Mon Cœur est une tronçonneuse

Inutile d’en débattre, le roman noir en dit long sur les États-Unis, en particulier sur les angles morts de l’American Way of Life, où le mythe peine à cacher sous le vernis d’histoires insipides l’aspect faussé et piégeur d’un pays ayant fait de la destinée manifeste un mantra hypnotique. Il en dit long aussi sur les représentations d’une nation née dans la violence de la conquête et de l’extermination, prospérant sur les inégalités et le droit du plus fort, devenue par le truchement de deux guerres mondiales une superpuissance tendant à imposer sa vision tronquée du monde, via un soft power insidieux.

Depuis au moins la parution de Galeux, Stephen Graham Jones n’est pas inconnu des lecteurs de ce blog. De culture amérindienne, il fait partie des auteurs autochtones dont la plume (ahah!) témoigne de la situation dégradée et du quotidien morne des Natives people, poussés à la lisière de l’Histoire par la conquête, l’acculturation, l’alcoolisme et le racisme. Troisième livre de l’auteur traduit en France, Mon Cœur est une tronçonneuse n’est pas seulement un roman au titre singulièrement poétique. Il s’agit aussi du récit tragique d’une gosse de dix-sept ans en proie au suicide parce que victime d’un père violent et d’une mère absente. Entre solitude, marginalité et autodestruction, Jade oscille en effet sur une voie dangereuse, ne trouvant des raisons de vivre que dans les slasher movies. Son expertise dans ce domaine l’a conduite à jauger la petite ville de l’Idaho où elle vit à l’aune des scénarios déviants, stéréotypés et horrifiques de ses films préférés. De quoi conditionner son existence sous un jour funeste. Régulièrement ciblée par les railleries de ses camarades au lycée, maltraitée par son père et ses amis alcoolisés, elle cherche ainsi désespérément une issue à son existence merdique. Mais, les dés semblent jetés. Elle ne sera jamais cette fille finale qui à la fin du film d’horreur survit après avoir subit toutes les avanies du tueur. Elle n’a pas la carrure pour cela, ni le profil et encore moins la couleur de peau. À quoi bon de toute façon ? Et pendant que l’avenir se construit de l’autre côté du lac, au cœur d’une cité radieuse pour riches, implantée indument dans la réserve naturelle au grand dam des plus anciens habitants des lieux, une menace mortelle lui rappelant l’horreur codifiée d’un slasher movie surgit dans l’univers paisible de la petite communauté.

Ne tergiversons pas. Le présent roman réjouira les amateurs à la culture entachée du rouge sanglant de l’hémoglobine. Ils s’amuseront beaucoup des allusions et clins d’œil directs ou indirects à leur passion coupable pour les tueurs de cinéma. Les slasher movies ne sont évidemment pas seulement un prétexte pour Stephen Graham Jones. Mon Cœur est une tronçonneuse dénote de sa grande connaissance sur ce sujet, voire de son amour inconditionnel pour le genre. L’intrigue horrifique renvoie cependant à un propos plus social, pour ne pas dire naturaliste, qui évoque la condition indienne et le mal être de l’adolescence, surtout lorsqu’il émane de la frange la plus déshéritée et la plus misérable de la population américaine. L’auteur ne nous épargne rien du traumatisme profond de Jade, dévoilant peu à peu ses origines sordides et malheureusement banales. D’aucuns trouveront sans doute à redire de la lenteur du récit, des pages entières consacrées aux états d’âme de Jade, aux lettres qu’elle adresse à son professeur d’Histoire, dressant le portrait de sa passion pour le genre et tentant de l’alerter sur le péril imminent dont elle lit les signes comme à film ouvert, même si elle sait ne pas être prise au sérieux par tous ceux aptes à agir.

Mon Cœur est une tronçonneuse est donc un magnifique roman, une mise en abyme fûtée des ressorts du slasher movie qui, sans aucunement en affaiblir la charge horrifique et la tension latente, joue avec les attendus du genre pour mieux en déjouer les routines. Bref, voici un prix Locus du meilleur roman d’horreur, mais aussi un prix Bram Stoker et Shirley Jackson bien mérité. Quand on sait qu’il s’agit du premier volet d’une série intitulée « The indian Lake », on contient difficilement son impatience d’en lire la suite, déjà parue outre-Atlantique sous le titre Don’t Fear the Reaper.

Mon Cœur est une tronçonneuse (My Heart Is a Chainsaw, 2021) – Stephen Graham Jones – Éditions Rivages/Thriller, septembre 2023 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Fabienne Duvigneau)

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