Le Sang de la Cité est sans doute l’œuvre de Fantasy la plus stimulante qu’il m’a été donné de lire en francophonie depuis au moins Gagner la Guerre de Jean-Philippe Jaworski et peut-être même aussi depuis « Les sentiers des Astres ». Premier volet d’une trilogie (« Capitale du Sud ») répondant à une seconde trilogie (« Capitale du Nord »), écrite conjointement par Claire Duvivier, l’ensemble forme une fresque romanesque intitulée « La Tour de garde » qui puise son inspiration à la fois dans le roman d’aventure, l’Histoire et la Fantasy. En somme, une trilogie en stéréo, le tout étant supposé dépasser la simple somme des parties. Le Sang de la Cité dépeint un cadre foisonnant et décrit un contexte complexe, tout en posant les jalons d’une intrigue dont le narrateur apparaît d’emblée comme l’un des protagoniste principal du drame qui se noue entre les murailles de la cité-état de Gemina.
Longtemps, l’existence de Nox et de sa sœur jumelle Daphné a été gardée secrète. Ceux que l’on appelle encore les « Suceurs d’Os », en souvenir de leur claustration dans les tréfonds du Moineau-du-Fou, bastion conquis de haute lutte par le clan de la Caouane, semblent désormais faire partie du paysage urbain. Adoptés par les vainqueurs après la défaite de leur geôlier, le duc Adelphes du Souffleur, ils bénéficient de la protection de leur chef, le duc Servaint. Sous la surveillance discrète de ses serviteurs, Nox œuvre comme coursier pour le compte d’Eustaine dont la renommée en matière de bons vins et de mets délicieux n’est plus à faire. Connu de tous dans le quartier du port, il se tient également informé des dires et des rumeurs dont la teneur est une source précieuse pour Servaint. Le duc nourrit en effet l’ambition de rompre l’équilibre politique de la cité, en creusant un canal pour relier le port aux quartiers périphériques, quitte à défier le monopole des clans du centre de Gemina. Pour Nox qui n’aspirait qu’à la tranquillité, en dépit des frasques violentes de sa sœur, le projet de son protecteur est un bouleversement qui l’amène à côtoyer les intrigues politiques des puissants de la cité. Une situation qui va le contraindre à accomplir sa mue.
Le Sang de la Cité apparaît comme un formidable roman d’aventure, vif et enjoué, mais aussi plus sombre au fur et à mesure que l’on se familiarise avec Gemina. La ville est incontestablement l’un des points forts du récit, un personnage à part entière, omniprésent jusque dans les angles morts de l’intrigue. Métropole populeuse, à la voirie tortueuse dont le tracé est rendu encore plus incertain par la Recluse, la véritable ordonnatrice des travaux publics, elle déploie le lacis de ses venelles, de ses rues et avenues, brouillant les repères et offrant un cadre fluctuant au foisonnement des activités qui ponctuent son paysage. Débardeurs aux mœurs rugueuses, mendiants la main tendue dans l’espoir d’une aumône, marchands affairés, poètes et conteurs colportant la rumeur, ouvriers, spadassins, un melting-pot sans cesse renouvelé d’émotions, d’affrontements, d’entraide ou de coopération insuffle vitalité et effervescence à ce microcosme urbain dense et turbulent.
D’aucuns retrouveront dans les descriptions de Guillaume Chamanadjian le décor des villes italiennes, à l’époque de la Renaissance. Le gouvernement dominé par l’aristocratie marchande, le clientélisme comme mode de contrôle social, le mécénat comme outil de propagande et les mariages arrangés pour renforcer les alliances, Gemina n’a rien à envier à Florence ou à Gênes. La Fantasy n’est cependant pas absente de l’intrigue. Bien au contraire, ses ressorts et motifs figurent au cœur d’un récit qui, si l’on y regarde de plus près, reste avant tout celui d’une quête initiatique, celle d’un gosse faisant l’apprentissage de son passé et du rôle qu’on veut lui faire jouer à l’avenir. Un pion appelé à servir les desseins politiques de son seigneur et protecteur, peut-être même la pièce maîtresse dans l’affrontement qui se prépare et dont les enjeux le dépassent. Bref, tout cela n’est guère éloigné de L’Assassin royal de Robin Hood, de Assassin’s Creed, voire des intrigues à tiroirs du cycle du « Trône de fer » de George R.R. Martin. Nous sommes en terrain connu, y compris pour la magie qui, si elle demeure discrète, n’en demeure pas moins l’un des moteurs du récit, notamment dans la part jouée par le Nihilo, le reflet sombre de Gemina dont Nox pénètre peu-à-peu les secrets.
En dépit des longueurs du début, mais sans doute faut-il passer par là pour se familiariser avec les lieux et installer l’action, Le Sang de la Cité est un premier tome prometteur dont on attend maintenant le développement. Bientôt, avec Trois Lucioles.
Le Sang de la Cité : Capitale du Sud 1/3 – Guillaume Chamanadjian – Éditions Aux Forges de Vulcain, avril 2021
