L’œil du Héron

À l’instar de l’Australie, ou pour rester dans le domaine de l’œuvre d’Ursula Le Guin, à l’instar d’Annares, Victoria a été peuplée grâce à la déportation d’une population proscrite. Embarquée dans un astronef pour un voyage sans retour possible en terre étrangère, sur une planète où tout restait à bâtir, ils ont surmonté non sans perte le défi d’un milieu inconnu et hostile, parvenant à établir une économie de subsistance viable. Ces bannis condamnés à l’expatriation en raison de leurs crimes ont été ensuite rejoint par des déportés de nature plus politique, prônant la non violence et l’anarchie. À côté de la Cité, la Zone est ainsi née, une sorte de township dans laquelle puiser la main-d’œuvre dévouée aux tâches les plus épuisantes et pourtant nécessaires à la survie de tous. Mais, cet équilibre imposé par la force et justifié par les préjugés semble menacé lorsque les zonards décident de coloniser de nouvelles terres, échappant ainsi à l’emprise des citadins.

Non loin du « Cycle de l’Ekumen », L’œil du Héron fait figure de roman mal aimé parmi les titres de science fiction de l’autrice américaine. Pourtant, les préoccupations éthiques et anthropologiques du présent ouvrage restent au cœur de l’inspiration d’Ursula Le Guin, prolongeant en quelque sorte la réflexion développée dans Les Dépossédés. Elle met en scène une nouvelle fois la thématique de l’altérité, opposant deux organisations sociales difficilement conciliables, n’étant pas sans évoquer une sorte de néo-féodalisme. L’autrice déroule ainsi la logique de l’affrontement entre entre la Cité belliqueuse, société raciste et masculiniste, et la Zone, communauté pacifiste et égalitaire lorgnant du côté de l’anarchie. Si L’œil du Héron ne fait pas partie des œuvres majeures d’Ursula Le Guin, ce n’est certes pas par manque d’ambition. Sans doute le roman pâtit-il de l’aura des Dépossédés. Il n’en demeure pas moins une immersion au cœur d’un monde étranger convaincante, où l’autrice s’ingénie à nous faire ressentir le caractère différent jusqu’au moindre détail de sa faune et de sa flore, contribuant au dépaysement. Une œuvre intéressante dans son traitement et pour le retournement de situation impulsé par la mort du protagoniste principal.

L’œil du Héron apparaît donc comme une transposition réussie de la lutte des classes et des sexes dans un décor exotique où l’humanité démontre encore sa faculté à se désunir et à exploiter autrui. Et si la figure du cercle (vicieux), évoquée à plusieurs reprises dans le roman, renvoie à la figure d’un éternel recommencement, gageons que quelqu’un saura finalement en briser la routine. C’est le moins que l’on puisse espérer, mais c’est dur.

L’œil du Héron (The Eye of the Heron, 1978) – Ursula Le Guin – Réédition Les Moutons électriques, collection Hélios, avril 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle D. Philippe, texte révisé par idp)

Unlocking the Air

Inédit dans nos contrées, Unlocking the Air est un recueil rassemblant dix-huit textes qui, en dépit de leurs différences, forment un patchwork d’histoires propices à l’introspection. Des histoires, encore des histoires, comme affectionnait d’en raconter Ursula Le Guin, avec un art du pointillisme, du détail qui fait ressortir ici avec davantage d’acuité l’indicible des conflits intimes, des dilemmes moraux et de l’émotion.

Ce n’est certes pas l’urgence qui prévaut dans ce recueil, une hyperactivité vaine et stérile, mais plutôt l’observation de l’humain, de sa relation avec sa liberté mais aussi avec celle d’autrui. En anthropologiste, l’autrice scrute ainsi les habitudes, les biais cognitifs et tout ce que nous tenons pour acquis. Elle confronte ses personnages à l’altérité, à l’extraordinaire ou à l’inhabituel, convoquant à l’occasion l’histoire contemporaine, comme dans la nouvelle éponyme « La Clef des airs » (traduction du titre du présent recueil), ou mettant à l’épreuve son propre jugement.

L’amateur d’imaginaire ne retrouvera cependant pas les horizons lointains de la Science Fiction et les mondes secondaires de la fantasy auxquels l’autrice du « Cycle de L’Ekumen » et de « Terremer » l’a habitué. Ces genres n’interviennent en effet qu’à la marge, voire pas du tout. Ursula Le Guin semble ici plus intéressé par une forme de poésie inspirée d’auteurs, que l’on qualifiera poliment de mainstream, un peu dans la manière du « Cycle d’Orsinia ». On devra donc se contenter des nouvelles « Les Cuillères de la cave », de « Ether, ou », de « La Grande Fille à son papa », de « Anciens » ou de « Le Braconnier » pour satisfaire son penchant coupable.

L’ensemble des textes ressort toutefois d’un regard affûté et d’une réflexion l’étant tout autant sur l’humain et sa faculté à se redéfinir au quotidien dans sa relation à l’autre. Pour le meilleur comme pour le pire. L’autrice appelle ainsi à la tolérance, à la compréhension mutuelle, ne renonçant pas à son combat pour le féminisme, pour la liberté et le respect des différences

Au final, si tout cela peut paraître peu enthousiasmant pour le lecteur d’Imaginaire, Unlocking the Air n’en demeure pas moins un recueil empreint de bienveillance et d’un humour subtil. Un recueil bien dans la manière des derniers écrits d’Ursula Le Guin et où résonne encore cette petite musique que l’on apprécie tant chez l’autrice, même en mode mineur.

Unlocking the Air (Unlocking the Air and other stories, 1996) – Ursula K. Le Guin – Éditions ActuSF, collection « Perles d’épice », janvier 2022 (recueil de nouvelles traduit de l’anglais [États-Unis] par Hermine Hémon & Erwan Devos)

Les Quatre Vents du Désir

Réédition du recueil éponyme paru jadis chez Pocket, Les Quatre Vents du Désir bénéficie d’un écrin à la hauteur des écrits de Ursula Le Guin, autrice faisant l’objet actuellement dans nos contrées de toute l’attention des éditeurs de l’Imaginaire. L’ouvrage paraît en effet dans la belle collection « Kvasar », accompagné d’une préface de David Meulemans, d’un entretien avec Ursula Le Guin mené par Hélène Escudié et de la traditionnelle bibliographie de Alain Sprauel, recension plus qu’exhaustive de l’œuvre de la dame. Si l’on ajoute les illustration d’Aurélien Police, on comprend que le présent ouvrage revêt toutes les qualités d’un must-have, surtout si l’on est tiraillé par le démon du complétisme.

Vingt nouvelles composent le sommaire d’un recueil apparaissant comme le point d’orgue d’une œuvre multiple et sensible. Déclinées selon six directions, les points cardinaux mais aussi le nadir et le zénith, elles servent de boussole au néophyte afin de découvrir un imaginaire guidé par l’observation de la matière humaine, de l’altérité et des interactions qu’elle suscite jusque dans notre psyché.

Entre expérience de pensée et conte volontiers philosophique ou poétique, Ursula Le Guin nous invite à nous dévoiler à nous même, à explorer les angles morts de l’esprit, dans un effort collectif pour mettre à l’épreuve nos certitudes et nos préjugés, exercice salutaire donnant sens et corps à la diversité, à la transversalité d’une humanité trop souvent enferrée dans l’intolérance. Elle endosse ainsi le rôle du porte-parole, cultivant les histoires et laissant s’exprimer des personnages dont le récit surgit de son auscultation attentive et patiente. Ils nous parlent par son truchement, révélant leurs convictions bien fragiles à l’aune de la rencontre avec autrui. Chez Le Guin, le progrès, notion ambivalente et piégée, importe moins que le changement. Une dynamique impulsée pour le meilleur comme pour le pire, rien n’est assuré pour l’humain. Non sans humour, mais surtout avec beaucoup d’émotion, l’autrice déroule ainsi un imaginaire pétri de bienveillance, mais pouvant se révéler à l’occasion cruel. Elle nous convie à épouser le changement, à l’accepter comme une sorte de continuité, dans le respect d’autrui et de la multiplicité des possibles.

Parmi les vingt nouvelles, toutes parues entre 1974 et 1982, on se contentera de ne citer que les plus marquantes. Une sélection bien entendu très subjective. D’abord le texte d’ouverture, « L’Auteur des graines d’acacia », une formidable expérience de pensée autour du thème de la linguistique, guère éloignée de la philosophie holistique quand on y réfléchit bien. Puis « Le Test », courte nouvelle où l’autrice expérimente le contrôle social absolu, jusqu’à l’absurde. Ces deux premiers textes ne sont évidemment qu’un infime aspect de la palette littéraire d’Ursula Le Guin. Il faudrait aussi évoquer « L’Âne blanc » et « La Harpe de Gwilan », dont la poésie subtile et l’émotion titillent la corde sensible sans verser dans la mièvrerie. Pour sa part, « Intraphone » se révèle une satire surprenante dont le ton burlesque vient démentir la réputation de froideur du style de l’autrice. Passer outre « Les Sentiers du désir » serait également faire affront à l’inspiration anthropologique de la dame, d’autant plus que le présent récit trouverait allègrement sa place au sein du cycle de « L’Ekumen ». Pour finir, juste un mot de « Sur », court récit d’exploration glaciaire féministe flirtant avec l’histoire secrète et l’hommage. Le texte relève d’une forme de combat contre les préjugés, sans pour autant rabaisser l’abnégation, le courage et la folie des explorateurs des pôles.

Après Aux Douze Vents du Monde, Les Quatre Vents du Désir vient donc compléter avec bonheur un panorama de nouvelles riche et varié, offrant un aperçu qui, s’il n’est pas exhaustif, n’en demeure pas moins représentatif de l’œuvre d’Ursula Le Guin. Un must-have, on vous a dit.

D’autres avis ici.

Les Quatre Vents du Désir – (The Compass Rose, 1982) – Ursula Le Guin – Réédition Le Bélial’, collection « Kvasar », mai 2022 (Recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Martine Laroche, Françoise Levie-Howe, Jean-Pierre Pugi, Philippe Rouille et France-Marie Watkins)

10 livres incontournables de la SFFF du XXIe siècle

La période estivale étant propice à l’oisiveté, inactivité dont je suis coutumier du fait de ma profession dit-on (ne cherchez pas le paradoxe), je cède bien volontiers au virus* qui circule actuellement dans la blogosphère (ou le blogocosme, je ne sais plus), accouchant non sans douleur d’une liste d’incontournables à lire (ou pas) cet été. Avec deux contraintes à respecter : seulement des titres de science-fiction, fantasy et fantastique, aucune publication antérieure à l’an 2000. Ouch ! Dans la douleur, on vous dit.

(*Mon petit doigt me souffle que le patient 0 serait l’hôte du blog Nevertwhere.)

Envoyons le générique…

Logo réalisé par Anne-Laure du blog Chut Maman lit !

  • Le Sens du Vent, Iain M. Banks. Bien des titres de l’auteur britannique devraient figurer dans cette liste. Aujourd’hui, j’opte pour ce roman en raison de l’émotion qu’il me procure à chaque lecture. De quoi confirmer que la SF est bien une émotion.
  • Le Fleuve des dieux, Ian McDonald. Le futur d’une Inde cosmopolite où se côtoient la technologie débridée et la tradition millénaire, sur fond de castes et d’I.A. Ceci confirme bien que la SF naît de l’altérité.
  • Rêves de Gloire, Roland C. Wagner. Et si ? La SF et l’uchronie partagent le même questionnement, spéculant pour l’un sur l’avenir et pour l’autre sur le passé. Mais dans les deux cas, il s’agit bien d’établir un dialogue avec le présent. Avec ce roman, le regretté Roland C. Wagner a sans doute écrit son oeuvre majeure, prouvant par la même occasion que la SF reste ouverte à tous les possibles.
  • Plus fort que l’éclair/Sept Redditions, Ada Palmer. L’avenir de la Terre, à l’heure de la révolution des transports, de la fin des nations (mais pas de l’histoire) et de la recomposition de la famille. Avec cette utopie ambiguë, Ada Palmer prouve ainsi que la SF est une expérience de pensée philosophique.
  • Anamnèse de Lady Star, L.L Kloetzner. Fascinante enquête autour de l’événement cataclysmique du Satori, le roman de Laure et Laurent Kloetzner dresse le portrait d’un futur tout en nuance et mystère. Quand la SF se pique de métaphysique…
  • La Fille-flûte et autres fragments de futur brisés, Paolo Bacigalupi. Auscultation du présent à l’aune de ses évolutions futures, le recueil de l’auteur américain dresse en dix textes le portrait d’une humanité condamnée à muer pour survivre. La SF bat au cœur de la nouvelle, je ne cesse de le dire.
  • Au-delà du Gouffre, Peter Watts. Avec l’auteur canadien, l’avenir ne frappe pas à notre porte, il la défonce. En seize textes, on découvre les différentes nuances de noir d’un univers à nul autre pareil, bien moins pessimiste qu’on ne le pense (suivez l’actualité pour vous en convaincre). Laissez-vous séduire par le sex-appeal sense of wonder de la SF.
  • Latium, Romain Lucazeau. Des I.A. orphelines de leur créateur, l’homme. Des entités hantées par l’absence de Dieu, évoluant aux limites de la folie. Une tragédie classique aux dimensions d’un space opera. Avec Latium, la SF navigue sur le souffle de l’épopée.
  • Spin, Robert Charles Wilson. Un texte de l’auteur canadien repose toujours sur un équilibre fragile, entre introspection et spéculation, lui conférant les vertus d’un classique instantané. Avec Wilson, la SF joue avec la théorie des cordes…sensibles.
  • La trilogie du Rempart Sud, Jeff VanDermeer. D’une anomalie topographique à la fin du monde connu, du moins tel que nous le définissons, l’auteur américain suscite l’étrangeté, oscillant entre horreur, paranoïa et apocalypse. La SF prône l’abandon des certitudes.

Bonus Fantasy et Fantastique (parce qu’ils le valent bien) :

Autre liste ici.

 

Aux Douze Vents du Monde

Paru en Kvasar, la belle collection des éditions du Bélial’, Aux Douze Vents du Monde ne peut se prévaloir de son caractère inédit. Si l’on se fie au sommaire, toutes les nouvelles sont parues dans le plus grand désordre dans l’Hexagone, soit en recueil, soit en revue. Pour autant, l’ouvrage n’usurpe pas sa réputation d’incontournable, compte tenu de la qualité de ses textes et de la maigre disponibilité de la plupart d’entre-eux, en-dehors du marché de l’occasion. On ne peut retrancher en effet aucune nouvelle de ce panorama survolant de manière quasi-chronologique la décennie ayant suivi les débuts de l’autrice, à l’âge de 32 ans, en gros ici les années 1964 à 1974.

Précédé par une courte préface d’Ursula Le Guin elle-même, chacune des dix-sept nouvelles ne néglige ni la Science-fiction, ni le Fantastique ou la Fantasy, genres auxquelles l’autrice s’est intéressée sans y demeurer confinée. Comme elle le confie elle-même dans les commentaires qui accompagnent chaque texte, Le Guin est plus attirée par les effets des sciences dures ou molles sur la psyché humaine. Elle évolue d’ailleurs assez souvent à la marge des genres, leur préférant le « psychomythe », terme forgé par elle-même, c’est-à-dire un récit hors du temps jouant sur le ressort de la métaphore ou de l’allégorie pour traiter de thèmes universaux, rappelant en-cela la démarche du conte moral ou philosophique. Bref, bénéficiant de traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, le maître d’œuvre de l’ouvrage, Aux Douze Vents du Monde restitue le style si subtil de l’autrice, pétri d’éthique et porté sur l’altérité, l’ethnologie, l’Histoire, les sciences et l’art.

Sans surprise donc, on retrouvera au sommaire les textes à l’origine des plus grands cycles d’Ursula Le Guin. D’abord « Terremer », avec « Le Mot de déliement » et « La Règle des noms ». J’avoue ma préférence pour l’humour cruel du second, un aspect de l’écriture de l’autrice que l’on a tendance trop souvent à oublier. Ensuite, « L’Ekumen », au travers de quatre textes. Pour commencer, « Le Collier de Semlé », à l’origine du roman Le Monde de Rocannon, puis « Le Roi de Nivôse », première incursion de l’autrice sur la glaciale planète Gethen peuplée de créatures androgynes. Sans oublier « Plus vaste qu’un empire » qui raconte la rencontre insolite d’une équipe d’explorateurs dysfonctionnels avec une espèce extraterrestre non-humaine, et enfin « A la veille de la révolution », qui revient sur un personnage clé du roman Les Dépossédés.

Mais, aux côtés de ces nouvelles en forme de points d’orgue, les autres textes ne déméritent pas, bien au contraire, révélant d’autres facettes d’Ursula Le Guin. À vrai dire, nous sommes conviés à une véritable leçon d’écriture, l’autrice américaine centrant son propos sur l’humain et sur les tourments ou les dilemmes qui l’empoignent. Sous sa plume, la Science-fiction s’humanise, renvoyant l’homme à sa solitude, à son rapport à l’autre, à son caractère éphémère et à sa petitesse intrinsèque face à la vastitude de l’univers. La Fantasy devient l’enjeu d’une quête intérieure où l’autre n’est pas forcément l’ennemi et où les archétypes se dépouillent de leur symbolique monotone pour embrasser d’autres points de vue ou révéler leur vacuité. Si la tristesse, le fatum, la mélancolie hantent les pages du recueil, Ursula Le Guin ne néglige toutefois pas la joie de vivre et les plaisirs simples de l’existence, faisant montre d’un humour délicat.

Éminemment fraternelles, toujours politiques dans la meilleure acception du terme, ouvertes à autrui, les nouvelles d’Ursula Le Guin dévoilent donc toutes les nuances d’une sensibilité chaleureuse et d’une intelligence aiguisée. Celle d’une humanité fragile, sans cesse frappée par la finitude de sa condition et pourtant toujours prompte à s’émerveiller.

Aux Douze Vents du Monde (The Wind’s Twelve Quaters, 1975) de Ursula Le Guin – Éditions Le Bélial’, collection « Kvasar », mai 2018 (recueil révisé de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Le vent d’ailleurs

C’est avec tristesse que j’ai appris le décès de Ursula K. Le Guin à l’âge de 88 ans. Au terme d’une longue existence bien remplie, avec pas moins d’une centaine de romans, nouvelles, essais ou recueils de poèmes, cette grande dame de la littérature nous lègue une œuvre riche en réflexions et émotions. De quoi inspirer encore plusieurs générations de lecteurs (on l’espère) et susciter quelques articles bien maladroits sur ce blog.

Pour mémoire, je renvoie les éventuels curieux à ce sujet proposé à l’occasion du dossier composé pour le n°78 de la revue Bifrost. Sans oublier quelques chroniques : Lavinia, Pêcheur de la mer Intérieure, Quatre chemins de pardon et La Vallée de l’éternel retour.

Ceux qui partent d’Omelas vous souhaitent un bon voyage sur le vent d’ailleurs, madame.

Quatre chemins de pardon

La science-fiction aime créer des mondes étrangers. Elle aime décrire minutieusement des écosystèmes entiers et s’amuse à y mettre en scène, avec la rigueur de l’ethnologue, des humanités apparemment autres. Souvent, ces cadres somptueux n’offrent qu’un décor à des aventures exotiques et dépaysantes — mondes en kit pour planet opera distrayant. Il arrive aussi que ces mondes soient le lieu imaginaire d’expérimentations sociales ou environnementales ; encore que l’une et l’autre soient fréquemment liées. Parfois, l’auteur fait œuvre de démiurge afin de faire jaillir de la différence des psychologies — de l’étrangeté apparente des êtres — la touchante sincérité et l’unicité des sentiments humains.

Quatre chemins de pardon appartient à cette dernière catégorie. Organisé à la façon d’une suite de nouvelles interconnectées les unes aux autres, ce livre se rattache à l’Ekumen, « cet univers pseudo-cohérent qui a des trous aux coudes », comme le dit Ursula Le Guin elle-même. Ici l’auteur se focalise sur les planètes Werel et Yeowe. Le lecteur Le Guinophile connaît forcément Werel depuis qu’il a lu la nouvelle « Musique ancienne et les femmes esclaves », paru dans le recueil Horizons lointains (disponible chez J’ai Lu), puis plus récemment réédité dans le recueil L’Anniversaire du monde. En fait, cette nouvelle est postérieure à Quatre chemins de pardon et ne pas l’avoir lue ne constitue pas un handicap. Pour revenir à Werel et Yeowe, ces deux planètes sont inextricablement liées depuis que la première a colonisé et mis en exploitation la seconde. Quatre corporations capitalistes se sont partagées Yeowe qui a été littéralement pillée et saccagée. Naturellement, on a reproduit sur la planète coloniale le modèle social dominant de Werel ; une société esclavagiste où la ségrégation repose sur la couleur de peau. Malicieusement, Ursula Le Guin a fait des mobiliers — les esclaves — les habitants à la peau claire, et des propriétaires, ceux à la peau sombre. Naturellement, elle ne ménage pas son imagination pour accoucher de deux mondes ethnologiquement et historiquement cohérents. L’ouvrage est, à ce propos, doté d’appendices très détaillés à destination des lecteurs que la multitude des références aux rites religieux, aux hiérarchies et rapports sociaux, au mode de fonctionnement de l’esclavage, aux relations géopolitiques qui émaillent les textes, n’a pas rassasié. Chaque nouvelle est racontée par un ou deux narrateurs/acteurs différents. Le procédé est habituel chez l’auteur, pour qui apprendre à connaître l’autre n’est pas qu’une posture de circonstance. L’interaction des subjectivités suscite ainsi des échos qui se répondent harmonieusement et contribuent à l’humaine complexité des sentiments car ce sont bien les relations entre hommes et surtout entre hommes et femmes qui composent les œuvres vives de cet ouvrage.

« Trahisons », qui ouvre le livre, prend place sur Yeowe peu de temps après la révolution et la guerre de trente années qui a chassé de la planète les corporations et les propriétaires. Le personnage narrateur est une vieille femme, Yoss, qui a fait le choix de se retirer dans les marais afin d’entrer dans le silence, comme elle le dit ; un silence propice à l’oubli ; oubli du départ de ses enfants vers un autre monde de l’Ekumen ; oubli des années de guerre de libération et des déchirements que n’a pas manqué de susciter l’indépendance. Son plus proche voisin, Abberkam, vit ce silence comme un purgatoire. Leader révolutionnaire puis chef du parti politique le plus influent de Yeowe, il a été déchu de tout son pouvoir après avoir trahi. Désormais, les remords l’empêchent de trouver la paix intérieure. Une longue maladie et des soins attentifs vont pourtant le rapprocher de Yoss et l’on va se rendre compte que la convalescence la plus longue n’est sans doute pas celle du corps. Le deuxième texte, « Jour de pardon », met encore en scène un homme et une femme que tout contribue à séparer. Solly, une jeune femme mobile — comprendre, un agent de l’Ekumen non attachée à un monde —, réprouve l’esclavage qui lui apparaît comme une intolérable pratique barbare. Malgré cette réprobation et son inexpérience, elle est envoyée pour prendre contact avec le divin Royaume de Gatay, une des puissances secondaires de Werel. Le gouvernement de Voe Deo, la puissance dominante de Werel, lui affecte pour l’accompagner, comme garde du corps, un individu rigide et peu loquace qu’elle a tôt fait de mépriser, le surnommant par dérision le major. Elle ne sait évidemment pas que celui-ci a une longue et dramatique histoire à raconter. Dans cette nouvelle, ce n’est pas la maladie qui provoque la confrontation, puis le rapprochement des deux personnages, mais une prise d’otage. À l’intrigue intimiste s’ajoute une machination de nature plus géopolitique. Cependant, c’est sans doute l’itinéraire personnel de Teyeo — le major — qui s’impose comme le plus bouleversant.

« Un homme du peuple » et « Libération d’une femme » sont les deux facettes d’un même récit et constituent le point culminant de Quatre chemins de pardon. Nous épousons d’abord le point de vue d’un Hainien, Havzhiva, qui a rompu tous les ponts avec sa communauté natale et ses traditions ancestrales. Formé à l’école de l’Ekumen, spécialisé en Histoire, Havzhiva apprend à jauger les diverses cultures avec le recul de l’historien. Au terme de sa formation, il choisit d’être affecté sur Yeowe, qui vient d’être libérée. Il y découvre la persistance du sexisme. Refusant de hiérarchiser les cultures, Ursula Le Guin démontre à travers le trajet de Havzhiva que les savoirs traditionnels peuvent et doivent coexister avec le savoir universel auquel ils ne s’opposent pas nécessairement. Évidemment, l’éducation et l’Histoire ont un rôle déterminant à jouer dans cette cohabitation, semant par la même occasion les germes de l’avenir car : « Tout savoir est local, toute vérité est partielle. Nulle vérité ne peut rendre fausse une autre vérité. Tout savoir est une partie du savoir global. Vraie ligne, vraie couleur. Quand on a vu le motif général, on ne peut plus prendre la partie pour l’ensemble. » Ce premier point de vue ouvre la voie à la nouvelle suivante, « Libération d’une femme », qui est le récit poignant et dur de Rakam, une femme-liée appartenant à un grand domaine de Werel. Grâce à son témoignage, nous pénétrons au cœur du système esclavagiste de ce monde, système dans lequel la femme — si elle n’a pas la chance d’être protégée par un maître — est considérée comme moins que rien. Ballottée entre des mains peu recommandables — Ursula Le Guin ne nous épargne rien des viols successifs que subit l’ancienne esclave —, Rakam finit par faire reconnaître son affranchissement et migrer sur Yeowe, d’où personne ne revient jamais, chante-t-on, mais où les mobiliers viennent d’arracher leur liberté. Une nouvelle désillusion et un nouveau combat l’attendent car, lorsque l’on est un immigrant et de surcroît une femme, il n’est pas aisé d’être traité dignement. Dans cette nouvelle, Ursula Le Guin n’énonce pas de jugement à l’emporte-pièce et n’assène pas de discours revanchard. C’est avec une grande retenue qu’elle laisse entendre qu’il ne sert finalement à rien de ressasser les outrages passés car « c’est dans nos corps que nous perdons ou découvrons la liberté. C’est dans nos corps que nous acceptons ou abolissons l’esclavage ».

quatre-chemins-pardonQuatre chemins de pardon (Four Ways to Forgiveness, 1995) de Ursula Le Guin – Éditions l’Atalante, collection La dentelle du cygne, juin 2007 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Marie Surgers)

La vallée de l’éternel retour

Longtemps difficile à trouver, ou à des prix prohibitifs sur le marché de l’occasion, La Vallée de l’éternel retour bénéficie enfin d’une réédition digne de sa place centrale dans l’œuvre d’Ursula Le Guin. Couverture à rabats, illustrations soignées, pages au grammage conséquent et teintes chaleureuses — un camaïeu de beige et d’ocre, présent jusque dans la police de caractère —, on ne peut pas dire que Mnémos ait mégoté sur la qualité du traitement. Tout au plus regrettera-t-on le choix d’une couverture souple, une option sans doute privilégiée afin de diminuer un prix déjà élevé. Bref, on ne tarit guère d’éloge devant l’apparence de cet objet, écrin somptueux pour un véritable livre-univers écrit à hauteur d’homme à la manière d’une étude ethnologique.

En effet, voici un OLNI. Un livre conçu comme une sorte d’archéologie du futur aux dires de son auteure. « Ce qui fut, ce qui pourrait être, repose, tel des enfants dont nous ne pouvons voir les visages, dans les bras du silence. »

Ainsi, La Vallée de l’éternel retour dévoile en ses pages une culture imaginaire, celle du peuple Kesh. Un peuple vivant dans un futur indéterminé, quelque part dans une Californie transfigurée, devenue île suite à une catastrophe — The Big One étant sans doute passé par là — et dans laquelle infusent encore les pollutions et toxines du passé, celles de notre présent.

L’approche d’Ursula Le Guin se veut complexe et transversale. Il n’est pas question ici de s’attacher au destin d’une seule personne, proclamée héros d’aventures fictives, mais plutôt de découvrir une terre, un peuple et le lien intime, voire viscéral, unissant l’un à l’autre. L’auteure américaine opère une mise en abîme, nous invitant à prendre connaissance des informations rassemblées par une équipe de chercheurs. Un assemblage hétéroclite se composant de chants, de poèmes, de biographies, de contes, de mythes, de recettes de cuisine, de descriptions de rituels, auxquels elle adjoint un glossaire — appelé l’arrière du livre — où sont rassemblés les éléments de nature plus descriptive et explicative. Ce flux d’informations, en apparence dépourvu de ligne directrice, fait surgir par touches successives une culture entière, censée vivre dans un futur éloigné de notre époque, et pourtant enracinée dans le passé des chercheurs qui l’étudient.

D’aucuns pourraient juger le dispositif rébarbatif, pour ne pas dire ennuyeux. Ils n’auraient pas complètement tort car La Vallée de l’éternel retour n’est pas le genre d’ouvrage qui se laisse lire sans faire un peu d’effort. A l’instar d’un J.R.R. Tolkien ou d’un Jeff Vandermeer (en moins délirant tout de même), Ursula Le Guin crée un monde en nous distillant ses clés. Chaque fragment, chaque information entre en résonance, réveillant des échos familiers, et suscite une sorte de nostalgie. Et on s’immerge au sein de cette communauté, à la fois autre et pourtant si proche…

A lire cette chronique, on pourrait croire que la partie romancée se trouve réduite à la portion congrue. Toutefois, enchâssée au cœur de l’ouvrage figure l’histoire de Roche Qui Raconte, récit biographique fournissant une accroche plus intime au livre de Le Guin. Il nous permet de sortir de la vallée et d’appréhender d’autres cultures, en particulier celle du Condor. Et au travers de l’histoire de Roche Qui Raconte, l’auteure construit une opposition entre la voie suivie par les Kesh et celle du Condor. A l’instar des Dépossédés, le peuple de la vallée a élaboré une culture se fondant sur une éthique. Économie démonétisée, besoins superflus évacués, libre accès à la connaissance, via le système de l’Échange, égalité entre hommes et femmes, même si l’organisation sociale semble clairement matriarcale, interactions avec l’environnement plus respectueuses pour celui-ci, la culture Kesh a toutes les apparences de l’utopie réalisée. On reconnaît bien là une des thématiques principales d’Ursula Le Guin, aux côtés de celle de l’altérité.

Réflexion sur la mémoire et le caractère éphémère des cultures, La Vallée de l’éternel retour s’avère l’œuvre la plus personnelle et sans doute la plus difficile d’Ursula Le Guin. C’est aussi la plus passionnante, à la condition d’accepter son parti-pris.

vallee-eternel-retourLa vallée de l’éternel retour (Always Coming Home, 1985) de Ursula K. Le Guin – Éditions Mnémos, collection Ourobores, avril 2012 (Réédition traduite de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Reinharez)

Pêcheur de la mer Intérieure

Les éditions ActuSF reprennent trois nouvelles extraites du recueil Pêcheur de la mer Intérieure chroniqué jadis par mézigue dans les pages de Bifrost, la revue de révérence. Profitons de l’occasion pour en rappeler l’existence, il le vaut bien.

Ursula K. Le Guin fait partie des auteurs n’ayant plus rien à prouver et dont on attend pourtant avec angoisse chaque publication. Les microéditions Souffle du Rêve, sises dans l’Orléanais, nous gratifient de huit nouveaux textes de l’auteure américaine. Nouveau au sens d’inédit dans l’Hexagone, car, à l’exception de « La Première pierre », déjà publié chez le même éditeur, les autres titres sont des inédits parus entre 1983 et 1994.

Après « Ailleurs & demain » puis l’Atalante, nous n’en finissons pas de découvrir et d’explorer l’œuvre d’un auteur s’aventurant avec un égal bonheur dans les domaines de la fantasy — le cycle de Terremer —, de la S-F — L’Ekumen —, et de la littérature générale. Un auteur à l’aise dans la forme courte comme longue.

Pêcheur de la mer Intérieure regroupe des textes illustrant le versant science-fictif de Le Guin. Le recueil révèle également un aspect de sa personnalité que d’aucuns ont trop souvent tendance à ignorer : l’humour. « Première Rencontre avec les Gorgonides » et « L’Ascension de la face nord » témoignent de cette veine et, dans le genre surprenant, la dame ne fait pas les choses à moitié. On se trouve en effet devant deux blagues dont on peut juger l’effet raté, surtout pour la seconde, mais donnant une image plus légère de leur auteur.

Les choses redeviennent plus habituelles et intéressantes avec « Le Sommeil de Newton ». Le titre de cette histoire fait référence à une phrase du poète William Blake mettant en garde les hommes contre le danger de la vision unique. On est immergé au sein d’une microsociété, quelque peu sectaire dans ses prémisses, dont les membres/adeptes se sont réfugiés dans l’espace pour échapper aux turpitudes terrestres d’une humanité qu’ils observent avec condescendance. Hygiénistes, technophiles et scientistes, les membres de cette communauté rejettent le sentimentalisme qui les rattache à la Terre. Mais, si le sommeil de la raison engendre des monstres, celui de Newton est hanté d’apparitions bien peu cartésiennes qui mettent à dure épreuve les certitudes de l’un d’entre eux. Au-delà du drame personnel, Ursula Le Guin écorche aussi quelque peu une certaine vision élitiste de la S-F. Si l’avenir de l’homme se trouve dans l’espace, il demeure toutefois une créature enracinée dans la boue de sa Terre natale.

Continuant dans l’excellence avec « La Première pierre », on touche cette fois-ci à la question de la rébellion, sujet récurrent dans l’œuvre de la dame. A l’université d’Obling, les nurolb sont les serviteurs. Ils préparent les repas, nettoient les bâtiments, les réparent à la fin des crues et rangent les objets que laissent traîner les obls, leurs maîtres. Ils subissent également leurs sévices, viol et violence, en silence, car il serait tout à fait inconvenant de se révolter. Bu vit pour servir les obls, accomplissant sa besogne avec zèle. Un jour, elle découvre que les galets, utilisés pour composer les mosaïques ornant les terrasses de l’université, dessinent un message coloré. Un message forcément écrit par les nurolbs l’ayant précédée puisque les olbs ne distinguent pas les couleurs. Mais avoir connaissance d’un tel secret, n’est-ce pas déjà chercher à s’émanciper ? Usant du procédé de la parabole, Ursula Le Guin évoque ici un sujet universel : celui de l’oppression et du processus qui mène à la révolution. Le tout avec une économie de moyens admirable. On en redemande.

Passons rapidement sur « Le Kerastion », court texte dramatique sur les méfaits du conformisme social, pour chroniquer plus longuement « L’Histoire des Shobies », « La Danse de Ganam » et « Pêcheur de la mer Intérieure », un trio se rattachant à « L’Ekumen ». En concevant ce cycle, Ursula Le Guin n’a suivi aucun plan ou schéma directeur préétabli. Planifier une histoire du futur de l’humanité n’a que peu d’intérêt à ses yeux. Elle préfère mettre en scène des destins individuels et des sociétés, optant pour un point de vue anthropologique. Visiteurs étrangers au monde qu’ils observent ou plus simplement autochtones en rupture de ban, les personnages de Le Guin sont les médiateurs d’une réflexion éthique, voire politique. Ils mettent en scène l’altérité et se frottent aux limites de la liberté. Une succession de romans et de nouvelles est ainsi née des efforts de l’auteur, comme une série de motifs brodés sur une trame générale. Un pseudo univers qui a des trous aux coudes, selon ses propres dires, mais jouissant au final d’une grande cohérence interne.

Ayant résolu la question de la communication, via l’ansible, un raccourci narratif pratique, Ursula Le Guin imagine avec « L’Histoire des Shobies » un moyen de voyage instantané. Une sorte de téléportation trichant avec la théorie d’Einstein et dénommée effet churten. Un équipage est réuni pour effectuer le premier transit. Les plans sont dressés, il ne reste plus qu’à expérimenter. Mais la transilience a une conséquence imprévue. L’équipage ne parvient pas à réintégrer la réalité consensuelle, une fois arrivé à destination. Confusion des sens, sentiment d’irréalité, l’expérience manque de lui être fatale. S’amusant beaucoup de la situation, Le Guin dénoue le drame d’une manière originale. En convoquant l’art du conteur plutôt que celui du scientifique. Une manière de dire que pour exister, il faut raconter son histoire à autrui. Une conclusion qui n’est pas sans rappeler le propos du Dit d’Aka.

« La Danse de Ganam » fait un peu penser à L’Homme qui voulut être roi de Kipling. Un groupe de Mobiles se rend sur un monde nouvellement contacté, via la transilience. Une planète morcelée entre plusieurs cités préindustrielles respectant le principe du matriarcat. Le groupe s’intègre sans faire de vagues, conformément à l’éthique de l’Ekumen, mais son meneur devient l’époux de la reine, position lui promettant un destin funeste. Sous couvert d’étude ethnologique, Le Guin traite surtout ici de la divergence des points de vue par rapport à un événement, ajoutant comme paramètre supplémentaire la disharmonie résultant du churten.

Point d’orgue du recueil, « Pêcheur de la mer Intérieure » s’impose comme un des textes majeurs de la dame. Finesse de la psychologie des personnages, usage subtil de métaphores encapsulées dans le récit, tension dramatique admirable et construction narrative impeccable, le texte conjugue de nombreux points forts. L’histoire prend place sur la planète O, un monde ayant déjà servi de décor à deux nouvelles figurant au sommaire du recueil L’Anniversaire du Monde (disponible au Livre de Poche). C’est l’occasion de goûter à nouveau au mariage sedoretu, union complexe à quatre personnes, et de voir Ursula Le Guin réaliser un vieux rêve : permettre à un de ses personnages de mener une double vie simultanément. Au final, on ressort impressionné par ce récit recyclant avec brio un des plus vieux thèmes de la S-F : le voyage temporel.

Par sa vitalité, son ampleur, la précision de son imagination, son aspect ludique, la richesse et la puissance de ses métaphores, le recueil Pêcheur de la mer Intérieure illustre idéalement le propos tenu par Ursula Le Guin dans la préface. Voici une lecture indispensable pour ceux appréciant la beauté des idées, des mots et des émotions.

pecheur-mer-interieurePêcheur de la mer Intérieure de Ursula Le Guin – Éditions Souffle du Rêve, 2011 (nouvelles traduites de l’anglais [États-Unis] par Anne-Judith Descombey)

Lavinia

laviniaRéédition chez l’Atalante du dernier roman de Ursula K. Le Guin paru dans nos contrées, si l’on fait abstraction des Chroniques des rivages de l’Ouest, un cycle au demeurant fort sympathique, mais destiné avant tout à la jeunesse. Voilà une bonne nouvelle pour le quidam qui n’aurait pas encore découvert cette merveille.

Avec Lavinia, Ursula Le Guin nous invite à un voyage dans le passé, quelque part entre mythe et réalité, en cette terre du Latium où naîtra la Rome républicaine puis impériale. Une pause enchanteresse et bucolique où s’exerce l’acuité redoutable du regard de l’ethnologue. Une parenthèse empreinte de poésie et de lyrisme. Une invitation à relire L’Enéide de Virgile, texte épique s’il en est, retraçant le périple d’Enée et les origines mythiques de la cité de Rome.

« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du vaste Latium et de l’Ausonie toute entière briguaient son alliance. »

La place de Lavinia tient à peu de chose dans L’Enéide, son rôle consistant à devenir la femme du héros Enée, et par là même à sceller l’alliance entre les Troyens et les Latins. Ursula Le Guin choisit de faire de la jeune femme la narratrice et le personnage titre de son roman. Lavinia apparaît ainsi comme la réécriture, du point de vue féminin, d’une partie de l’épopée de Virgile. L’auteur mourant apparaît lui-même dans le récit, comme une apparition spectrale en provenance du futur, lorsque Lavinia se recueille dans le secret du sanctuaire de sa famille. Le dialogue noué entre les deux personnages — le réel et le fictif — se révèle très touchant, un des moments forts du roman. Le poète lui dévoile le passé — la guerre de Troie, le séjour en Afrique chez Didon — et le futur — l’arrivée d’Enée et la période augustéenne —, se faisant ainsi oracle. On le constate rapidement, ce dispositif narratif sert de prétexte à une réflexion sur la liberté et le destin, sur le réel et la fiction. Personnage anecdotique et pourtant capital de l’épopée — en elle, la lignée d’Enée fait souche —, Lavinia ne vit qu’au travers des écrits de Virgile. Ici, elle incarne la légende, restant consciente de son caractère fictif, en grande partie imaginaire, et interpellant avec régularité le lecteur à ce propos. Ce faux monologue impulse un sentiment de trouble. Il rend la jeune femme d’autant plus réelle. Lavinia incarne aussi un destin livresque et tente de l’accorder à sa liberté. Un destin pour ainsi dire gravé dans le marbre. Forcer la main à son père, s’opposer à sa mère, à sa famille et à son peuple. Epouser la cause de l’étranger, de l’exilé. Exister en tant que tel et non uniquement sous la plume d’un autre.

Lorsque le roman débute, Enée débarque avec armes et bagages. Lavinia assiste à l’événement annoncé par le spectre de Virgile. Puis, sans transition, l’histoire se décale dans le passé. Ursula Le Guin nous plonge au cœur du Latium archaïque. Immersion immédiate aux côtés de gens simples, petits paysans, esclaves, maisonnée du roi Latinus. La limpidité de la narration et l’authenticité de la reconstitution frappent aussitôt l’esprit. Une vie près de la nature, le sacré imprégnant par ses rites chaque geste du quotidien. Les couleurs, les odeurs, les sons, rien ne manque. Le cadre du drame à venir est dressé. Il ne reste plus aux événements qu’à se dérouler, fatidiques puisque déjà écrits. Alors en attendant, on fait connaissance avec Latinus, vieux roi fatigué désirant la paix. Avec son épouse Amata, rendue folle par le chagrin, avec Turnus, impétueux et jeune souverain de Rutulie, avec Drances, conseiller roublard de Latinus. Avec Enée enfin… On s’émerveille du traitement des personnages, de l’atmosphère envoutante tissée par Ursula Le Guin. Un tropisme dépourvu d’artifices et de fioritures. Tout l’art du conteur au service de la littérature.

« Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être don-née, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L’homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

A près de 80 ans, Ursula Le Guin démontre avec Lavinia que le meilleur de son œuvre n’est pas derrière elle. Loin de s’endormir sur son passé, elle écrit un roman tout bonnement époustouflant. Lavinia rappelle ainsi les titres les plus importants de sa bibliographie : Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit, pour n’en citer que deux.

ps : Autre avis ici

lavinia2Lavinia (Lavinia, 2008) de Ursula K. Le Guin – Éditions l’Atalante, collection « La Dentelle du Cygne », novembre 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Marie Surgers)