L’Autre Côté

Si l’on fait abstraction de la propension de Léo Henry pour l’intertextualité ou pour l’exercice de style, voire de son goût pour le hors champs de l’Histoire, L’Autre Côté relève d’un registre littéraire définit de manière vague et utilisé à maintes reprises par Ursula Le Guin, à savoir le psychomythe. Porteur d’un propos universel, un peu à la manière d’un conte moral ou philosophique, ce court texte de l’auteur français, situé nulle part dans le temps et l’espace, n’est pas sans évoquer le drame vécu par les migrants. Mais, ce n’est pas la seule réminiscence ranimée ici par le récit de Léo Henry.

Vaste tour de Babel, émergent d’une multitude de strates historiques ordonnées en courbes sinueuses, en traboules secrètes, en terrasses vertigineuses autour du Dilgûsha, le temple des temples couronné d’un crénelage de flèches et de drapeaux, la cité-État de Kok Tepa convoque à la fois les mirages de l’Orient ancien, le foisonnement de la Méditerranée contemporaine et les rêves d’architecture des cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters.

Gouverné par une caste de moines détenteurs du secret de l’immortalité, préservés de surcroît de l’effroyable maladie frappant les lieux grâce à un sérum dont ils contrôlent jalousement la diffusion, Kok Tepa fait l’objet d’une autarcie forcée durcissant le quotidien déjà âpre de ses simples habitants. Une multitude bariolée de Guerriers, Ouvriers, Commerçants et Hors Castes connaissant une existence en sursis, faite de rapines et de débrouille. Parmi eux, Rostam s’est taillé une petite place au soleil, œuvrant comme passeur afin d’exfiltrer les familles fuyant le confinement délétère de la cité. Jusqu’au jour où sa fille Türabeg contracte la maladie. Entre une mort certaine et douloureuse, enfermée dans le Lazaret de la cité, la fuite et un hypothétique traitement Outre-Mer, il n’hésite pas un instant, expérimentant avec sa petite famille le chemin de l’exil dont il faisant jusque-là la promotion.

L’Autre Côté évoque un au-delà censé receler une herbe plus verte, une liberté plus étendue et des perspectives d’avenir plus ouvertes. Bref, tout ce qui se trouve au cœur des motivations profondes de migrants, jetés sur les routes de l’exil pour fuir une existence misérable, sous le joug de l’arbitraire. Oscillant autour des thèmes de l’amour d’un père pour sa fille et du déracinement, le récit de Léo Henry relate le parcours d’un homme soumis aux épreuves de l’émigration, sur des routes incertaines, en proie aux convoitises des trafiquants d’êtres humains et de milices payées par des États aux mœurs de voyous.

Animé par la volonté inébranlable de sauver sa fille, il accomplit un périple éreintant, qui l’amène à épouser le point de vue de ces migrants qu’ils envoyaient vers l’inconnu contre une somme ruineuse, sans se soucier de leur devenir. Il se frotte également à la duplicité de l’Outre-Mer qui sous-traite les flux migratoires auprès de puissances secondaires, guère enclines à respecter les droits humains. Il éprouve ainsi dans sa chair les conséquences des compromissions et de la violence du chacun pour soi. Il côtoie enfin une forme de fraternité dans des lieux inattendus, découvrant un peu de chaleur humaine dans les angles morts d’un monde soumis à la marchandise.

Ne tergiversons pas. On ne ressort pas indemne du roman de Léo Henry, tant le propos semble familier pour qui s’intéresse à l’actualité, en dépit du caractère imaginaire et allégorique de son univers. Et si L’Autre Côté ne nourrit pas l’ambition de transformer le monde tel qu’il va mal, il n’en demeure pas moins un récit humain dont le propos tragique nous hante. Pour longtemps.

L’Autre Côté de Léo Henry – Éditions Rivages, janvier 2019

9 réflexions au sujet de « L’Autre Côté »

  1. Très beau roman qui interroge plus que jamais sur le sort des migrants. L’auteur sait aussi jouer de son écriture pour appuyer la force des sentiments entre un père et sa fille ,avec dignité.
    Merci pour cette découverte!

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