La Sonde et la Taille

Conan est désormais un souverain chenu. Il est vieux, fatigué et malade, une tumeur maligne alourdissant l’un de ses testicules et l’empêchant d’uriner normalement. Quelques gouttes teintées de sang qu’il expulse en gémissant de douleur. Et, pendant qu’il décline lentement, on s’agite autour de lui. Barons faussement obséquieux, aristocrates bouffis d’orgueil et de graisse, marchands querelleurs et religieux fourbes, tous complotent et trament un avenir rouge sang. Ils lorgnent son trône, contenant leur impatience avec peine. Ils envient déjà sa couronne, anticipant le moment où ils pourront lui ravir. Peu importe au souverain, il est ailleurs. Dans sa mémoire, se remémorant son propre itinéraire, parsemé de tueries, jusqu’à la tête des Sept Royaumes de l’âge hyborien. Dans le regard qu’il porte sur Colin, le fils contrefait qu’il s’est choisi et dont il supporte la culpabilité de la condition. Dans la froidure de la forteresse de Kaldré, au sein des terres de Cimmérie qui l’ont vu naître, au terme d’une septaine épuisante pendant laquelle il a reçu les doléances des puissants et écouté les demandes d’accommodements commerciaux ou frontaliers, Conan est peut-être arrivé au terme de son long règne. Reste à déterminer que quelle façon il sortira de l’Histoire.


« La mort nous hante, la vie nous défait. […] Nous nous sommes défaits nous-mêmes. »

Immortalisée par le film de John Milius, où l’on voit un Conan âgé, incarné par Arnold Schwarzenegger, assis pensif sur le trône d’ébène, la vieillesse du barbare n’a jamais été décrite par Robert E. Howard. Plus connu pour ses récits fantastiques, c’est à Laurent Mantese qu’échoie la rude tâche d’accoucher de cet ultime épisode. Un choix personnel culotté d’autant plus que la geste apocryphe du Cimmérien comporte une bonne part de nanars et d’aventures navrantes, quand elle ne relève tout simplement pas d’un masculinisme bas de plafond. Avouons d’emblée qu’il accomplit ici un travail d’orfèvre admirable, proposant un récit dense et intense dont on ressort essoré mais très impressionné.

Au fin fond de la contrée crépusculaire de Cimmérie, nous sommes ainsi convié à un drame shakespearien. D’aucuns penseront à la morale implicite du Roi Lear : « donne ton royaume à qui tu veux, mais n’attends pas qu’il te rendra heureux. » Personnellement, la monstruosité intrinsèque des personnages et leur cruauté durant l’assaut sur la citadelle de Kaldré m’ont ramené à une représentation de Titus Andronicus, la pièce la plus grand-guignolesque du dramaturge anglais. Durant les six cent pages de La Sonde et la Taille, on ne cesse en effet de ripailler, de trucider, mortir et déflorer avec sauvagerie. On fouaille les corps par tous les orifices, quitte à en créer des inédits à la pointe de la dague. On excrète aussi beaucoup, un trop plein de boisson, de tripaille, de foutre, d’humeurs diverses, avec une paillardise que n’aurait pas désavoué Rabelais. Hommes, femmes, enfants, vieillards sont rabaissés, humiliés, déshumanisés sans la moindre pitié et pour le plus grand plaisir de brutes à qui les puissants ont laissé les mains libres pour accomplir leur basse besogne. C’est violent, cru, viscéral, et d’une cruauté qui glace d’effroi.

Que l’on n’aille cependant pas croire que tout ceci est gratuit ou témoigne d’une certaine complaisance malsaine. Bien au contraire, dans une prose ciselée et gourmande, jouant de tous les registres langagiers, du soutenu au vulgaire, du suranné au moderne, on accompagne la déchéance du souverain, maître des Sept Royaumes par l’audace, mais plus sûrement par la force, y compris au dépend des innocents. Qui sont ces mercenaires lâchés sur Conan et ses derniers fidèles ? Ces chiens comme les appelle leur chef Tranche-gueule ? Le reflet de la jeunesse du Cimmérien dont les exploits effaçaient la monstruosité des actes commis en arrière-plan. Des gueux avides de se venger de ceux qui n’ont eu de cesse de les avilir et dont la sauvagerie impie est révélée par la guerre. Avec La Sonde et la Taille, la fantasy n’est définitivement pas héroïque, la Sword and Sorcery guère éloignée de la catharsis.

Toutes les civilisations sont mortelles disait Paul Valéry. Laurent Mantese met en lumière leurs angles morts, exposant la lie d’une humanité malsaine, dépourvue de toute morale, avide d’une jouissance immédiate et sans limite. Une engeance finalement pas moins méprisable que celle des puissants, en dépit du vernis de civilisation dont elle se prévaut. En composant cet ultime aventure de Conan, il offre enfin au barbare une sortie magnifique, le laissant se fondre dans cette nature qui l’a vu naître. Un néant vers lequel l’entropie nous pousse.

La Sonde et la Taille – Laurent Mantese – Albin Michel Imaginaire, mai 2024

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