Le Vaisseau ardent

« Les hommes tendent à devenir des fables et les fables des hommes. »

Le Codex du Sinaï, Edward Whittemore

Fable ? Légende ? En dépit des qualificatifs dont on l’affuble, le Pirate Sans Nom demeure une énigme. Et pourtant de cette absence, de ce vide dans la trame de l’Histoire naît un désir, une vocation, un destin. Le mystérieux forban au pavillon blanc ne serait-il qu’un rêve d’or, de rêves et de sang ? Son existence problématique guide pourtant la plume de Jean-Claude Marguerite et fournit l’accroche d’une œuvre monumentale, dans la plus impressionnante acception du terme. Un roman bâti comme un puzzle, un livre foisonnant où l’aventure maritime, les références à l’Histoire, côtoient mythes bibliques et païens.

« La tradition orale, c’est d’abord l’histoire d’une histoire. Chaque narrateur se l’approprie et la réinvente. »

Tout commence lorsque le commandant Petrack se remémore ses jeunes années dans un port yougoslave sur les rivages de l’Adriatique. Mais à vrai dire, peut-être tout cela a-t-il débuté au bord d’une autre mer, située plus au Nord, dans une contrée indéterminée sise en des terres humides et froides ? Et puisque la question se pose, pourquoi ne pas remonter encore plus loin dans le passé, vers l’aube de l’humanité ? Des questions, toujours des questions… À un âge avancé plus propice aux bilans qu’à autre chose, Petrack s’interroge toujours sur le Pirate Sans Nom et sur ce navire environné de brumes et de flammes. Il se revoit en compagnie de son camarade Jak, rêvant de chasse au trésor et d’aventures maritimes, en train d’écumer pendant la nuit les yachts et goélettes faisant escale. Tout ça pour quoi ? Le frisson de l’interdit ? La perspective de ramener dans leur cave secrète quelque trophée dérisoire ? Il se souvient des galopades nocturnes, des combines puériles pour écouler un rhum de contrebande au goût frelaté, et puis un soir ce vol avorté, débouchant sur une rencontre. L’Ivrogne. Un vieux type débarqué un jour de la goélette d’un riche américain. Un personnage fantasque, sérieusement alcoolisé, mais un raconteur de génie. C’est un peu à cause de lui que Petrack est devenu un explorateur riche, célèbre, loué pour ses nombreux exploits et néanmoins intimement insatisfait.

« Les techniques narratives des fictions avouées se retrouvent dans la déformation involontaire des témoignages : se souvenir, c’est fabriquer une histoire. »

Quête, enquête (dans le sens d’Hérodote) et chasse au trésor, Jean-Claude Marguerite entrecroise les registres, mêle le passé et le présent, les souvenirs, les témoignages et la fiction pour mieux déconstruire sa narration. Il emprunte des chemins de traverse, semblant s’égarer sur de fausses pistes ou dans des digressions parallèles, mais pour mieux revenir au cœur de son intrigue. Et sur ce point, rien ne semble laissé au hasard.
À l’instar d’un puzzle, l’auteur dissémine les diverses pièces d’une histoire dont il revient au lecteur de découvrir et de recomposer progressivement le cheminement. Le procédé déroute, il agace et peut apparaître complexe. Il passionne surtout si l’on apprécie les romans ne livrant pas d’entrée toutes leurs clés de lecture. Le Vaisseau ardent se fait ainsi le vecteur d’une multitude de réminiscences romanesques. En vrac, citons L’île au trésor de Robert Louis Stevenson, Moonfleet de John Meade Falkner, Captain Blood de Rafael Sabatini… Bref, le meilleur d’une littérature d’aventures maritimes dont les rebondissements, les archétypes et l’imagerie teintée de fantastique ont peut-être bercé l’enfance de l’auteur lui-même. Qui sait ? Des références auxquelles on peut ajouter Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier et, de manière plus transparente, Peter Pan de James Matthew Barrie auquel la fin du roman fait immédiatement allusion. À ce propos, un parallèle semble établi ici entre le temps de l’enfance, a priori hors de l’Histoire puisque de l’ordre de la mémoire, de l’intime, et celui de l’âge d’or des mythes et mythologies, évidemment plus universel. La liste n’est évidemment pas close, à charge pour chaque lecteur d’y adjoindre ses propres souvenirs de lecture. Sur ce point, Le Vaisseau ardent n’est pas avare et son auteur apparaît comme un excellent conteur, recyclant les thèmes, les ressorts et les codes de ses prédécesseurs pour mieux les renouveler.

« Qu’est-ce qu’une légende, Morne-mer ? Une allégorie qui puise son origine dans un passé très lointain, qui célèbre le souvenir d’événements hors d’atteinte. »

Invitation à l’aventure, Le Vaisseau ardent pousse aussi à réfléchir, en particulier sur l’Histoire, sur sa relation ambiguë aux mythes et légendes. Usant de l’une sans pour autant sacrifier les autres, Jean-Claude Marguerite nous ballade entre faits avérés et faits imaginés, un peu à la manière de Daniel Defoe lorsqu’il écrit son Histoire générale des plus fameux pirates. À charge pour l’historien de trier le vraisemblable du faux pendant que le lecteur goûte au vertige littéraire.
Car en lisant les aventures du Pirate Sans Nom, en découvrant la description de son enfance, les motifs supposés de sa révolte et en appréciant les tours et les détours de l’enquête de l’Ivrogne, le récit qu’il en fait, puisé autant dans l’alcool qu’aux tréfonds de sa mémoire, on s’émerveille de l’intrication entre l’Histoire et les mythes. Transfigurés par l’art du conteur, ceux-ci mutent, évoluent, s’enrichissent et se revivifient pendant que l’historien cherche à réduire tout ce qui flatte l’imagination à la crudité d’une succession de faits. Le mythe serait-il la face cachée des choses, de l’Histoire ? « L’autre côté des choses », se demande un des personnages du roman ? Sur ce point, la réponse apportée par Le Vaisseau ardent est on ne peut plus claire et elle ne pourra que réjouir l’amateur de Robert Holdstock.

En définitive, Le Vaisseau ardent n’a pas les apparences du roman que l’on aborde par la bande, en dilettante, expédié sur un coin de table ou entre deux rames. Nous voici devant un texte dans lequel on plonge, on s’immerge entièrement, pour mieux se laisser couler dans un récit chatoyant tel un mirage à l’horizon marin. Roman oscillant entre passé et présent, histoire et légende, réalité et fiction, Le Vaisseau ardent imprègne durablement l’esprit, ré-enchantant en même temps l’imaginaire au point d’inciter à sa relecture, à défaut de retomber en enfance.

Aparté : cet article est cité ici.

Le Vaisseau ardent de Jean-Claude Marguerite – réédition Folio SF, avril 2013

11 réflexions au sujet de « Le Vaisseau ardent »

  1. À propos des « influences » (même si je n’ai pas lu tous ces classiques), il faut ajouter Gilles Lapouge et ses “Pirates”, qui vient de décéder, dont j’ai fait un personnage (très) secondaire pour affirmer qu’un pirate n’a pas accès à la rédemption.

  2.  » J’ai dit, répété que j’aurais voulu écrire avec sa grâce, son humour, sa culture immense et originale, sa manière d’allier des mots qui ne se sont jamais rencontrés.  » Bernard Pivot à propos de Gilles Lapouge.

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