Dans les angles morts

Les angles morts. Ils échappent à la perception consciente et pourtant ils demeurent une composante essentielle de la réalité dans laquelle nous baignons. Les angles morts. Ils sont le refuge des âmes brisées au destin tourmenté, un lieu échappant à l’Histoire et faisant pourtant le sel de toutes les histoires. On y remise les faits et pensées que l’on veut oublier, tout ce que l’on se refuse à voir, négligeant leur caractère implicite et la part de nuisance qu’ils représentent.

Fin des années 1970, la petite ville de Chosen a connu des jours meilleurs. Sur les anciens champs de bataille de la Guerre civile, les fermes ont poussé, nourrissant des familles enracinées là depuis des générations. Mais, cette époque est désormais révolue. Les éleveurs laitiers de la région mettent tous la clé sous la porte, les uns après les autres, remplacés par des lotissements où s’installent des new-yorkais à la recherche d’un lieu de villégiature plus paisible, mais pas trop éloigné des centres urbains. Les Clare ont ainsi racheté pour une bouchée de pain la ferme des Hale, laissée à l’abandon après un drame familial. Seuls trois orphelins ont survécu au suicide de leurs parents, recueillis ensuite par leur oncle. Mais, la vie est rude pour une femme seule et sa petite fille, surtout lorsque le couple vacille. Aussi Catherine Clare finit-elle par se lier d’amitié avec les frères Hale, venus proposer leurs services pour repeindre la grange et la maison, voyant là une occasion de renouer par procuration avec leur maison natale. Mais, à force de fréquenter les Clare, ils perçoivent les tensions secrètes qui déchirent le couple. Un fait que tout le voisinage et la plupart des habitants de Chosen pressentent sans pour autant pouvoir le prouver. Sait-on vraiment ce qui se passe dans l’intimité d’une famille lorsque la porte se referme ? Un soir, George Clare retrouve dans la chambre parentale le cadavre de son épouse, une hache plantée dans la tête.

«  La beauté dépend de ce qu’on ne voit pas, le visible de l’invisible. »

Ne tergiversons pas. Dans les angles morts m’a cueilli sans coup férir. L’atmosphère immersive et l’écriture dépourvue de toxines de surface d’Elizabeth Brundage m’ont happé, déroulant le récit d’un drame dont le dénouement est exposé sans surenchère gore dès le premier chapitre. Un meurtre épouvantable qui nous fait aussitôt épouser la douleur et le deuil du mari, George Clare, d’autant plus qu’il devient immédiatement le principal suspect de ce crime. Avec de telles prémisses, un auteur lambda aurait décliné un énième thriller « haletant », faisant frissonner le lectorat jusqu’au fin fond de la couette (cliché éprouvé). Fort heureusement, Elizabeth Brundage déjoue les pronostics, entraînant le lecteur dans une autre direction. Elle dévoile petit-à-petit les différents éléments du drame, en procédant à un flash-back où se multiplient les points de vue.

Dans les angles morts met ainsi en lumière les faux semblants d’une Amérique supposée prospère, rattrapée par la crise, l’alcoolisme, la désillusion et la violence. Le rêve américain a ainsi sombré, sans que quiconque ne soit capable de cerner le moment exact du basculement. Mais, cet idéal n’a-t-il d’ailleurs jamais existé autre part que dans l’imaginaire ?

Rien n’échappe au travail d’élucidation de l’autrice qu’il s’agisse de la cellule familiale, de la société, de la réussite professionnelle ou de la foi. Les angles morts engloutissent tout. On y cache les secrets inavouables, une somme de petites trahisons quotidiennes qui contribuent aux grands malheurs. On y lâche la bride aux frustrations et aux transgressions, rejetant le conformisme social. On y jette le masque pour épouser un comportement censé correspondre à sa nature profonde, pour le meilleur ou pour le pire. On y fait le deuil de sa foi et de son ambition, trichant avec autrui et soi-même. On y lâche prise, trouvant a posteriori des arguments rationnels et moraux pour justifier ses pulsions criminelles.

Inutile d’en rajouter, Dans les angles morts d’Elizabeth Brundage est donc incontestablement un thriller littéraire qui malmène l’esprit et suscite des émotions contrastées. Un coup de cœur, pas moins.

« Il faillit en rire, parce qu’une ferme, c’était tout sauf ça. Il n’y avait aucune vérité dans cette pièce pittoresque. Ce n’était qu’un chapitre parmi d’autres du grand conte de fées qu’était l’Amérique. Si on voulait voir une vraie ferme, il faudrait des fermiers ruinés et alcooliques, des animaux affamés craignant pour leur vie. Il faudrait des épouses amères, des enfants au nez morveux et des vieux brisés après avoir donné leur cœur et leur âme à la terre. »

Dans les angles morts (All things cease to appear, 2016) de Elizabeth Brundage – Réédition, Le Livre de Poche, janvier 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Cécile Arnaud)

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