Pour mourir, le monde

Les voyages d’exploration entrepris sous l’égide des monarchies portugaise et espagnole à la fin du XVIe siècle constituent une phase déterminante de l’émergence du capitalisme mondialisé, prélude à une prédation du monde dont nous continuons à ressentir les effets délétères. De cette prise en main du monde, entre conquête violente, concurrence acharnée et realpolitik ménageant les intérêts bien compris des uns et des autres, Yan Lespoux tire un arrière-plan riche et documenté dans lequel il déroule trois lignes narratives, à hauteur de ces petites gens guidées par leur instinct de survie, leurs pulsions et animées du secret espoir de pouvoir s’extraire de leur condition médiocre ou de prendre part au récit glorieux du monde, car c’est ainsi que les hommes vivent.

Né dans une famille de brassiers portugais, Fernando embrasse ainsi la carrière des Indes vers 1627, à l’époque du siècle d’or espagnol qui voit les couronnes hispaniques réunies sur une même tête. Rejoignant le contingent périssable des marins et soldats dévolus aux basses œuvres de l’entreprise portugaise, sous la férule de fidalgos à la morgue inébranlable, il se lie à Simão, autre jeune homme attiré ici par les promesses de gloire et de fortune. Ensemble, ils embarquent pour le comptoir de Goa, où ils prennent leur part dans les guerres entre principautés rivales après une traversée éprouvante, avec la flotte anglaise en embuscade.

Pour Marie, le rêve d’ascension sociale se réduit à la perspective de faire un beau mariage. Pour cela, elle quitte la ferme familiale de la côte du Médoc pour aller chercher un mari du côté de Bordeaux. De cette expérience, elle ne tire finalement qu’amertume et déception, ses espoirs achoppant sur le crâne fracassé d’un bourgeois trop entreprenant, venu s’encanailler à peu de frais dans la taverne où elle travaille. Retour dans le Médoc, de l’autre côté du lac qui submerge peu à peu son village natal, auprès d’un oncle violent et craint des costegaires et vagants qui font de la récupération des épaves échouées sur la côte leur ordinaire.

De l’autre côté de l’Atlantique, Diogo et Ignacio forment un duo né sur le terreau tragique de la guerre. Le premier s’est échappé lorsque Salvador de Bahia a succombé à l’assaut d’une flotte affrétée par la Compagnie des Indes orientales. Ayant rejoint la résistance portugaise, il s’est lié à Ignacio, l’indien tupinambas baptisé par les missionnaires chrétiens. Ils deviennent ainsi les gardes du corps d’un noble portugais, l’accompagnant lors de son retour dans l’ancien monde.

Bien entendu, le hasard des circonstances et la plume de l’auteur se conjuguent pour unir leur destin au cours d’un crescendo dramatique qui nous pousse à enchaîner les chapitres sans vouloir faire une pause. Pour mourir, le monde n’est en effet pas de cette espèce de roman dont on tourne les pages mollement, partagé entre l’ennui et la peur de déchoir auprès des laudateurs de la « Grande littérature ». On est littéralement happé par la prose de Yan Lespoux, appréciant sa faculté à nous faire ressentir l’âpreté d’une traversée à bord d’une caraque à destination des Indes, à nous décrire la violence aveugle d’un combat naval, d’un assaut terrestre sans quartier, ou à mettre en scène un naufrage sur près de soixante pages sans que l’on trouve à y redire. On est également impressionné par la finesse psychologique des personnages et par la dramaturgie implacable d’événements qui nous laissent orphelins, une fois le livre refermé.

Après un recueil de nouvelles prometteur, Pour mourir, le monde est donc un premier roman auquel on ne peut guère reprocher qu’un chapitre en trop. Mais, ceci n’est qu’une appréciation personnelle, une vétille en somme, qui n’enlève rien à l’excellence d’un roman historique qui se tient clairement dans le haut du panier du genre.

Pour mourir, le monde – Yan Lespoux – Editions Agullo, septembre 2023

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