats sont embrigadés dans une lutte absurde où leurs propres souvenirs ne correspondent plus forcément à la réalité. Ils ne renoncent pourtant pas au combat, même s’ils ne se bercent d’aucune illusion quant à une victoire rendue plus incertaine par le délitement du continuum spatio-temporel. Seule la perspective de goûter à l’instant présent, bien à l’abri dans une station de récupération située hors du temps, dans un repli caché de l’Hyper-Temps, leur donne la force de continuer à se battre.

Auréolé d’un prix Hugo en 1958, le roman The Big Time (L’Hyper-Temps) pose le cadre de la Guerre uchronique à la manière d’un huis-clos, volontiers théâtral. Narré par une jeune femme, l’une des amuseuses chargées de dorloter les soldats éprouvés par les combats, l’intrigue se focalise sur les coulisses du conflit, délaissant le front pour l’arrière. On pénètre ainsi les arcanes de la guerre uchronique par la bande, de manière indirecte, le repos du guerrier se muant en whodunit psychologique où hôtes et convives d’une station de récupération cherchent à trouver le responsable de leur réclusion forcée. La révision de la traduction de L’Hyper-Temps par Timothée Rey se révèle profitable au texte, dévoilant un art de la manipulation et du coup de théâtre impressionnant. Fritz Leiber en remontre même en matière de suspense et d’ironie subtile à bien des faiseurs contemporains.

Si Nul besoin de grande magie reprend en partie les mêmes personnages, le récit joue davantage sur la confusion des souvenirs de sa narratrice et sur un foisonnement de références littéraires, scientifiques et théâtrales, fort heureusement élucidées par Timothée Rey. Sur ce dernier point, ses copieuses notes sont un complément appréciable. Une plus-value qui, loin d’être un artifice superflu, donnent matière à réflexion et relecture.

Reste à traiter des quatorze nouvelles inscrites au sommaire. Si la plupart d’entre-elles sont des rééditions, l’ouvrage comporte plusieurs inédits, des textes oscillant entre science fiction et fantastique. Au lieu de dérouler un descriptif détaillé et sans aucun doute rébarbatif, contentons-nous de livrer quelques coups de cœur. Dérogeant à l’ordre préconisé par le canon du cycle, Timothée Rey propose en ouverture « Quand soufflent les Vents Uchroniques », une courte nouvelle à l’ambiance spectrale et onirique. J’avoue avoir été happé par la beauté poétique et le ton empreint de mélancolie de ce texte. Le sujet évoque à la fois Le Souffle du Temps de Robert Holdstock et le décor des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury. Bref, il rejoint illico mon panthéon personnel, plaçant de surcroît l’intégrale sous de bons augures. Puis vient le second coup de cœur, en l’espèce le neuvième texte. Si « Dernier Zeppelin pour cet univers » n’appartient pas vraiment au canon, il s’y rattache aisément grâce à la manifestation d’un vent uchronique venu littéralement arracher le narrateur de sa ligne historique et de son époque, peuplant sa mémoire de réminiscences où des zeppelins gigantesques, en partance pour l’Allemagne, sont amarrés aux gratte-ciel de New York. Une autre histoire, apparemment meilleure, hantée par le spectre de la culpabilité et du génocide. Un texte inoubliable, une nouvelle fois primé à juste titre (un Hugo et un Nebula).

Au terme de cette longue chronique, me voici donc contraint de me répéter. « La Guerre uchronique » est une réédition soignée et salutaire, comportant des textes devenus des classiques de la science fiction, enrichie de surcroît d’un paratexte érudit et passionnant. Un must-read, on vous dit, offrant l’opportunité de redécouvrir Fritz Leiber.

La Guerre uchronique de Fritz Leiber – Éditions Mnémos, Intégrale présentée par Timothée Rey, janvier 2020 (traductions inédites et révisions [États-Unis] par Timothée Rey)

l’âge de la déraison

Le procédé de l’uchronie a donné lieu, ces derniers temps, à une floraison d’ouvrages hybrides, à mi-chemin entre l’uchronie pure — celle dont la vraisemblance s’évalue à l’aune de la connaissance historique — et la fantasy. L’historicité la plus orthodoxe semble de plus en plus déserter les pages de l’autre Histoire, remplacée plus ou moins habilement par la fantasmagorie et les pseudosciences. Il n’y a pas là, forcément, matière à se lamenter. Des romans comme L’Age des Lumières de Ian R. MacLeod par exemple démontrent qu’il est possible, même avec des textes au carrefour de la fantasy et de l’uchronie, de traiter ce qui reste le véritable enjeu littéraire : l’Histoire, le devenir des civilisations et de l’individu. Cependant, force est de constater également que cette hybridation a généré une quantité non négligeable de romans, parfois tout à fait superflus. En rééditant « L’Age de la déraison » de Greg Keyes, jadis paru dans la défunte collection « Imagine » de Flammarion, Pocket fournit une parfaite illustration de cette littérature au rythme soutenu, pas forcément ennuyeuse, mais dans laquelle la divergence historique n’offre qu’un prétexte, une toile de fond à des aventures qui tiennent davantage du roman de cape et d’épée (de cape et de punk ?). Bref, tout ça pour dire que « L’Age de la déraison » est une série de romans pop-corn à déguster sans aucune autre intention que celle de s’amuser. Mais il est peut-être temps de voir en quoi consiste cet amusement qui se compose, quand même, de quatre volumes, et pas petits.

Comme vous ne le savez sans doute pas, Isaac Newton a découvert, en 1681, le mercure philosophal. Cette découverte a imprimé un tournant décisif à l’histoire de l’humanité telle que nous la connaissons et, en conséquence, les progrès scientifiques sont désormais liés à l’utilisation alchimique de l’éther. L’effort de rationalisation déployé par Greg Keyes pour rendre cohérent et crédible sa physique alchimique est malin. Il choisit d’introduire un décalage dans les lois physiques qui président au fonctionnement de l’univers. Ceci nous change des sortilèges, des raccourcis métaphoriques et autres fadaises qu’on nous assène habituellement en fantasy. Cependant, ce système demeure fondamentalement magique, les invocations étant juste remplacées par des équations mathématiques. Grâce à l’éther, la communication à longue distance est beaucoup plus facile et rapide. Il suffit d’avoir un éthérographe en harmonie avec son jumeau — une paire d’éthérographes, donc — et le tour est joué. De même, la matière en ce monde étant enveloppée dans des ferments éthériques, on peut, en agissant sur ceux-ci, provoquer des transmutations bien utiles. Hélas, la science est une arme à double tranchant dans les mains de l’humanité. De nouvelles armes toujours plus destructrices (kraftpistole, fervefactum, farenheit, etc…), ont ainsi été conçues, offrant des possibilités supplémentaires de se nuire aux grands royaumes européens. Ce dont ne vont pas se priver leurs monarques respectifs, même s’ils ne comprennent pas du tout le principe exact qui régit l’éther.

C’est dans ce contexte de bouleversements que commence le roman Les Démons du Roi-Soleil (lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2002, catégorie meilleur roman étranger, rappelons-le). Nous sommes en 1720, la guerre de succession d’Espagne, loin d’être achevée, se poursuit en ravageant le royaume de France. Petit à petit, les armées anglaises grignotent forteresses et places fortes d’un Roi-Soleil sauvé miraculeusement du trépas par un mystérieux élixir persan. Le monarque absolu, désormais aux abois, met tous ses espoirs dans une arme suprême qu’un transfuge de la Royal Society, fâché avec son maître Newton, est sur le point de lui offrir car, évidemment, il reste quelques détails à régler… Le roman d’ouverture de la série de Greg Keyes est donc un texte complètement balisé, coulé dans le moule d’une fantasy qui use des ressorts bien connus de la quête initiatique et de l’affrontement manichéen. L’initiation est ici double puisqu’il s’agit, d’une part, de celle de Benjamin Franklin, à peine sorti de l’adolescence mais déjà génial, et, d’autre part, de celle de Adrienne de Montchevreuil, jeune femme de tête dotée, de surcroît, d’un cerveau. Ces deux personnages principaux, autour desquels orbitent une multitude de personnages secondaires, ont comme point commun de s’intéresser énormément à la science. Ce qui ne va pas manquer de les plonger au cœur des événements déterminants de cet âge de la déraison naissant. Bien entendu, le romanesque l’emporte rapidement sur l’historique. Les clins d’œil, notamment à Alexandre Dumas par le biais d’un d’Artagnan, ici prénommé Nicolas, sont transparents. Complots, sociétés secrètes, aristocrates pervers et magiciens, ici nommés philosophes, se liguent pour rythmer le récit. Nous sommes en territoire connu, celui de l’aventure, au demeurant d’assez bonne tenue, et il y a même un potentiel romanesque qui ne demande qu’à prendre davantage d’ampleur. Cela tombe bien, car Greg Keyes est un conteur qui sait communiquer son enthousiasme. Aussi est-on heureux d’avoir le deuxième volume sous la main pour poursuivre l’aventure.

Deux années se sont écoulées lorsque commence L’Algèbre des anges. La cité de Londres a été effacée (damned !) de la carte et le royaume de France (foutre !) est en proie à la guerre civile. Fort heureusement, Isaac Newton a pu s’échapper avec Benjamin Franklin avant le cataclysme. Nous retrouvons donc nos héros indemnes à Prague, dans un Empire Habsbourg en sursis. Pendant ce temps, les armées du Tsar Pierre déferlent sur l’Europe de l’Ouest pour occuper le vide politique. Leur conquête est grandement facilitée par une flotte aérienne et de nombreux sorciers… pardon, philosophes. C’est le chaos, et Adrienne de Montchevreuil, son bébé et ses amis ont fort à faire pour échapper aux bandes armées qui sillonnent l’ancien royaume de France. Pendant ce temps (bis), dans le Nouveau Monde, les colons britanniques et français s’unissent pour organiser une expédition afin de comprendre les raisons de l’interruption des communications avec leurs métropoles respectives. Un chaman indien, Red Shoes, les accompagne afin de vérifier si les perturbations, qu’il a perçues à l’Est, ne sont pas un coup des mauvais esprits. Quels esprits ? Justement, ce volume va répondre à la question. En effet, comme le titre l’indique, l’enjeu général de ce deuxième épisode de « L’Age de la déraison » se déplace vers les anges. C’est par l’intermédiaire de ces créatures, qui peuplent l’éther, que les philosophes agissent sur les ferments éthériques qui composent la matière, pour accomplir mille prodiges. Mais Isaac Newton se méfie d’elles et voit dans le progrès qu’elles permettent une forme d’asservissement pour l’humanité et une aliénation de la méthode scientifique. Bref, les certitudes des uns et des autres sont mises à rude épreuve. En attendant, l’action ne ralentit pas. Les intrigues et les personnages secondaires se multiplient et Greg Keyes n’hésite pas à convoquer quelques célébrités truculentes, ici Edward Teach, alias Barbe-Noire, pour attiser l’intérêt du lecteur. Le récit, lui, continue d’alterner les points de vue, ce qui permet de suivre l’action dans les différents camps et d’introduire un effet de suspense. Avec une maîtrise impressionnante, Keyes le resserre progressivement jusqu’au bouquet final : ici une bataille dans le ciel de Venise avec blitz et abordage aérien. Bref, on ne s’ennuie pas un instant. C’est donc sous d’excellents auspices que l’on entame le troisième volet : L’Empire de la déraison.

L’action se déplace cette fois dans le Nouveau Monde. Dix années sont passées et Benjamin Franklin est devenu député du Commonwealth. Marié à la belle Lenka (rencontrée à Prague, pendant son exil), il a fondé la Junte, une organisation scientifique secrète qui met son savoir en œuvre pour garder la guerre et ses horreurs éthériques loin des terres américaines. Mais voilà, un prétendant à la Couronne d’Angleterre débarque avec le soutien de la Russie et de quelques tories nostalgiques. L’heure semble être venue de livrer une guerre d’indépendance sans l’appui des forces des Malakim, ces créatures de l’éther, qui ont fait des hommes leurs marionnettes. Pendant ce temps, Adrienne et sa garde rapprochée fuient Saint-Pétersbourg et ses complots à bord d’une flottille aérienne. L’intention de la sorcière est aussi de retrouver son enfant que lui ont dérobé les Malakim de la faction opposée à ceux qui la soutiennent. Elle ne sait pas encore que celui-ci est devenu un être surpuissant, l’Enfant-Soleil, qui a débarqué en Amérique à la tête d’une armée pour entreprendre sa conquête par l’Ouest. Averti de l’approche de cette menace, le chaman Red Shoes part à la rencontre de son destin. On sent à la lecture du troisième volet de « L’Age de la déraison » que l’apothéose est proche. La guerre humaine devient totale. On se bat sur terre, sur mer et dans le ciel. Des armes toujours plus terrifiantes sont utilisées : submersibles et créatures éthériques enchâssées dans des armures mues par des muscles alchimiques. Les actes de bravoure succèdent aux trahisons sans laisser un instant de répit. La guerre matérielle se double d’un conflit de nature plus métaphysique, entre les Malakim eux-mêmes, et se teinte d’une touche de prophétie. C’est désormais le devenir de l’humanité qui est en jeu et non plus celui des monarques. Le grand bazar de la fantasy s’impose définitivement. Et pourtant, le lecteur est conquis… Reste un tome avant la délivrance.

Inutile de résumer L’Ombre de Dieu puisque cet ultime volume s’inscrit totalement dans la continuité du précédent. En fait, à sa lecture, on ne peut s’empêcher de songer qu’un élagage de l’histoire n’aurait pas fait de mal à la série. Le rythme, déjà débridé dans les précédents tomes, s’accélère encore, échappant manifestement au contrôle de l’auteur. La déraison n’est plus uniquement dans le titre. Elle est dans l’accumulation des rebondissements et des points de vue. Elle est aussi dans la multiplication des batailles et des défis héroïques ; multiplication qui finit par lasser. Et lorsque le dénouement se produit (on le voyait venir depuis le début du troisième tome), on soupire de soulagement. Reste que, au regard des trois précédents tomes, force est de constater qu’on a finalement passé un agréable moment de lecture. Alors pourquoi se priver ?

« L’âge de la déraison », série se composant de quatre romans : Les Démons du Roi-Soleil (Newton’s cannon, 1998), L’Algèbre des Anges (A calculus of Angels, 1999), L’Empire de la déraison (Empire of Unreason, 2000) et Les Ombres de Dieu (The Shadow of God, 2001) – Greg Keyes, réédition Pocket, Science fiction/Fantasy, mars 2007 – (Romans traduits de l’anglais [États-Unis] par Olivier Deparis, Jacques Chambon).

Le faiseur d’histoire

Alors qu’il se prépare à présenter sa thèse de doctorat – un travail consacré à Adolf Hitler – Michael Young traverse une période de doute existentiel qui le pousse à ajouter à la biographie du futur dictateur nazi des détails issus de son imagination. Avec le concours du professeur Zuckermann, un vieux physicien obsédé par le génocide juif qu’il a rencontré fortuitement, il échafaude un projet incroyable : refaire l’Histoire en empêchant la naissance du Führer.

« Elle débute par un rêve. Cette histoire, qui peut commencer partout et nulle part, comme un cercle, débute pour moi – et, après tout, cette histoire est la mienne, et celle de personne d’autre, ne pourrait jamais être l’histoire d’un autre que moi – elle débute par un rêve que j’ai fait une nuit, en mai. »

L’argument initial de Le faiseur d’histoire ne brille pas par son extrême originalité. Pourtant Stephen Fry brode à partir de celui-ci un roman léger et distrayant qui n’occulte en rien une certaine réflexion. A l’instar de l’étudiant favorisé lambda, inscrit dans une université d’Europe de l’Ouest, Michael Young ne connaît pas grand-chose de la vraie vie, ou juste ce qu’il a pu entrevoir par le petit bout de la lorgnette de son existence étriquée. Depuis quatre années, il s’échine à rédiger un mémoire d’histoire consacré à la vie d’Adolf Hitler durant la période qui a précédé son accession au pouvoir. Une sorte d’étude s’attachant aux origines familiales, scolaires et psychologiques du nazisme.

Empoté et maladroit, fils de bonne famille inscrit à Cambridge, un tantinet nombriliste et de surcroît sans histoire, Michael nous berce ainsi avec ses projets d’avenir qui passent par la validation de son doctorat, un poste de professeur, la publication de sa thèse et une vie pépère de chercheur enseignant. En réalité, il se berce surtout d’illusions comme la narration nonchalante, typiquement vieille Angleterre, nous le laisse percevoir peu-à-peu. En résumant ainsi Le faiseur d’histoire, on ne rend cependant pas justice au ton du roman. Stephen Fry s’amuse à la fois de son héros, personnage somme toute assez falot, et des situations dans lesquelles il se retrouve. Les aventures de Michael Young confinent en effet au risible. Un grotesque typiquement britannique, c’est-à-dire détaché du ridicule intégral et lorgnant du côté du nonsense. Les amateurs de P. G. Wodehouse, voire de Jérôme K. Jérôme, trouveront ici sans aucun doute matière à se réjouir.

Mais, Le faiseur d’histoire n’aurait pas lieu de figurer dans la rubrique uchronique de ce blog si n’intervenaient pas quelques ingrédients d’une nature plus spéculative. Stephen Fry ouvre en effet une parenthèse uchronique dans son récit, via l’utilisation d’un récepteur transmetteur quantique. Avec le concours du docteur Zuckermann, Michael parvient ainsi à modifier l’Histoire en empêchant la naissance d’Hitler. Sans chercher à déflorer davantage l’intrigue, disons simplement que le changement escompté ne se réalise pas tout à fait de la manière attendue par nos deux apprentis démiurges. Prisonnier de l’horizon des événements, Michael doit endosser une nouvelle existence, sa propre existence dans la ligne historique résultant de la manipulation. L’expérience dévoile une facette de sa personnalité qu’il avait refoulé jusque-là. Elle l’immerge dans un environnement à la fois familier et étranger, celui d’un étudiant en philosophie à Princeton dont les parents britanniques ont émigré aux États-Unis. Il doit en conséquence renouer le fil des habitudes de son alter ego, sans trop déraper ouvertement. Pas facile lorsque l’on a un accent anglais et que ses références historiques et culturelles ne suscitent que des regards interloqués.
L’expérience vécue par Michael offre ainsi à Stephen Fry l’opportunité de broder une série de quiproquos croustillants et de s’amuser du décalage entre les cultures américaine et britannique, décalage auquel vient s’ajouter celui généré par l’uchronie. Sur ce point, il convient de saluer la vraisemblance et la cohérence de la construction du récit. La légèreté de l’intrigue ne doit en effet pas masquer la réflexion sous-jacente sur la causalité historique et les hasards de l’Histoire.

Le faiseur d’histoire apparaît donc comme un plaisir léger et décalé. Et même si le dénouement apparaît un tantinet convenu, même si le roman n’entre pas dans la catégorie des ouvrages inoubliables, le ton résolument pince-sans-rire se conjugue à l’intelligence du propos pour faire du livre de Stephen Fry une friandise au goût délicieusement suranné.

Le faiseur d’histoire (Making history, 1996) de Stephen Fry – Réédition Gallimard, collection Folio SF, avril 2011 (roman traduit de l’anglais par Patrick Marcel)