Les Milles automnes de Jacob de Zoet

Le lent cheminement des explorateurs européens les amène au Cipangu de Marco Polo en 1543. Les premiers navires à fréquenter les côtes de l’archipel sont d’abord ceux des Portugais, puis des espagnols, des anglais et enfin des Néerlandais. Commencent alors des échanges entachés par la méfiance puis la défiance, avant la rupture et une politique d’isolationnisme pendant la période d’Edo, les shoguns n’appréciant guère les menées des ordres religieux chrétiens.

Seuls les Néerlandais de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie conservent le droit de commercer avec le Japon, mais dans des conditions draconiennes. Interdits de séjour sur le sol de l’archipel, les agents de la compagnie vivent confinés sur l’îlot de Dejima, près de la cité de Nagasaki, leurs mouvements et leurs biens étant strictement contrôlés par des gardes afin d’éviter tout éventuel prosélytisme. Cet établissement perdure pendant deux siècles, jusqu’à l’irruption des Américains, prélude à l’ère Meiji qui voit le Japon s’industrialiser afin de se protéger de la colonisation au XIXe siècle.

Lorsque Jacob de Zoet découvre les lieux en 1799, le comptoir n’est plus que l’ombre de lui-même. Tombé en déshérence et victime de la mauvaise gestion de ses agents, l’établissement végète, objet de curiosité pour les Japonais. Mais le plus grave reste à venir. La Compagnie s’apprête à faire faillite, les comptes plombés par la duplicité de ses dirigeants et par l’occupation française de la mère-patrie. Chargé d’assainir la situation, le supérieur de Jacob compte sur l’honnêteté de son subordonné pour traquer les malversations. Mais pour le jeune homme, il ne s’agit que d’un voyage de courte durée, une ou deux saisons, le temps d’obtenir fortune et expérience. De quoi se forger une situation sociale sérieuse aux yeux de son futur beau-père.

Roman historique, Les Mille automnes de Jacob de Zoet se veut une reconstitution documentée du Japon de la fin de l’ère Edo, au moment où les Européens s’apprêtent à coloniser le monde. On est ainsi immédiatement immergé à la fin du XVIIIe, au cœur du milieu des marchands néerlandais de cette époque et de leurs relations avec les autorités japonaises, même si David Mitchell opte pour une langue moderne, aisément lisible. Mais, le roman est loin de se contenter de cela, déroulant une intrigue qui lorgne du côté de l’aventure, avec notamment un couvent montagnard où l’on pratique des rites impies et un affrontement naval captivant, en guise de point final. Il faut cependant accepter une certaine lenteur, un goût pour les descriptions détaillées, dignes d’un miniaturiste, sans oublier le rythme dicté par l’idylle impossible entre Jacob de Zoet et Orito Aibagawa, la sage-femme au visage brûlé, source de son ravissement irrésistible.

En creux se dessine le portrait de la fin du XVIIIe siècle, période en proie aux changements impulsés par l’universalisme des Lumières et de la Révolution, mais aussi par les progrès de la pensée scientifique et des nationalismes. Face aux « barbares » étrangers, les Japonais paraissent bien démunis, se rendant compte progressivement que le statut-quo entretenu depuis le XVIIe siècle n’est plus tenable et qu’ils devront, à plus ou moins court terme, adopter le modèle occidental pour préserver leur indépendance. Un changement de paradigme que tous ne semblent pas prêts à accepter.

De leur côté, en se frottant à l’altérité, les Européens appréhendent d’autres façons de vivre, de se comporter ou de croire. De quoi les confronter à leurs contradictions et préjugés, en témoigne le débat autour de l’esclavage ou le regard porté sur les civilisations extra-européennes, jugées encore avec un racisme décomplexé.

« L’esclavage engendre peut-être quelques injustices commises à l’endroit de certains, commente van Cleef, il n’en reste pas moins que tous les empires ont été bâtis sur la base de cette institution. »

Bref, Les Mille automnes de Jacob de Zoet témoigne d’une subtile alchimie, entre fresque historique et aventure exotique, où le charme opère progressivement débouchant sur une œuvre envoûtante, matinée de visions déviantes flirtant avec les mauvais genres.

Les Mille automnes de Jacob de Zoet (The Thousand Autumns of Jacob de Zoet, 2010) de David Mitchell – Réédition Points, collection « Grand romans », 2013 (roman traduit de l’anglais par Manuel Berri)

8 réflexions au sujet de « Les Milles automnes de Jacob de Zoet »

  1. Pour bien comprendre ce qui se tramait dans cet horrible couvent sectaire, lire l’Ame des horloges, tout aussi excellent, même si mon préféré reste Cartographie des nuages.

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