L’amour au temps des dinosaures

pulp-o-mizer_cover_imageSelon l’expression consacrée, Owen Vannice est né avec une cuillère en argent dans la bouche. Unique héritier de la cinquième plus grosse fortune d’Amérique du Nord, le jeune homme se pique de paléontologie, au point de soustraire de son environnement natal un dinosaure du Crétacé. Car au XXIe siècle, le passé est devenu un gisement à exploiter pour les grandes transnationales. Certaines d’entre-elles proposent même des voyages pour explorer les multiples moments-univers composant le nuage formé par le continuum spatio-temporel. De quoi séduire le chaland désireux d’assister à l’un des événements cruciaux de l’Histoire humaine. D’autres ont ouvert le passé à la colonisation, bouleversant l’existence des Historiques, contraints de subir un choc au moins aussi déstabilisant que l’arrivée des Européens dans le Nouveau Monde. En dépit des esprits chagrins, tout le monde feint de considérer cela comme un moindre mal. Et de ce mal, Gene et son père essaient de tirer un bien, escroquant sans vergogne les voyageurs temporels fortunés, avec un art de l’esbroufe qui confine au génie. Jusqu’au jour où Genevieve tombe amoureuse d’Owen. D’un amour sincère, celui qui défie le temps.

Premier roman inscrit dans le défi « Lunes d’encre » initié par A. C. de Haenne, L’amour au temps des dinosaures se révèle une excellente surprise. Connu sous nos longitudes pour deux autres romans (Bonnes Nouvelles de l’espace et Lune et l’autre), John Kessel revisite le voyage dans le passé à l’aune d’un humour délicieux, flirtant avec le burlesque n’étant pas sans rappeler le meilleur de Connie Willis, d’ailleurs créditée dans les remerciements, en moins bavard.

L’amour au temps des dinosaures abonde en trouvailles drolatiques. Et, John Kessel n’a pas besoin de beaucoup forcer sur les effets pour nous arracher un sourire. À commencer par cette collision entre le passé et le futur, débouchant sur un melting-pot absurde et cruel qui voit Hérode regagner sa villa, où l’attend un jacuzzi réparateur, au volant d’un 4×4 rutilant et anachronique circulant sur une rocade construite entre les taudis de la Jérusalem de l’an 40. Et pendant que le prince goûte aux plaisirs des nouveaux riches, les légions romaines, armées de fusils d’assaut, répriment les révoltes endémiques de Juifs résolus à chasser l’occupant, qu’il soit romain ou voyageur temporel.

Car le passé, du moins certains moments-univers du passé, fait l’objet d’une exploitation acharnée de la part de grandes entreprises qui y voient un moyen d’accroître leurs profits. On importe ainsi des temps anciens les ressources désormais épuisées dans le présent. On enlève des personnages historiques célèbres pour mettre à profit leur talent, créant des situations cocasses ou dramatiques. On ouvre surtout l’Histoire au tourisme, déclinant une multitude de circuits pour une clientèle avide en divertissement. Et tout cela sans se soucier un seul instant de l’avis des Historiques, ou en préférant se convaincre avec hypocrisie que l’on agit pour leur bien.

John Kessel déroule ainsi un propos plus politique qu’il n’y paraît au premier abord, mêlant avec brio l’art de la facétie et l’ironie. Le futur qu’il imagine puise en effet ses racines dans notre présent, se contentant de décaler les problématiques issues de notre relation ambiguë avec le tiers-monde sur un plan science-fictif. Société des loisirs, manipulation de l’opinion publique par l’émotion, privatisation du vivant, hyper-médiatisation, l’avenir de John Kessel ne fait qu’extrapoler des faits qui sont déjà établis à notre époque. Fort heureusement, il le fait sans trop se montrer didactique, usant du registre de la comédie sentimentale pour faire passer ses idées. Et si l’histoire d’amour de Genevieve et Owen sert de ligne directrice au récit, elle n’occulte pas complètement le destin poignant de Simon le Zélote, dont l’existence et la foi ont été fracassées sur l’autel des manipulations temporelles. Un calvaire culminant au moment de son procès, évidemment retransmis sur tous les canaux d’information, qui voit Abraham Lincoln et Yeshu s’improviser accusateur et défenseur.

Bref, L’amour au temps des dinosaures se révèle un moments-univers réjouissant, empreint d’humour et d’une bonne dose d’humanité, happy-end y compris.

dinosaureL’amour au temps des dinosaures (Corrupting Dr. Nice, 1997) de John Kessel – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2002 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)

5 réflexions au sujet de « L’amour au temps des dinosaures »

  1. Qu’entends-tu par « moments-univers » ?

    En tout cas, superbe chronique qui donne drôlement envie. J’aime beaucoup la couverture (l’illustration est de qui ?). Seulement, je n’ai jamais croisé ce livre ni en bouquinerie ni en VG… Et en neuf, pas gagné.

    A.C.

    • C’est le principe des univers multiples. Chaque instant de temps est séparé de tous les autres instants. On peut ainsi modifier un moment-univers sans influer sur les instants adjacents et leurs futurs. Il y a donc une multitude de continuum temporels. En conséquence, on peut choisir d’en coloniser certains pour les exploiter (les moments-univers carbonisés) et de préserver les autres (les moment-univers vierges).
      Pour l’illustration de couverture, c’est Benjamin Carré, voyons !

  2. Je l’avais justement repéré, celui-là (il est au catalogue d’une de mes bibliothèques), donc pour le moment je me suis bornée à lire ta conclusion, très positive !

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