Manger Bambi

La quinzaine épanouie, bientôt seize, Louna, Leïla et Bambi écument sans vergogne le profil des vieux qu’elles harponnent sur les sites de sugar daddys. Des seniors en manque de câlins, le plus souvent plein aux as, prêts à lâcher quelques billets contre une petite gâterie. Des amateurs de jeunes filles en fleur, pas trop regardantes sur la date de péremption de la marchandise. Les pauvres ne se doutent pas qu’en guise de cinq à sept, le crew, comme elles s’appellent, émarge plutôt du côté des fleurs du mal. Le trio n’a en effet aucune limite lorsqu’il s’agit de dépouiller le bourgeois, prêt à tous les sévices pour lui faire cracher la maille, quitte à troquer la mort définitive contre la petite mort.

« C’est des insectes, elles pensent niquer la lumière et elles se retrouvent collées sur le phare d’une Benz. »

Manger Bambi est le genre de roman qui vous cueille à froid sans coup férir. La violence du sujet et du propos, le caractère cru de la langue, pétrie d’argot et de fulgurances poétiques, ne ménagent guère de répit, immergeant le lecteur dans la caboche d’une adolescente en souffrance, comme on dit pudiquement.

Avant de devenir Bambi, Hilda était une petite fille avec, sans doute, des rêves de gosse d’une banalité digne d’une émission de télé-achat. Mais, face à la maltraitance, la misère sociale, l’humiliation et l’acculturation, elle a perdu pied, entrant en rupture avec la société. Elle a développé progressivement une tendresse tordue pour son bourreau, une mère alcoolisée, violente et démissionnaire, collectionnant une ribambelle de beaux-pères par procuration, repêchés sur Internet, dont le dernier en date, Nounours, semble plus enclin à coucher avec la gamine qu’avec sa mère. Bref, on évolue de plain-pied dans le sordide, le malsain, mais hélas aussi le quotidien de bon nombre de femmes et d’enfants tombés en déshérence.

Peu-à-peu, la fille a endossé le rôle de la mère, surprotectrice et enragée, face à une génitrice qui ne contente plus que de lui rendre les coups, n’ayant pas de mots assez durs pour la rabaisser. Elle est devenue Bambi. Une grenade dégoupillée prête à exploser, à semer la zizanie et la douleur autour d’elle pour se venger. Une chasseresse à l’affût du vieux crapaud crapoteux, le flingue dans le sac, à portée de main, habitée d’une violence inextinguible.

Caroline De Mulder ne retient pas ses mots et l’on reçoit en pleine face la colère teintée de désespoir de la gamine face à l’aveuglement des adultes qui ne comprennent pas sa détresse et ne font que la pousser inexorablement vers le drame. Elle restitue la rage de l’adolescence, sa révolte face aux mensonges de la société mais aussi sa complaisance vis-à-vis des vrais prédateurs. L’envie de vivre vite et fort pour se sentir vraiment vivante imprime ainsi à son parcours une trajectoire fatale. Pour ceux qui la croisent.

Manger Bambi ne manque pas de souffle, de hargne et ni de détermination. En 208 pages, on ressort malmené et épuisé, conscient d’avoir lu une plume trempée au plus noir de l’humanité, explorant les angles morts de la violence féminine. Coup de cœur, évidemment.

Manger Bambi de Caroline De Mulder – Éditions Gallimard, collection « La Noire », janvier 2021

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