Tinísima

Paru chez L’atinoir, l’éditeur marseillais spécialisé dans la littérature sud-américaine, Tinísima n’est pas le genre de lecture à découvrir en dilettante. Bien au contraire, le roman d’Elena Poniatowska demande de rester concentré afin de se confronter au foisonnement d’un récit puisant sa matière au cœur de l’histoire tumultueuse du XXe siècle. Mais, pour qui fait l’effort de se prêter au jeu, il en sera grandement récompensé tant la vie de Tina Tinísima Modotti apparaît passionnante.

Gerda Taro, Lee Miller ou Tina Modotti. Elles ont marqué de leur empreinte photographique notre histoire. On connait leurs clichés pour les avoir aperçus dans des livres, certains étant même devenus iconiques. Et pourtant, qui se souvient du nom de leurs autrices ? Qui est en mesure de retracer leur parcours de vie dans une Europe marquée par la montée des totalitarismes, tiraillée entre les populismes fasciste et nazi et le raidissement d’une révolution bolchévique n’étant jamais sortie d’une dictature du prolétariat incarnée par Staline ? Qui est capable de citer la part qu’elles ont prises dans l’histoire d’un monde bouleversé par les inégalités, les luttes sociales et les révolutions politiques ou artistiques ? Bien peu, il faut le craindre. Pour cela, remercions François Maspero, Eleonora Antonioni et ici Elena Poniatowska, princesse rouge dont l’engagement politique est à la mesure de sa carrière littéraire et journalistique, d’avoir su rendre justice à ces oubliées de l’Histoire.

De son Italie natale qu’elle quitte très jeune pour les Etats-Unis afin de rejoindre son père, à l’URSS communiste, en passant par le Mexique des avant-garde artistiques, on accompagne le parcours de Tina Modotti, Tinísima, femme libre, mannequin initiée à la photographie par son amant et mentor Edward Weston. Militante communiste dans un Mexique post-révolutionnaire dirigé d’une main de fer par le PRI, elle est victime d’une campagne calomnieuse dans le but de la discréditer. Soupçonnée de l’assassinat de son compagnon, Julio Antonio Mella, un jeune révolutionnaire cubain en exil, abattu en pleine rue à ses côtés alors qu’ils rentraient du cinéma, elle est livrée à la justice, son domicile est fouillé à plusieurs reprises et sa vie privée jetée en pâture à la presse, ses mœurs trop libres étant jugées immorales. Emprisonnée, elle ne doit son salut qu’à la mobilisation de ses amis, notamment Diego de Rivera. En dépit de cette entraide, elle est contrainte de quitter le Mexique lorsque le gouvernement décide de se débarrasser des communistes.

De retour en Europe, où elle est pourchassée par les sbires de Mussolini, elle finit par trouver refuge en URSS, en compagnie de Vittorio Vidali, son nouvel amant. Une expérience qui lui fait connaître les purges staliniennes, la contraignant à l’autocritique avant d’être réhabilitée sans vraiment en comprendre la raison. De tous les combats avec le Secours rouge, elle œuvre aux côtés des internationalistes durant la Guerre d’Espagne, témoignant des déchirements vécus par les habitants de ce pays, pris entre l’enclume fasciste et le marteau communiste.

Après la défaite républicaine, elle retourne en Amérique, profitant de l’annulation de son ordre d’expulsion pour renouer avec le Mexique, jusqu’à son décès prématuré, suite à une crise cardiaque, dans le tumulte suscité par le meurtre de Trotski. Sur sa tombe, on peut lire les vers de Pablo Neruda : « Tina Modotti, ma sœur, tu ne dors pas, non, tu ne dors pas, peut-être ton cœur entend-il éclore la rose d’hier, la dernière rose d’hier, la rose nouvelle. Repose doucement ma sœur. »

De toutes ces péripéties, Elena Poniatowska tire une biographie historique romancée foisonnante et dense dont le rythme ne se relâche à aucun moment. Près de 800 pages pour traverser 80 années d’Histoire, entre Amérique et Europe. Un récit passionnant pour redécouvrir Tina Modotti dont la vie confine à un roman, mais surtout un livre pour prendre la mesure de l’âpreté des combats menés pour la vérité et la justice. Des luttes hélas dévoyées, mais qui n’empêche pas leur incessant recommencement, car après tout, quand on a rien à perdre…




Tinísima (Tinísima, 1992) – Elena Poniatowska – Editions L’atinoir, 2014 (roman traduit de l’espagnol [Mexique] par Jacques Aubergy et Marie Cordoba)

Une réflexion au sujet de « Tinísima »

  1. Une maison d’édition qui vaut le détour. Je ne connaissais pas ce roman de Elena Poniatowska, son personnage semble avoir eu mille vies. Je le note.

    Très grande autrice .On apprend beaucoup sur les luttes ouvrières au Mexique dans les années 50.

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