Bienvenue à Sturkeyville

Sturkeyville ne se trouve sur aucune carte. Pas la peine d’aller la chercher dans un atlas.  Située au nord des Appalaches, la petite bourgade ne figure pas davantage au programme d’un voyagiste, en dépit de l’intérêt que pourraient lui porter les folkloristes. Et pourtant, ses habitants, essentiellement quelques vieilles familles arrivées là depuis le temps de la colonisation, manifestent un attachement viscéral aux lieux, en dépit des étrangetés qui s’y produisent et du déclin inexorable de l’économie locale. D’aucuns disent Sturkeyville hantée. Par des créatures inquiétantes, choses informes et blanchâtres qui guettent leur proie à l’ombre du sous-bois d’un lac ou aux tréfonds de la cave d’une ferme abandonnée, voire dans le grenier d’un hameau oublié du commun des mortels. Chuchotant leurs imprécations dans les ténèbres ou peuplant la mémoire collective de cauchemars impies, elles perpétuent leur espèce, loin de la raison et de la modernité galopante. Mais le pire à Sturkeyville est sans doute le secret, qui couvre d’un voile pudique, les manigances des différents clans familiaux dont les agissements ont contribué à façonner l’atmosphère délétère des lieux.

Bienvenue à Sturkeyville offre un écrin classieux aux nouvelles de Bob Leman. Couverture de Stéphane Perger pourvue de rabats, textes illustrés en noir et blanc par Arnaud S. Maniak, maquette élégante de Laure Afchain, il n’en fallait pas moins pour ressusciter un auteur dont on a pu lire jadis les nouvelles dans la revue Fiction. Issu d’un financement participatif, le recueil publié par les Éditions Scylla propose six textes, dont deux inédits, relevant du cycle « Goster County ». Six récits frappés du sceau de la fatalité, de l’étrangeté et de la monstruosité.

En matière de fantastique, Bob Leman a bien retenu ses leçons. Sous sa plume, le surnaturel n’est pas frontal. Il s’inscrit dans une forme de normalité, celle d’une petite communauté enracinée dans un terroir et ses secrets. Les créatures qui défraient la chronique de Sturkeyville puisent ainsi  leur origine dans les mythes d’un passé antédiluvien, voire dans le légendaire classique du fantastique. Mais, elles prospèrent surtout grâce à l’inaction des habitants de la bourgade et par le truchement de leur complicité muette. Implanté dans son patrimoine, voire dans son topos, l’irrationnel fait partie de l’histoire de la ville, contribuant à son attirance contre-nature. Sturkeyville apparaît en effet comme un aimant à monstres et autres entités qui, génération après génération, ont fait souche dans la région, alimentant la chronique locale des faits divers ou des crimes épouvantables et contribuant au corpus d’histoires bizarres dont le récit se transmet dans les mêmes familles.

Indépendamment des faits qui s’y déroulent, les lieux sont marqués par un phénomène d’intemporalité qui semble avoir figé définitivement le paysage dans un présent obsolète, amenant ses habitants à se transformer eux-mêmes pour se fondre dans le décor. Au fil des six récits, on croise la route d’un ver télépathe, d’un vampire suicidaire, de sirènes carnivores, d’un « Très Grand » tyrannique et d’autres créatures tout aussi inquiétantes. Mais, l’humain reste sans aucun doute le personnage le plus emblématique de la déliquescence maladive frappant les lieux. Parmi les textes du sommaire, « Loob » ressort très nettement avec son histoire de ligne temporelle brisée, un thème quasiment science fictif. J’avoue avoir également beaucoup apprécié « Odila » et ses freaks dunwichiens, sans oublier « Les Créatures du lac » (« Feesters in the lake »). Les autres nouvelles ne déméritent toutefois pas, offrant un recueil finalement assez équilibré dans son atmosphère générale.

Sans équivalent outre-Atlantique, Bienvenue à Sturkeyville rend justice à un auteur de fantastique sans doute guère prolifique, mais assurément digne d’intérêt. Si vous venez à Sturkeyville, pas sûr que vous en repartiez indemne.

Bienvenue à Sturkeyville de Bob Leman – Éditions Scylla, décembre 2019 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Nathalie Serval)

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