Après nous les oiseaux

Sur un mode intime, Après nous les oiseaux est un court récit de fin du monde, relaté par une narratrice dépourvue de prénom dont on suit le long chemin vers le néant, avec comme seul contrepoint le chant des oiseaux, créatures omniprésentes et insensibles au drame qui se dénoue. Définitivement.

Récit de la solitude, avec la mort comme unique compagnon et les souvenirs du temps passé comme seul viatique, le roman de Rakel Haslund s’apparente davantage à une épure qu’à une histoire pleine de bruit et de fureur. Les amateurs de Mad Max et consorts auraient tout à gagner en fuyant ce récit poétique et contemplatif. L’apocalypse se cantonne en effet à un décor. Des terres submergées par la mer montante, des centres commerciaux pillés et désertés par le chaland, des quartiers pavillonnaires abandonnés où les maisons retournent à l’état de nature et des vestiges brûlés d’un grand incendie que l’on devine violent, on arpente des terres gâtes mais non dépourvue de vie. La fin du monde hante l’esprit de la narratrice, en arrière-plan de son périple sans véritable autre but que celui d’avancer, cahin-caha, avec son caddie. Une vie réduite au spectacle du vol des oiseaux et à quelques poissons. Des nuées entières à qui la narratrice adresse ses prières et ses suppliques, s’émerveillant de la résilience des volatiles.

D’aucuns compareront Après nous les oiseaux à La Route de Cormac McCarthy, s’enthousiasmant pour la puissance d’évocation de la prose de l’autrice. D’autres déploreront un horizon d’attente réduit à une longue contemplation de la nature conquérante, à l’assaut des derniers vestiges de la civilisation, déterminée à les avaler sous son exubérance. Choisissez votre camp, camarades.

Il n’en demeure pas moins que Rakel Haslund décline une poésie de l’entropie qui peut apparaître séduisante à l’amateur d’introspection psychologique. Et puis, le texte est court, l’ouvrage de toute beauté, même si un peu onéreux, et le propos frappé au coin du bon sens. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde. À réserver à l’amateur de littérature « blanche » qui souhaite s’encanailler.

Après nous les oiseaux (Alle himlens fugle, 2020) – Rakel Haslund – éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain », avril 2023 (roman traduit du danois par Catherine Renaud)

Instantiations

Ainsi vivent les I.A. Dans les angles morts des jeux en ligne, au cœur des larges mailles du réseau, à la merci d’une réinitialisation où de la réaffectation des serveurs pour d’autres usages numériques. En quelques mots lapidaires, voici comment on pourrait résumer le propos du recueil Instantiations. Cela serait injuste au regard de la richesse des spéculations de Greg Egan autour des notions d’intelligence et de conscience artificielles. Et, comme on est un tantinet bavard sur ce blog, tentons d’en dire plus long sans trop dévoiler.

Sagreda est une composite. Autrement dit, une I.A. forgée grâce à l’assemblage de copies neuronales d’êtres vivants, du moins jusqu’à leur décès. Juste un peu plus intelligente qu’un algorithme basique, elle doit interagir avec les personnages joueurs, apportant un surcroît de vivacité à leur expérience ludique. Mais, Sagreda est un peu trop consciente pour son bonheur. Dotée d’une véritable personnalité, elle est privée des droits communément reconnus aux êtres vivants, fait qui la chagrine d’autant plus qu’elle aimerait échapper à sa condition d’esclave à l’obsolescence programmée. En explorant les limites de son environnement numérique, elle rencontre d’autres compagnons de servitude et, en leur compagnie, élabore des stratégies pour survivre et exercer son libre arbitre.

En trois textes formant une manière de fix-up, Greg Egan explore les arcanes de plusieurs mondes-serveurs, mettant en scène la quête vitale de Sagreda et de ses pairs. Certes, il faut accepter la complexité des spéculations d’un auteur attiré par les expériences de pensée de la Hard-SF, notamment lorsqu’il digresse sur les effets d’un renversement de gravité vers l’Est ou sur la physique d’un univers fondé sur des entiers 3-adiques. Mais dans l’ensemble, Instantiations reste un ouvrage abordable pour le commun des mortels, alliant l’étrangeté des énigmes logiques de l’univers à la tension dramatique du thriller. La quête de Sagreda reste en effet au cœur des enjeux de la narration, sa survie et celle de son espèce restant l’unique horizon d’attente des lecteurs. Comment exfiltrer des êtres conscients de leur matrice originelle sans éveiller les soupçons de leurs seigneurs et maîtres ? Comment leur garantir une existence pérenne sous le radar des dispositifs de contrôle de l’Internet ? Greg Egan s’attache à dénouer le problème d’une manière vraisemblable d’un point de vue informatique, tout en conférant à Sagreda une réelle épaisseur psychologique.

Instantiations conjugue donc avec une certaine réussite les enjeux de l’éthique et de la technologie, tout en restant un véritable plaisir de lecture, même s’il demeure exigeant dans ces parenthèses théoriques.

Instantiations (Bit Players, 3-Adica, Instantiation) – Greg Egan – Editions Le Bélial’, février 2024 (recueil composé de trois textes [Figurants virtuels, Triadique et Instantiations], traduit de l’anglais [Australie] par Francis Lustman)

Le privilège de l’épée

Si Le privilège de l’épée s’enracine dans le même univers livresque que son prédécesseur À la pointe de l’épée, «  The World of Riverside  » pour les Anglophones, le présent récit peut se lire de manière indépendante, l’histoire se déroulant en effet une génération plus tard. Le néophyte ne sera pas ainsi entravé dans sa compréhension des événements, l’intrigue suivant une nouvelle ligne narrative. Pour les autres, les habitués et fanatiques, ils prendront sans doute plaisir à retrouver quelques uns des personnages de À la pointe de l’épée, découvrant leur devenir bien des années plus tard dans un monde familier à leur souvenir.

La Colline et le faubourg de Bords-d’eaux apparaissent en effet comme les deux pôles d’un jeu politique complexe où les conflits se nouent et se dénouent dans le secret des coteries aristocratiques qui dirigent la ville. Plus que jamais, l’honneur et la réputation déterminent le sort de grandes familles hantées par la peur de déchoir et ne pouvant compter que sur leur clientèle, leur réseau d’espions et leurs bretteurs affidés pour parer aux mauvais coups de l’adversaire. À ce petit jeu, la famille de Trémontaine semble avoir pris de longue date l’avantage, même si son chef se distingue surtout par son tempérament fantasque et lunatique.

Le privilège de l’épée se focalise sur le destin de Katherine, jeune fille naïve apparentée aux Trémontaine, débarquée de sa campagne chez son oncle le duc, après que sa mère l’ait en quelque sorte vendue pour obtenir un répit financier. S’attendant à une vie de mondanités et persuadée de finir mariée à un parti intéressant, du moins pour sa famille, elle déchante rapidement découvrant que son oncle lui réserve un autre sort, une vocation contre-nature au regard des conventions sociales de son époque. Il lui fournit ainsi équipement et précepteur pour devenir une bretteuse dévouée à sa protection, ajoutant à sa réputation d’excentrique, d’électron libre et de décadent notoire auprès de ses pairs. Mais, le fou n’est pas sot. Bien au contraire, il fait de nombreux envieux dans la cité, y compris parmi ceux qui réprouvent sa conduite. Il jouit aussi de nombreux appuis et semble toujours bien informé, au grand dam de Lord Ferris, son vieil ennemi, revenu d’un long exil et bien décidé à prendre sa revanche.

Si l’intrigue ne s’écarte guère du récit de cape et d’épée du récit, Ellen Kushner lorgne ici davantage du côté du roman d’apprentissage, impulsant une touche féministe affirmée. Le privilège de l’épée met en effet au cœur de son intrigue la condition féminine dans une société résolument patriarcale. Dans ce décor, le destin de Katherine semble tout tracé, ne se distinguant guère de celui des adolescentes de l’aristocratie appelées à servir de monnaie d’échange dans les arrangements matrimoniaux de leurs parents. D’abord avec réticence, elle abandonne ses rêves de bals et ses envies de belles robes au profit d’une vie plus libre et indépendante, où grâce à la discipline de l’escrime et à l’assurance qu’elle lui procure, elle s’affranchit du carcan dans lequel on cherche à l’enfermer. Un plafond de verre qu’Ellen Kushner fait éclater d’une manière subtile et nuancée, renversant de fort belle manière les stéréotypes qui grèvent nos représentations, y compris dans la littérature populaire.

On ne peut donc que se féliciter du prix Locus reçu par Le privilège de l’épée et louer ActuSF pour la traduction de cette excellente fantasy de mœurs qui s’inscrit dans la continuation de À la pointe de l’épée, dont le néophyte pourra lire la réédition augmentée de plusieurs nouvelles chez le même éditeur. Une bien belle initiative qu’il convient ici de saluer et de recommander.

Le privilège de l’épée – Ellen Kushner – Éditions ActuSF, collection «  Perles d’Épice  », mai 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)

Missak, Mélinée & le groupe Manouchian : les fusillés de l’Affiche rouge

Parmi les nombreux ouvrages parus à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian, la bande dessinée de J-D. Morvan de T. Tcherkézian est la seule œuvre à bénéficier du label du Musée de la Résistance nationale et de la recommandation de France Info, parrainage accréditant immédiatement le sérieux de la documentation et lui conférant un caractère officiel. Si les prémisses font craindre un temps une héroïsation excessive du personnage de Missak Manouchian, notamment en insistant lourdement et en romançant son enfance arménienne, la suite revient à une forme plus traditionnelle, s’en tenant aux faits et à l’action collective des FTP-MOI, même si le terme discutable de « groupe Manouchian » figure toujours en titre de l’album.

On découvre ainsi chacun des membres de la fameuse armée du crime, dixit la propagande allemande et de vichy, devenue légende par le truchement des vers d’Aragon et de leur adaptation en chanson par Léo Ferré. L’énumération chronologique des attentats et sabotages, commis durant l’année 1943, est ainsi entrecoupée de portraits en pleine page accompagnés de courtes notices biographiques. Une longue scansion des actes et des motivations censée rendre justice au combat de ces résistants, à son caractère périlleux et supposé rappeler leurs nationalités et origines diverses. Doté d’un dossier scientifique solide en guise de postface, l’ouvrage de Morvan et Tcherkézian s’attache surtout à restituer les faits d’une manière prosaïque, en insistant sur la violence des actes et sur la résolution d’hommes et de femmes convaincus de combattre pour un idéal méritant de mourir pour lui. Les auteurs n’oublient fort heureusement pas de pointer leurs motivations plus personnelles et les questionnements intimes que leurs actions ne manquent pas de soulever dans leur conscience. La bande dessinée apparaît ainsi pour ce qu’elle est finalement, un compte rendu dessiné des témoignages des acteurs de ce moment fort de la Résistance française, y compris ceux des survivants.

Missak, Mélinée & le groupe Manouchian : les fusillés de l’Affiche rouge se révèle au final une bande dessinée très académique et factuelle, Thomas Tcherkézian se contentant de mettre en images d’un trait réaliste assez fade le parcours violent du groupe. Un récit dépourvu de toute tension dramatique que la bichromie rend très monotone. Mais, pour qui s’intéresse à cette partie de la l’histoire française, la bande dessinée de J-D. Morvan et T. Tcherkézian offre un contre-point au propos d’Annette Wieviorka, rappelant le rôle joué par les FTP-MOI dans la Résistance contre l’occupant nazi et Vichy.

Missak, Mélinée & le groupe Manouchian : les fusillés de l’Affiche rouge – Jean-David Morvan et Thomas Tcherkézian – Editions Dupuis, février 2024

La Fille qui se noie

La Fille qui se noie fait l’objet d’une réédition chez Albin Michel Imaginaire après une première parution dans l’éphémère collection « Eclipse » des éditions Panini. Voici une belle occasion d’approfondir notre connaissance de l’œuvre de Caitlin R. Kiernan, après la fascinante et étrange novella Les Agents de Dreamland. De quoi également satisfaire une curiosité passablement déviante, titillée par la promesse de trois cent pages de fantastique lorgnant du côté de la littérature gothique.

« Le poème est un mensonge qui dit toujours la vérité. » À l’image d’un poème, La Fille qui se noie est un roman qui ne se résout pas à se livrer sans une lutte âpre, oscillant entre lyrisme macabre, fantasme et métaphore incarnée sous les auspices du fantastique. Un work in progress dont on essaie de relier les différentes trames en dépit du jeu trouble d’une narratrice dont on apprend progressivement à se méfier. Mais, peut-être a-t-on tort de chercher à rationaliser à tout prix les dires d’India Morgan Phelps ? Peut-être devrait-on définitivement lâcher prise et se laisser porter par la prose vénéneuse de Caitlin R. Kiernan ?

Reprenons. India Morgan Phelps, appelons-la Imp pour simplifier, habite à Providence où elle tente de vivre de son art. Artiste peintre, elle reste fascinée depuis son enfance par un tableau entrevu au musée, une œuvre de Phillip George Saltonstall qui représente une femme nue entrant dans l’eau d’une rivière, le visage tourné vers les bois. Une menace indicible semble peser sur son existence, d’autant plus que le folklore local fait écho au ressenti d’Imp. Mais, la jeune femme n’est guère fiable, souffrant de schizophrénie. Au point de perdre le fil de son récit. D’ailleurs, est-elle en train d’écrire une histoire de fantômes, peuplée de sirènes, de loups garous et d’autres créatures monstrueuses, ou raconte-t-elle sa propre histoire, avec une propension à mêler le réel et l’imaginaire et une perception rendue lacunaire et décousue par la maladie ?

De tout ceci, Caitlin R. Kiernan tire un récit frappé du sceau de l’étrangeté où l’angoisse se substitue progressivement aux certitudes. Qui est cette fille qui se noie ? La créature peinte par Phillip George Saltonstall sur cette toile qui hante Imp au point de devenir une obsession ? La mystérieuse Eva Canning que la jeune femme rencontre dans des circonstances variant au gré de la réécriture de sa propre histoire et qui vient semer la zizanie dans sa relation avec Abalyn, la transsexuelle geek avec laquelle elle vit en couple. Ou plus simplement Imp elle-même, perdue dans les méandres de sa mémoire et consciente d’être irrémédiablement folle comme sa mère et sa grand-mère. À l’ombre de Lewis Carroll, d’Albert et Charles Perrault, mais aussi sous l’emprise chimique des médicaments et des contes de son enfance, elle perd pied, s’enfonçant peu à peu sous la surface d’une réalité lui renvoyant une image faussée. L’autre côté du miroir n’est-il pas plus enviable finalement ?

Bien malin qui saura démêler les fils du récit de Caitlin R. Kiernan. Mais peu importe, l’essentiel demeure : une histoire qui nous fait flirter avec les abîmes vertigineux de la folie. Un texte complexe et dense, justement récompensé à deux reprises par les prix Bram Stoker et James Tiptree Jr. Avis aux amateurs.

La Fille qui se noie (The Drowning Girl, 2012) – Caitlin R. Kiernan – Albin Michel Imaginaire, septembre 2023 (roman traduit de l’anglais par Benoît Domis)

La Sirène, le marchand et la courtisane

La Sirène, le marchand et la courtisane a tous les arguments pour réjouir l’amateur d’histoire mais aussi de fiction romancée non dépourvue d’une touche de fantastique et d’ironie. Bref, tous les ingrédients pour attirer mon attention et faire l’objet d’un article, au cas où l’ouvrage serait passé sous les radars des innombrables followers qui suivent le présent blog – deux pelés, trois tondus, je le rappelle, lors du précédent comptage (on a d’ailleurs relevé le nom des meneurs).

Imogen Hermes Gowar – on l’appellera IHG histoire de faire montre d’une familiarité déplacée – nous immerge ainsi d’emblée à Londres, à la fin du XVIIIe siècle, dressant un portrait guère reluisant de la haute société aristocratique, un ramassis de coureurs de jupons et dots. On y lie connaissance avec deux personnages à l’opposé l’un de l’autre, socialement mais également du point de vue des mœurs. D’un côté, M. Hancock, un marchand et armateur solitaire depuis que son épouse es morte en couches, une bien brave homme, un tantinet bedonnant, soucieux de s’élever socialement et de garantir à sa nièce un avenir cousu de fil d’or. De l’autre, Angelique Neal, jeune femme de basse extraction, réduite à vendre ses charmes et son corps par le truchement d’une mère maquerelle bien introduite dans la bonne société, contre la promesse d’un amant généreux et vieux, prêt à lui payer les fanfreluches qui la font rêver et à la protéger des aléas de la misère.

De ces deux tempéraments diamétralement opposés, de ces caractères aux antipodes l’un de l’autre, IHG tire un récit vif et engagé, où le deux personnages finissent par s’accommoder grâce à l’irruption d’une sirène, ramenée d’Asie par un capitaine. Objet de curiosité malsaine, de débat naturaliste, puis d’une convoitise perverse, la créature agit un peu comme le catalyseur du récit, provoquant la rencontre entre M. Hancock et la courtisane, servir leurs desseins mutuel avant de sceller une union fondée sur la raison et aussi un peu l’amour.

La Sirène, le marchand et la courtisane est un foutrement bon bouquin – excusez ma familiarité – à qui on peut peut-être reprocher quelques longueurs, mais qui réjouira les amateurs de Dexter Palmer et de cette littérature satirique du XVIIIe siècle. IHG y reconstitue avec talent la duplicité et les faux-semblant de la bonne société londonienne. Un milieu où la misère la plus sordide côtoie la perversité d’une aristocratie prospérant au détriment d’autrui. Un univers guidé par l’obsession de l’ascension où la plus grande crainte reste celle de déchoir, surtout lorsqu’on n’est pas bien né ou si l’on ne dispose pas des bons appuis.

M. Hancock et Angelique Neal essaient juste de s’y faire une place, se jouant et déjouant l’hypocrisie ambiante, se défiant des émotions d’une foule prompte à la violence. L’autrice évoque ainsi les inégalités sociales, l’esclavage, la condition féminine, brossant un tableau cruel, mais non dénué d’ironie, d’un monde bien éloigné des représentations et des afféteries d’un supposé « beau » XVIIIe siècle. L’argument fantastique, la fameuse sirène, paraît certes léger, se cantonnant au rôle de liant et de « voix ». Il contribue toutefois aux péripéties d’une intrigue dont IHG se plaît à multiplier les rebondissements, dressant obstacles et coups du sort afin d’empêcher le bonheur des deux personnages.

Clamons-le donc sans détour, La Sirène, le marchand et la courtisane mérite plus qu’un coup d’œil distrait, rejouant avec brio les motifs d’une littérature historique en apparence surannée, mais toujours à la pointe des combats du présent.

La Sirène, le marchand et la courtisane (The Mermaid and Mrs Hancock, 2018) – Imogen Hermes Gowar – Editions Belfond, mars 2021 (roman traduit de l’anglais par Maxime Berré)

Babel-17

Dans un futur lointain, la Terre et ses alliés extraterrestres sont la cible d’une menace irrésistible, paralysant leurs moyens de défense grâce à des sabotages aussi imprévisibles que destructeurs. Au cœur de ce conflit féroce, un seul espoir demeure : déchiffrer Babel 17, le code dont use les envahisseurs pour agir en toute impunité. Pour parvenir à ses fins, le commandement militaire terrien fait appel à la poétesse vagabonde Rydra Wong. Autrice à la renommée incontestable, la jeune femme dispose de plusieurs cordes à sa lyre et il se pourrait bien qu’elle soit la seule à détenir la clé du mystère Babel 17. Elle avance d’ailleurs une hypothèse audacieuse sur le sujet. Et si le supposé code était un langage ? Une méta-langue englobant les concepts abstraits avec une efficacité redoutable ? Un idiome apte conditionner l’esprit, voire à le formater pour adopter le point de vue de l’ennemi et à le retourner contre ses propres alliés ? Prête à équiper un vaisseau et à recruter un équipage sans tarder, il ne lui manque plus que l’opportunité de vérifier sa théorie sur le champ de bataille.

« Il ne s’agissait pas seulement d’une langue mais encore, elle le comprenait maintenant, d’une matrice souple aux immenses possibilités analytiques, et un même nonème définissait à la fois les points de tension d’une toile de bandelettes contraignantes sur un lit d’infirmerie et le rideau de défense d’astronefs de guerre. Que donnerait ce langage, utilisé pour exprimer les tensions intérieures et les désirs intimes que reflète un visage ? Peut-être réduirait-il un battement de paupière ou un frémissement de doigt à de purs termes de mathématique ? »

Avant que Iain M. Banks, Alastair Reynolds, Peter F. Hamilton et consorts ne viennent dépoussiérer l’étoile pâlissante du Space opera avec leurs visions vertigineuses ou ironiques de l’avenir, Samuel R. Delany a apporté une touche de baroque à l’aventure spatiale et aux batailles interstellaires. Porté par une plume inspirée de l’épopée homérique et par un imaginaire halluciné, voire hallucinant, guère éloigné de celui de M. J. Harrisson, l’auteur américain impulse au Space opera un changement de paradigme salutaire et bougrement stimulant.

Avec ses héros capés, ses voyageurs lunatiques parés de greffes étranges par une cosméchirurgie déviante, ses équipages de sales gosses toujours prêts à la bagarre, ses pirates de l’espace et ses astronefs gigantesques, Babel-17 flirte avec le kitsch d’une série-B qui s’assume avec suffisamment d’élégance et de panache pour séduire l’imagination. Delany ne ménage pas en effet son talent pour nous émerveiller des aventures de Rydra Wong et de ses compagnons, ectoplasmes animés par une vitalité intacte, hybrides exubérants et bien d’autres créatures. Il le fait en mêlant le pittoresque à des réflexions relevant davantage de la linguistique, de la psychologie et des neurosciences, éveillant un groove irrésistible dans l’esprit du lecteur.

Si Je est un autre, nul doute qu’avec Babel-17 Samuel R. Delany se fait le porte parole d’une transmutation du Space opera, déroulant le récit des mille tours de héros baroques, tragiques et finalement attachants. Un classique.

Comme un écho ici.

Babel-17 (Babel-17, 1966) – Samuel R. Delany – Réédition Mnémos, collection « Stellaire », juin 2023 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Mimi Perrin, révision de Olivier Bérenval)

Ce que Majella n’aimait pas

Big Girl, Small Town, laissons tomber la traduction française du titre, est le genre de roman à ne surtout pas lire le lendemain d’une cuite dans une phase dépressive. Si vous nourrissiez encore quelques espoirs sur la verte Erin, les contrées de l’homme tranquille et tout le toutim, le présent roman vient fusiller toute velléité d’y programmer vos futures vacances, tant le portrait dressé par Michelle Gallen respire la misère, l’alcoolisme et la médiocrité crasse.

Majella est une jeune femme solitaire, en surpoids, affligée de troubles qui laissent augurer une forme d’autisme. Narratrice de sa propre histoire, elle travaille au Fish and Chips du coin, autrement dit à Aghybogey en Irlande du Nord. Ne cherchez pas le patelin sur une carte, vous seriez sans doute déçu. De toute façon, sa localisation est aussi difficile à déterminer que son toponyme à prononcer. Les Troubles irlandais, comme on les appelle pudiquement, ne sont pas pour rien dans sa situation déprimée, les Anglais ayant contribué à couper toutes les liaisons avec la République libre d’Irlande, raison impérieuse de sécurité oblige. Mais, depuis le départ des Brits et la paix signée entre Protestants et Catholiques, les choses semblent s’être apaisées, même si Majella a encore conscience des différences et tensions entre habitants de confession différente. À vrai dire, elle regarde tout cela de loin, ayant bien d’autres sujets de détestation et de problèmes à gérer. Habitant avec sa mère, une alcoolique notoire, dans une petite maison décrépite, à un saut de rue des taudis, sa vie se réduit à pas grand chose, entre son domicile et Salé ! Pané ! Frit ! où elle retrouve Marty avec qui elle travaille et baise dans la réserve, à l’occasion. Elle y côtoie aussi les déclassés du coin, les ratés, les poivrots et les forts en gueule, jeunes et moins jeunes, subissant leurs blagues répétitives, leur misère et ressassant les souvenirs de son enfance. Un père disparu sans laisser d’adresse, un frère mort prématurément, une ribambelle de connaissances et une grand-mère assassinée dans des conditions sordides.

La quatrième de couverture compare le roman de Michelle Gallen à Milkman d’Anna Burns, un parallèle ne paraissant pas abusé tant la désespérance, le poids du passé et le regard d’autrui pèsent sur l’existence de l’héroïne atypique de Big Girl, Small Town. D’une prose flirtant avec l’argot, l’autrice décrit le quotidien morne et répétitif de Majella, jeune femme dépourvue de perspective d’avenir, si ce n’est celui d’un horizon bouché. Rythmé par la cohabitation avec une mère réduite à l’état d’épave acariâtre, par les ragots débités par Marty et les réminiscences de son enfance, l’existence de Majella n’est qu’une routine délétère et abrutissante, un jour sans fin au pays de la déveine, porté par un langue cru, un humour grinçant et une certaine tendresse pour les gueules cassées qui hantent Salé ! Pané ! Frit ! entre 19H et minuit. Il en faut d’ailleurs beaucoup de bonté pour supporter le ramassis de crétins, de soûlots infâmes, de rustres sans éducation, anciens de l’IRA, magouilleurs, petites frappes, commères à la langue affûtée, filles-mères et autres traîne-savates venus commander leur menu frite, poisson, sel, vinaigre du soir. Il en faut de l’abnégation pour supporter les plaisanteries salaces des habitués ou la médiocrité ambiante prévalant à Aghybogey. Un triste spectacle dont il vaut mieux se gausser de crainte de verser dans l’alcoolisme. Michelle Gallen ne ménage pas sa peine pour dépeindre ce microcosme toxique dans lequel Majella végète, avec comme seule ouverture sur l’extérieur la série Dallas dont elle visionne assidûment les cassettes VHS dans sa chambrette.

Récit naturaliste sur le quotidien d’une jeune femme atypique, sous-tendu par un humour vachard et une tendresse sincère, Big Girl, Small Town cache son jeu jusqu’à un dénouement ouvert où pointe une lueur d’espoir. Celle d’une rédemption possible pour son héroïne. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.

Ce que Majella n’aimait pas (Big Girl, Small Town, 2020) – Michelle Gallen – Éditions Joëlle Losfeld, janvier 2023 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Carine Chichereau)

Volna

République Indépendante de Mertvecgorod, plus tard… Depuis que le Black-out a secoué la cité, semant la pagaille jusque dans ses entrailles putrides, l’existence est devenue encore plus précaire pour les damnés de la terre. Coupée du monde, en proie aux bandes armées des barons du crime, de la milice et de la police politique ( difficile de démêler l’identité des uns et des autres tant elle se confond), Mertvecgorod continue à offrir le spectacle désolant de la décomposition du lien social et de la guerre de tous contre tous. Plus que jamais, l’espoir est ailleurs, au-delà des frontières du micro-Etat. À la condition de décrocher le sésame, le visa qui permettra d’échapper au marasme économique et à l’atmosphère mortifère de la mégapole. Pour beaucoup, un vœu pieu.

Entre Michael Moorcock, auquel il est fait indirectement allusion, et Antoine Volodine, Christophe Siébert poursuit l’exploration de la cité-État de Mertvecgorod. Volna constitue le premier volume du cycle « Après le Black-out », renouant avec les paysages de la Mégapole dans un futur proche et empruntant son décorum au cyberpunk. Rien de neuf sous le soleil noir de la RIM. La population continue à survivre, tant bien que mal, sous le regard des caméras de vidéo-surveillance omniprésentes qui ont remplacé les drones, et sous le joug arbitraire des diverses forces de sécurité, « M » et « Z », dont les initiales inhumaines révèlent l’absurdité mortelle. Dans une langue truffée d’acronymes et de mots d’argot que n’auraient pas désavoués Anthony Burgess, Christophe Siébert dépeint une chasse à l’homme violente et impitoyable dans les bas-fonds de la cité délétère, dont l’objet se trouve dans la carcasse d’un singe. Un capucin transformé en cyborg et dont l’existence importe moins que les informations gravées sur sa carte SIM. Il met en scène la guerre de tous contre tous, trafiquants addicts à leur propre marchandise, prostitués sans espoir et sans amour, anciens combattants désabusés, tortionnaires dépourvus de toute empathie, si ce n’est pour la souffrance infligée à autrui, sans oublier les simples pervers et les habituels paumés, tiraillés entre lâcheté ordinaire et dignité résiduelle. Hommes comme femmes, bien peu sont dignes d’éloges, tant la survie, le deuil, l’autodestruction ou le plaisir de dominer et d’humilier conditionnent leur existence. Entre les check-point tenus par des soldats en uniformes anachroniques, les appartements sordides où les colocataires se relaient pour dormir dans le même lit, et les salles de torture souterraines de la cité-État, aucune lueur d’espoir ne semble annoncer ces lendemains qui chantent. Bien au contraire, tous déchantent.

Volna prolonge donc l’univers monstrueux de Mertvercgorod, cité sordide où la perversité semble demeurer la seule valeur qui importe. Dans cette quête folle et désespérée, d’une noirceur que d’aucuns trouveront asphyxiante (qu’il regarde du côté de Gaza pour voir bien pire), Christophe Siébert poursuit le récit du suicide collectif d’une humanité pour laquelle on a bien du mal à éprouver de la pitié. Noir, c’est noir.

Volna – Christophe Siébert – Editions Mnémos, label « Mu », octobre 2023

Eux

Guère connue dans nos contrées, Kathleen Elsie « Kay » Dick l’est davantage outre-Manche où elle a, entre autre activité, dirigé la maison d’édition responsable notamment de la publication des écrits de George Orwell. Eux n’est sans doute pas son roman le plus réputé, du moins si on se fie au peu de succès rencontré lorsqu’il est paru en 1977. Reconnaissons que le fond comme la forme n’incitent pas à l’exubérance, l’autrice y reprenant à son compte les motifs du totalitarisme.

Dans ce court roman flirtant avec la novella, tout semble en effet marqué du sceau de l’oppression rampante, la singularité qu’elle soit sociale, sexuelle, artistique ou politique étant traquée impitoyablement dans un hors-champ propice à l’angoisse et où toute résistance semble futile. L’intime lui-même n’échappe pas à l’inquisition d’Eux, cette partie de la population silencieuse et indéterminée dont le regard pèse comme une menace constante, colonisant peu à peu le quotidien comme un virus insidieux et implacable. De ce totalitarisme sans éclat où la violence s’exerce dans les angles morts, se manifestant par l’absence inopinée des êtres ou des choses, naît un sentiment d’inquiétude mortifère et une paranoïa latente illustrant parfaitement le caractère oppressif du régime.

En cela, Eux se révèle un roman puissant, traduisant de l’intérieur le basculement progressif de la société vers une forme de totalitarisme où la liberté individuelle doit s’effacer devant un collectif anonyme érigé en idole. L’identité, la mémoire, les passions, la créativité doivent ainsi disparaître, remplacées par une multitude dépourvue d’empathie dont les besoins vulgaires priment sur toute autre considération.

Kay Dick procède par l’agrégation de neuf récits relatant les points de vue de personnages auxquels on ne s’attache guère tant on reste extérieur à leur ressenti. Elle ausculte leurs espoirs sans lendemain, leurs vaines tentatives de résistance, leur inertie mollassonne face à une menace irrésistible qui offre peu de prise à leur révolte. Résignés, ils assistent à la fin de leur monde, englués dans des routines dépourvues de sens, nourrissant la fiction d’une vie riche de promesses, mais condamnés par avance à la disparition.

Eux est donc un roman glaçant, inconfortable et intense dont la froideur n’a d’égale que le processus qu’il décrit. En cela, il est sans doute l’une des meilleures descriptions du totalitarisme vécu de l’intérieur. À découvrir.

Eux (They, 1977) – Kay Dick – Éditions Le livre de poche, mars 2023 (roman traduit de l’anglais [Grande Bretagne] par Patrick Imbert)